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Maintien acharné d'une illusion

Sous un certain angle, Valerie Blankenbyl et son équipe montre dans The Bubble une ville certes artificielle, construite à quelques dizaines de kilomètres d'Orlando en Floride sur des terrains certes obtenus par prédation immobilière, peuplée de plus de 150 000 retraités qui ont l'air particulièrement heureux. Ils le sont très probablement, et c'est la première chose qui frappe au sein de cette communauté baptisée The Villages : au milieu des 50 terrains de golf et des 70 piscines, évoluant en vase clos au milieu d'un tissu social d'une remarquable homogénéité, on se croirait dans une variante vieillissante de The Truman Show où chaque résident serait un Truman Burbank en puissance âgé de 75 ans, sincèrement heureux et vivant dans le meilleur des mondes possibles selon des critères qui lui sont propres. Le secret de ce bonheur, en tous cas ce qui est mis en avant, c'est l'activité constante à laquelle s'adonnent les personnes âgées ici, qui ont un emploi du temps vraisemblablement bien plus frénétique que celui de leurs propres enfants et petits-enfants.

En revanche, il y a un revers à cette médaille. Sans jamais remettre en question le bonheur des personnes interviewées, avec un respect toujours manifeste de la part de Blankenbyl, The Bubble donne à voir un cauchemar de presque science-fiction particulièrement flippant, une sorte de croisement entre Black Mirror et Le Village des damnés qui aurait engendré une région d'homogénéité extrême en matière de caractéristiques sociales sur une cinquantaine de kilomètres carrés. C'est une terre de vieux républicains qui circulent en voiture de golf pour aller acheter des gros flingues ou des bijoux luxueux quand bon leur semble, un territoire de trumpistes forcenés qui baignent dans une atmosphère sonore alimentée par une radio cousine de Fox News en diffusion 24 heures du 24 sur les différentes places publiques, tout en cherchant à repousser continuellement la mort à grands coups de bistouris. Mais encore une fois, jamais la caméra ne se fait sur-signifiante, jamais elle ne se fait hostile : tout cela se dégage de manière diffuse, apaisée, comme en marge d'un scénario à la Invasion Los Angeles (They Live) de Carpenter.

C'est toute la beauté et la pertinence d'un documentaire de la sorte, d'un côté capable de montrer spontanément et facilement les dérives de ce monde figé, replié sur lui-même, au sein duquel des grands-parents se félicitent d'être loin de leurs enfants pour qu'ils ne soient pas dérangés par la garde des petits-enfants tous les quatre matins, et de l'autre capable d'esquisser également tout en nuances les riverains extérieurs qui s'organisent pour essayer de lutter contre l'expansion de la ville tentaculaire s'étendant comme les tentacules d'une masse extra-terrestre. Blankenbyl concilie les différents points de vue avec beaucoup de soin, les personnes ayant bien voulu témoigner (contre l'avis de la direction qui les a incitées à ne pas le faire) sont traitées avec le plus grand des respects, ce qui n'empêche pas pour autant une atmosphère puissamment surréaliste d'émerger. Les personnes âgées se sentent protégées du reste du monde, satisfaites de ne voir aucun reflet d'une jeunesse qui les rappellerait à leur condition, ravies d'avoir travaillé suffisamment pour pouvoir se payer le luxe de cette méga résidence dépourvue de cimetière et dans laquelle les ambulances pénètrent avec la sirène éteinte. Tout ce qu'il faut pour dissimuler les flétrissures et maintenir une illusion. Sinistre et fascinant.

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