vendredi 06 mai 2022

Juvenile Court, de Frederick Wiseman (1973)

juvenile_court.jpg, mai 2022
"Don't cry yet. You haven't even been to court."

C'est la première fois dans la filmographie de Wiseman, d'un point de vue chronologique, qu'on le voit dépasser la barre des deux heures. Certes, on est loin des plus de trois heures presque habituelles de ses productions depuis les années 1990, mais on peut tout de même remarquer ce changement notable de montage. Mais Juvenile Court s'inscrit toujours dans la continuité des radioscopies institutionnelles précédentes, malgré sa longueur il reste percutant, incisif, et absolument pas rebutant dans son format. Dans le viseur du documentariste : le système judiciaire des États-Unis, à travers le fonctionnement d'un tribunal pour enfants de Memphis.

Le principe est le même : observer le fonctionnement d'une institution à travers sa vie quotidienne, observer les rouages de la machine pour en révéler les fondements, les dérives, les modalités sous-jacentes. Devant sa caméra défilent ainsi des cas divers et variés, allant du vol à la fugue, de la consommation de drogue à l'agression sexuelle, en alternant méthodiquement entre coupables et victimes, enfants et parents. Wiseman fait progressivement le portrait d'une personne centrale, le juge, muré dans sa sobriété et sa compassion en filigrane, chargé de prendre des décisions compliquées au sujet de situations parfois inextricables. C'est aussi le portrait de tous ces gens compétents et dévoués qui travaillent sur des cas difficiles versant régulièrement dans le tragique. De temps en temps, on sort du cadre rigoureux et purement légal pour montrer en les limites, notamment lorsqu'on constate l'illusion des accords mutuels entre le juge et certains parents. Personnels, parents et enfants évoluent dans un microcosme, un lieu fermé, une autarcie, tous égaux de ce point de vue-là.

Au fil des visionnages, l'œuvre de Wiseman quadrille la vie quotidienne au point que ce film semble se situer non loin des ados de High School qui auraient mal tourné, avant que certains n’atterrissent dans Titicut Follies ou dans Hospital, emmenés en ces lieux par les policiers de Law and Order. Ici une question revient souvent, en marge du classique "innocent ou coupable" : placement en famille d'accueil ou en maison de redressement ? On assiste en quelque sorte à la confrontation d'un idéal démocratique de justice avec le pragmatisme le plus violent et inégal qui soit. Ce gamin a-t-il vraiment fait du mal aux enfants qu'il gardait ou bien la mère a-t-elle mis en scène toute l'histoire ? Le travail du tribunal oscille ainsi constamment entre punition et réhabilitation, et Wiseman nous fait parcourir les différents processus avant d'atteindre le verdict, avec les réunions de concertations, les échanges avec les travailleurs sociaux et autres avocats, les choix légaux et moraux qui s'offrent aux parents, les passages chez un psychologue, etc. avec comme apogée du documentaire une dernière longue séquence portant sur le jugement rendu sur un cas de vol à main armée impliquant un guetteur qui se croyait innocent car menacé de mort. On essaie de comprendre comment ce garçon à la tête bandée a pu énerver son oncle au point que ce dernier l'ébouillante, on s'interroge sur les liens entre des tendances suicidaires d'une jeune fille et des abus de parents, on demande à un dealer boutonneux de prier dieu : un catalogue de visages vieillis prématurément, d'enfants errant terrifiés par les adultes, de gamins abandonnés par leurs parents d'une façon ou d'une autre.

img1.jpg, mai 2022 img2.jpg, mai 2022 img3.jpg, mai 2022 img4.jpg, mai 2022

mercredi 04 mai 2022

Minding the Gap, de Bing Liu (2018)

minding_the_gap.jpg, mai 2022
This machine cures heartache

Bing Liu a mis à profit sa caméra pendant 12 ans pour suivre l'évolution de deux de ses amis skateurs, depuis la fin de l'adolescence jusqu'au début de l'âge adulte, et le résultat est ce "Minding the Gap". Un témoignage particulièrement émouvant, et vraiment surprenant dans la diversité des thèmes qu'il aborde, loin de ce que peuvent laisser suggérer les premiers temps du documentaire. Dans une première partie, c'est avant tout l'histoire de trois potes qui font du skate dans leur ville natale, Rockford, dans l'Illinois, en pleine Rust Belt. Ils sont particulièrement doués, ça on ne le leur enlèvera pas, et l'un deux, Keire, finira carrément skateur professionnel et sponsorisé. Mais peu à peu, le film aborde quelque chose de tout à fait différent, à mesure que ces ados mûrissent et découvrent la complexité d'autres mondes : le boulot, le fait d'être parent, et la résurgence de traumatismes passés.

Tout va pour le mieux pour les trois amis jusqu'à ce qu'on commence à sentir que quelque chose cloche dans le couple formé par Zack et sa copine Nina. C'est clairement le début des emmerdes et de tout un sous-texte dramatique qui enflera jusqu'à la fin du docu. On embarque soudainement dans une dimension insoupçonnée, la maltraitance, avec des témoignages sur des femmes battues d'une part et sur des enfants violentés d'autre part. Au milieu de tout ça, le skate. Dans un premier temps, on voyait bien cette activité comme un moyen de s'échapper du carcan familial oppressant, dans cette banlieue américaine morose loin des cartes postales et de l'American Dream. On voit écrit sur le skate de Keire un "this machine cures heartache" très évocateur. On ressent parfaitement l'importance de l'appartenance à un groupe social, avec la création d'une communauté et tout ce qui l'entoure. Mais une fois franchie la barrière de l'âge adulte, le motif de l'évasion change du tout au tout.

Et c'est là que "Minding the Gap" touche incroyablement juste, quand il expose une relation amicale vieille de plus d'une dizaine d'années, celle de Bing avec Zack et Keire, à des questionnements sur les violences commises par l'un d'entre eux, ou encore sur les traumatismes refoulés liés à de la maltraitance infantile. Peu à peu, l'univers idéalisé des adolescents, avec tous leurs rêves de skatepark indoor, s'effondrent brutalement. On entre dans le dur de la vie adulte, avec les boulots alimentaires à la con, les disputes de couple qui se terminent par un divorce et le versement d'une pension alimentaire, et des confrontations avec les parents particulièrement délicates. Progressivement le poids du passif familial se dévoile sur ces trois existences, et même si certaines séquences comportent une dose de violon trop indigeste, il est bien difficile de ne pas être ému par ces relations d'amitié contrariées et ces existences malmenées.

img1.jpg, mai 2022 img2.jpg, mai 2022 img3.jpg, mai 2022

mardi 26 avril 2022

Rêves de princesses, de Vincent Desombre (2018)

reves_de_princesses.jpg, fév. 2022
Danse et drague senior

Sujet documentaire en or, angle mort très rarement évoqué : l'amour chez les vieux. Rêves de princesses aborde de front une thématique légèrement taboue, les rapports amoureux au sein des personnes âgées, à travers une variété de prismes allant du flirt occasionnel au sexe en passant par le désir pur et simple. La tendresse du regard de Vincent Desombre est évidente, il traite ses personnages avec beaucoup de respect, et se prémunie magnifiquement de tout ce qui pourrait tourner à la moquerie sans pour autant s'interdire quelques pointes d'humour et de dérision.

La cadre d'observation du cinéaste est parfait : un bal dansant, une guinguette comme beaucoup de grands-parents soixantenaires (et plus, la moyenne d'âge doit tourner autour de 70 ans) fréquentent, mais pas n'importe lequel. "Chez Lulu", un endroit où des centaines de personnes se rejoignent, certaines d'entre elles ayant parcouru la moitié de la France pour venir danser et sans doute trouver l'âme-sœur. On atteint le millier de participants les jours de forte affluence.

Avec beaucoup de délicatesse, sans commentaire, on découvre très naturellement les aspirations des uns et des autres. Une grande proportion de femmes, à cet âge-là, entre 4 et 5 pour 1 homme (et ce qu'on imagine en termes de rivalité), des retraitées, des veuves, des divorcées, des célibataires. Il est très amusant de découvrir les questions qu'elles se posent sur les prétendants qui leur font la cour — l'équivalent du plan cul pour un soir ou de la romance platonique. On découvre que le poids du regard des autres y est très présent, avec la peur du "qu'en dira-t-on" et les ragots qui circulent (une robe trop courte, trop transparente, etc.). On ressent une vraie difficulté à assumer ce que les différents intervenants recherchent, que ce soit entre personnes âgées (en lien avec la dignité, pour ne passer pour une "femme facile") ou en rapport avec ses enfants (en lien avec le tabou déjà cité, la peur du jugement).

Pour les autres, danser, c'est ne pas penser à la mort, là où beaucoup ont attendu longtemps après la mort de leur conjoint avant d'oser se divertir ainsi. C'est aussi briser une forme de solitude, en y mettant les moyens (des heures à s'apprêter pour l'événement, des heures de route). Au final une belle collection de témoignages, de confidences, d'anecdotes, sans pathos, sans souci d'exhaustivité, avec des séquences hilarantes (comme par exemple le coup d'une femme au sujet des hommes âgés : "on sent que c’est leur dernière ligne droite, c'est comme une mitraillette").

bal.jpg, fév. 2022 duo.jpg, fév. 2022

lundi 18 avril 2022

Comme une épouse et comme une femme, de Mikio Naruse (1961)

comme_une_epouse_et_comme_une_femme.jpg, févr. 2022
Jalousie, résignation et sacrifice

Difficile de trouver plus sensible et percutant que Mikio Naruse pour décrire la condition féminine dans le Japon du milieu du XXe siècle. Diptyque intéressant formé par Comme une épouse et comme une femme et le précédent film vu Délit de fuite (1966), unis par la présence remarquable de Hideko Takamine et surtout pour le conflit entre deux femmes qui prend son temps pour enfler et exploser à la gueule de tout son microcosme. Dans le film de 1966, c'était suite à un accident mortel et à un mensonge honteux de la part d'une femme appartenant aux hautes sphères de la société que Takamine se lançait dans une quête vengeresse, aussi lente que douloureuse. Ici, c'est le fruit d'une situation relevant du supplice sur de longues années qui la pousse à une prise de conscience dramatique au sujet de sa propre existence. Un passif très lourd : elle est la mère de deux enfants élevés par une autre femme stérile et l'homme lâche coincé entre son statut de mari et d'amant. Toute sa vie elle s'est démenée pour travailler dans le bar tenu par la femme propriétaire, en taisant consciencieusement le secret biologique, et c'est au bout d'un long chemin que la situation lui explose dans les mains, privée de ses enfants, d'un emploi stable, d'un salaire décent.

Le tableau du sacrifice par Naruse est d'une beauté saillante, une tragédie familiale hautement émouvante comme le cinéma japonais sait en produire. La noirceur du propos est assez terrible pour décrire la situation de femmes soumises aux traditions, aux codes imposés, aux non-dits, aux hommes. Naruse prend le temps poser avec soin le cadre initial, jovial en apparence, et le faire évoluer vers la situation finale inextricable. Le récit est aussi complexe que la situation dépeinte, avec des injustices croisées et des maux insoutenables. On appréciera l'absence de manichéisme dans l'écriture des personnages qui ont tous des choses à se reprocher (certains plus que d'autres, certes), ce qui donnera lieu à des vidages de sac mémorables sur la fin entre les deux femmes, toutes les deux particulièrement malheureuses. L'infidélité assumée est posée comme une part notable du problème, lorsqu'elle se transforme comme ici en un symbole aussi acéré de lâcheté chez l'homme et de résignation chez la femme. L'affrontement entre les deux femmes défendant leur point de vue, vers la fin, lorsque les masques tombent, est d'une tension mélodramatique intense. Finalement, ce seront les enfants qui trancheront en gagnant leur indépendance.

img1.jpg, févr. 2022 img2.jpg, févr. 2022 img3.jpg, févr. 2022

mercredi 13 avril 2022

Life of Crime 1984-2020, de Jon Alpert (2021)

life_of_crime_1984_2020.jpg, janv. 2022
"I'm always afraid but it beats minimum wage"

L'ampleur de ce documentaire au très long cours et le tragique inexorable de sa trajectoire en font un moment très intense, très émouvant, extrêmement percutant. Jon Alpert a suivi pendant plus de trois décennies trois personnes de Newark, dans le New Jersey, appartenant à un même cercle de connaissances. Trois camés jusqu'à l'os, trois histoires de misère asphyxiante comme seule la réalité sait en produire, trois paumés pris dans l'engrenage de l'addiction et toutes ses conséquences — à commencer par l'argent à trouver pour satisfaire leur appétence pour les drogues les plus dégueulasses qui soient, héroïne en tête.

Le lien qu'Alpert est parvenu à tisser avec Rob, Freddie et Deliris est d'une valeur inestimable car la complicité avec la caméra saute aux yeux dès les premières images et ne la lâchera pas pendant deux heures, permettant d'établir une relation incroyablement saine du point de vue du documentaire. Une relation qui permet de capter absolument tout, sans filtre, sans entrave, et de s'immiscer dans ces communautés partagées entre l'illégalité et la pauvreté, et surtout ravagées par la drogue dans les années 80 et 90, avec tout ce que cela peut laisser supposer en matière de déchéance, de maladie, de soumission et de souffrance.

Life of Crime 1984-2020 est à ce titre un documentaire génial, passionnant, mais extrêmement dur, permettant une immersion totale dans les cercles vicieux caractéristiques de l'addiction aux drogues dures et à la violence conséquente, du genre de ceux dont il devient quasiment impossible de s'extraire. Un film à réserver à un public averti, aussi, car on ne compte plus le nombre de seringues injectées au creux du bras (voire même dans la nuque quand on ne trouve plus de veine accessible, dans la lignée gore du documentaire Dope Sick Love), et on est régulièrement exposé à des drames familiaux largement insoutenables — pour terminer de la plus violente et la plus triste des manières, Freddie Rodriguez, Robert Steffey et Deliris Vasquez étant tous les trois morts dans des conditions au choix tragiques ou abominables.

En observant près de 40 ans de ces tristes existences, il est difficile de ne pas être ému par le sort de ces trois personnes que l'on voit grandir, vieillir, et subir les ravages physiques de l'abus de drogues. Entre les vols qu'ils commettent, les substances qu'ils dealent et la prostitution qu'ils consentent, ils auront en outre passé la plupart de leur vie en prison. On veut croire de temps en temps, au fils des ellipses, à une possible rémission, mais le sort s'acharne et la misère s'accumule, avec le sida en prime pour compliquer un tableau déjà bien garni en horreurs de toutes sortes. On repense aux enfants de Deliris qui savent comment identifier des traces de piqure sur les bras de leur mère, pour vérifier qu'elle n'a pas replongé, on repense à Rob qui semblait rentré dans le droit chemin avant qu'il ne soit licencié (son employeur ayant découvert son passé en prison), on repense à Freddie cherchant désespérément un endroit stable pour se ressaisir, contraint par son conseiller de probation de rester dans un hôtel hors de prix plutôt que dans un taudis rempli de junkies.

Et quelques fragments qui resteront longtemps, comme Rob avouant au sujet des vols qu'il commettait quand il était jeune "I'm always afraid but it beats minimum wage, and I gotta eat", lui qui mourra d'une overdose dans sa cuisine, pourtant en pleine rédemption et sur la voie de la sobriété, et dont on retrouvera le corps longtemps après sa mort. Triste à pleurer, tout comme la mort de Deliris en pleine pandémie et celle de Freddie en pleine galère.

img1.jpeg, janv. 2022 img2.jpg, janv. 2022 img3.jpg, janv. 2022 img4.jpg, janv. 2022

jeudi 07 avril 2022

Délit de fuite, de Mikio Naruse (1966)

delit_de_fuite.jpg, févr. 2022
Symétries de la souffrance

Thématique très originale et style surprenant dans la filmographie de Mikio Naruse, pour son avant-dernier film. Première fois que le thème de la vengeance apparaît aussi frontalement, voire apparaît tout court — il me reste pour trancher à voir le reste de ses plus de 90 films en tant que réalisateur... L'effet de contraste est plutôt agréable et me pousse à surnoter légèrement, car ici tout est étonnamment lisible et directement accessible, avec pour corollaire l'absence d'épiphanie finale qui m'attendait dans les dernières minutes de tous les grands films de Naruse, de Nuages flottants à Tourments en passant par Le Grondement de la montagne.

Une trajectoire presque rectiligne, qui suit le destin d'une femme interprétée par Hideko Takamine, fidèle parmi les fidèles de Naruse : mère élevant seule son fils, elle le perd brutalement suite à un accident de voiture impliquant un délit de fuite auquel on assiste en parfaite connaissance de cause. Il s'agit en réalité de la femme d'un riche industriel automobile qui conduisait une voiture de sport en compagnie de son amant. Dans la panique, pensant que le gamin allait bien, elle décide de s'enfuir de peur de laisser s'éventer cette histoire d'adultère. Délit de fuite se concentrera presque entièrement sur la démarche de la mère éplorée dans sa volonté de faire éclater la vérité autour de l'accident, au sein d'un réseau dense de silences cherchant à dissimuler les événements.

Il y a en toile de fond la description d'une certaine modernité japonaise, dans les années 60, présentée comme sous influence capitaliste occidentale à travers l'omniprésence de la voiture, hautement symbolique. Le final est aussi d'une teneur didactique en matière de sécurité routière relativement ridicule. Mais en regard de cela, il y a surtout le double portrait de ces deux femmes, presque en miroir, avec deux formes très distinctes de malheurs et de souffrances. Le film déploie une très belle tension à ce niveau-là, en montrant un calvaire noué, une symétrie dérangeante, un malaise permanent. Avec en prime quelques expérimentations visuelles surprenante chez Naruse, avec déformation chromatique de la photo et plans anguleux pour accompagner la folie de Takamine.

img1.jpg, févr. 2022 img2.jpg, févr. 2022 img3.jpg, févr. 2022 img4.jpg, févr. 2022

jeudi 31 mars 2022

Chasseurs de truffes, de Michael Dweck et Gregory Kershaw (2020)

chasseurs_de_truffes.jpg, janv. 2022
Idée du siècle : une GoPro sur un chien truffier

J'ai enfin trouvé un secret culinaro-forestier plus jalousement gardé que la localisation des coins à cèpes dans la Montagne Noire : l'emplacement des coins à truffes d'Alba dans le nord de l'Italie, dans le Piémont. Chasseurs de truffes est un documentaire à l'esthétique renversante, essentiellement composé de plans fixes, qui tente d'apprivoiser cette discipline ténébreuse qu'une poignée de vieillards pratique encore aujourd'hui.

En gardant rigoureusement une bonne distance avec les personnes qu'ils filment dans des cadres souvent millimétrés, Michael Dweck et Gregory Kershaw s'embarquent dans les forêts piémontaises secrètes, en immersion dans une chasse à la truffe, autant que dans des caves baignant dans une lumière étrange, avec une lueur presque irréelle, entre deux négociations et deux engueulades. Le documentaire s'attache à décrire plusieurs choses : ces petits vieux, tout d'abord, avec leurs caractères très souvent irascibles, la relation qu'ils entretiennent avec leurs chiens fidèles, et l'étape d'après, la commercialisation et la dégustation de ces truffes — ingrédient le plus cher au monde dit-on. Et bien sûr ce savoir ancestral menacé de se perdre, malgré l'insistance de quelques quidams.

De grands moments en perspective, car le documentaire s'amuse beaucoup à mettre en scène le contraste saisissant entre la dimension rustique qui entoure ces chasseurs de champignons et la sophistication souvent outrancière des experts à l'autre bout de la chaîne. La dégustation d'une demi-truffe à plusieurs milliers d'euros par un homme seul en costard, la séance de d'évaluation olfactive de différences truffes placées dans des verres à vin, le soin ultime apporté au stand où se vendront les précieuses ressources avec coussin rouge parfaitement épousseté... Autant de passages qui fonctionnent à merveille en opposition avec cette bande de petits vieux, entre celui qui peste contre cet art en perdition récupéré par de jeunes arrivistes, devant sa machine à écrire, cet autre qui pleure en révélant qu'un de ses chiens est mort empoisonné, ou encore celui qui fugue en pleine nuit pour aller chasser la truffe incognito.

Oui car on est clairement dans le registre de la réalité qui dépasse la fiction ici, avec de nombreux antécédents en matière de luttes territoriales : les chiens étant l'outil de travail nécessaire, ils sont les premiers à pâtir des pièges mortels tendus par les rivaux. Les passages ayant trait aux phases de négociation sont à se tordre de rire, dans une rue en ville, dans un salon spécialisé où l'on compte les grammes de terre, ou en rase campagne à la lumière des phares d'une voiture. Mention spéciale aux séquences en immersion avec une caméra placée sur la tête des chiens en pleine chasse... avec bruits de reniflement et mouvements d'ébrouement en bonus.

Très beau film sur un art en voie de disparition et un savoir au bord de l'extinction.

img1.jpg, janv. 2022 img2.jpg, janv. 2022 img3.jpg, janv. 2022 img4.jpg, janv. 2022 img5.jpg, janv. 2022 img6.jpg, janv. 2022 img7.jpg, janv. 2022 img8.jpg, janv. 2022 img9.jpg, janv. 2022

mardi 22 mars 2022

Les Jours comptés, de Elio Petri (1962)

jours_comptes.jpg, févr. 2022
Des illusions tristes

Les Jours comptés raconte un peu l'histoire d'une épiphanie triste, la prise de conscience soudaine et totale d'un ouvrier plombier quinquagénaire qui a passé toute sa vie à travailler de manière acharnée et qui réalise brutalement la vacuité de son existence. Il aura suffi d'un jour, et un mort dans un bus, pour que Cesare Conversi subisse cet électrochoc existentiel lui rappelant sa finitude, et dans le même mouvement la nécessité de profiter de la vie avant que la mort ne le saisisse lui aussi. Il découvre malheureusement que profiter de la vie, pour lui, dans sa condition, n'est pas aussi simple que ce qu'il pensait. Ce n'est pas un coup de baguette magique qui repousserait en un clin d'œil les tracas, les contingences, et cette mort, inexorable, obsédante.

La tonalité très pessimiste du film en est la pierre angulaire, le moteur, l'élément central, ce qui fera que certains s'y retrouveront naturellement là où d'autres se sentiront rebutés par ce constat un peu unilatéral et brutal. Car au-delà de l'aliénation par le travail dont le protagoniste doit s'extraire afin de se lancer dans sa quête subite, il y a tout un pan ayant trait à la désillusion profonde qui le secoue. Face à l'absolue nécessité de bousculer son quotidien, de changer ses habitudes, de profiter enfin de plaisirs divers, il se retrouve face à un mur. Chacune de ses tentatives, loin d'apaiser la tristesse suscitée par un tel choix émotionnel, ne fait que graduellement amplifier la douleur et le désarroi. Elio Petri travaille une veine mélancolique de la plus belle eau. Et Salvo Randone est vraiment parfait dans le rôle principal.

Car il est trop tard. Changer sa destinée, à son âge, paraît bien difficile, si ce n'est impossible. L'obsession de la mort le taraude ainsi : va-t-il, lui aussi, comme cet inconnu dans le bus, mourir sans autre forme de procès, sans laisser aucune trace, sans savoir combien de temps il lui reste ? À l'urgence tout juste apparue de changer son destin s'oppose fermement une série de désillusions tenaces. Il vagabonde au hasard, entre le tribunal, un musée, ses anciennes amours, ses vieux copains, une bouteille et un terrain vague, mais rien ne peut atténuer son angoisse. Il a 53 ans — l'âge de Petri à sa mort en 1982, triste coïncidence — et il n'est pas éternel. Le film se terminera là où il avait commencé, avec entretemps un sursaut de lucidité cruelle quant à la futilité de l'existence et sa propre solitude. C'est Petri chez Antonioni, en quelque sorte. Il retourne à son travail, seul dans cette société.

img1.png, févr. 2022 img2.png, févr. 2022 img3.png, févr. 2022

jeudi 17 mars 2022

Roubaix, commissariat central, affaires courantes, de Mosco Lévi Boucault (2008)

roubaix_commissariat_central_affaires_courantes.jpg, janv. 2022
Des aveux télévisés

Ça prend aux tripes. On sort de ce reportage de France 3 secoué comme rarement... À côté, le film de fiction qu'en a tiré Arnaud Desplechin dans Roubaix, une lumière est une promenade de santé tant le contenu et la crasse de la réalité avaient en réalité été édulcorés.

Déjà, je n'arrive pas à comprendre comment Mosco Lévi Boucault est parvenu a obtenir les autorisations nécessaires pour s'immiscer au cœur du fonctionnement de ce commissariat, en prise directe avec un pragmatisme que je n'avais littéralement jamais vu à un tel niveau. Ne serait-ce que pour ça, Roubaix, commissariat central, affaires courantes vaut parfaitement le détour. La position de la caméra, l'effet de celui qui filme sur le sujet, le comportement des personnes, n'a pas dû être évident à gérer. Le résultat est en tous cas renversant, et on a bien du mal à penser qu'un tel témoignage sur la pression exercée par les policiers (nécessaire ou excessive, la problématique est posée avec habileté et suscite une gêne toute particulière) sur les différentes parties, suspects comme victimes, ait pu filtrer.

Plongée franche, nette, sèche, dans la misère du Nord à travers quelques affaires traitées par deux commissaires, avec d'un côté ce qui a trait davantage à des urgences et de l'autre une enquête au plus long cours qui occupera l'essentiel de la seconde moitié. D'abord, donc, la réalité sordide des urgences : un différend familial qui vire au règlement de comptes à coups de couteau, une tentative de vol avec violence avec hésitations de la victime et esquisse de l'agresseur, un incendie criminel (qui prendra une place plus conséquente plus tard), une fugue d'une ado qui ne se sent pas bien chez elle, et un viol dans le métro. C'est déjà bien garni en matière de misère humaine, il faut avoir le cœur bien accroché.

Puis, une affaire d'homicide sur une personne âgée. Et là, on pénètre dans l'univers glauque et abominable de la misère à un ordre de grandeur supérieur. L'évolution de l'enquête, les révélations, les aveux, la reconstitution : le fil rouge de l'enquête est noyé dans la pauvreté d'une banlieue et nous avec. La mémé assassinée par ses voisines pour deux bouteilles de javel... Et bien sûr l'occasion de voir le portrait fait de ces deux jeunes femmes tellement paumées, l'une plutôt misérable et l'autre étonnamment belle. Toutes les deux recouvertes d'emmerdes.

C'est triste à pleurer.

commisariat.jpg, janv. 2022

mercredi 16 mars 2022

Flamenco Trash, de Nestter Donuts (2022)

flamenco trash.jpg, mars 2022

Du Garage Punk de chez Voodoo Rhythm, c'est presque indispensable. Le label produit avec cet album du rock'n'roll espagnol qui associe avec brio deux choses a priori étrangères, flamenco et trash. Un vent bien coriace en provenance d'Alicante, enregistré pour la plupart des morceaux à Toulouse chez Swampland Studios. Un one man band qui tourne depuis quelques années déjà et à suivre de près.

Extrait de l'album : Veneno Barato.

À écouter également : Infeccion, Die Torero, Mamba Jovencita, Meow Meow.

nestter_donuts.jpg, mars 2022

- page 33 de 123 -

Haut de page