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Cinéma muet, cinéma parlant

L'histoire des benshi au Japon mériterait un ample développement, alors que j'en découvre l'existence, l'importance et les fonctions à travers ce chanbara, l'un des premiers du genre, pourvu de certaines caractéristiques très originales.

À l'époque du cinéma muet, les benshi lisaient à voix haute les intertitres pour l'audience, analphabète en grande partie, mais commentaient également le film de manière relativement subjective en décrivant les actions à l'écran ou en énonçant des dialogues de leur cru. Tous ces textes étaient inventés à l'occasion de chaque représentation, colorant le cinéma muet de manière très singulière — et il faut le dire un peu déroutante quand on n'y est pas habitué, car cela perturbe énormément le déroulement de la narration classique, minimaliste, dans ce registre d'habitude peu loquace. Les histoires pouvaient ainsi différer sensiblement d'un benshi à un autre, et ils disposaient ainsi d'un pouvoir sur le récit qui allaient jusqu'à les rendre plus célèbres que les acteurs, réalisateurs et autres personnes impliquées dans les films qu'ils décrivaient. L'existence et l'importance capitale des benshi dans les années 20 expliquent aussi (en partie sans doute) le décalage dans l'arrivée du cinéma parlant au Japon, à la fin des années 30 : il y eut par exemple une grève des benshi en 1932 pour tenter de résister à la disparition de leur métier. Des détails (pour nous) de l'histoire du cinéma assez intéressants, qui renversent certaines perspectives : on peut par exemple considérer que le cinéma muet n'a jamais existé en tant que tel au Japon, que les images ne servaient qu'à illustrer un spectacle de benshi (thèse défendue par M'guela Li), ou encore qu'au Japon, le cinéma serait né avec le parlant...

Cette parenthèse refermée, Orochi constitue sans difficulté (une partie de) l'avant-garde des films de samouraïs attachés à la critique de leur code, le bushido, et on peut y avoir les prémices de la déconstruction d'une sorte de mythe qui peuplera le cinéma japonais trois ou quatre décennies plus tard.. L'archétype absolu de ce courant étant sans doute le magnifique Harakiri de Masaki Kobayashi, en 1962. Sans trop verser dans le misérabilisme, Buntarô Futagawa pose un regard extrêmement pessimiste sur le monde et sur l'environnement du samouraï. Le protagoniste est un samouraï à l'intégrité et au sens moral irréprochables, honnête, loyal, fidèle à son maître autant qu'à sa dulcinée, mais dont la douce naïveté et la probité absolue précipiteront sa chute, dans un univers intrinsèquement corrompu où la vertu seule ne suffit pas.

Il n'y a pas de place pour les héros dans cet espace vicié, et les plus nobles des samouraïs, aussi bien intentionnés soient-ils, font partie de ceux qui souffrent le plus. Le personnage interprété par Tsumasaburo Bando (excellent acteur au demeurant, à creuser) renferme à ce titre nombre d'éléments constitutifs des rôles à venir de Toshiro Mifune ou Tatsuya Nakadai, dans le registre du samouraï maudit. Et le combat final offre un climax aussi intéressant que captivant, très dynamique (1925 bon sang !), ne laissant aucune chance au héros et aucune place au happy end.

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