dimanche 30 janvier 2022

Le Sel de Svanétie, de Mikhaïl Kalatozov (1930)

sel_de_svanetie.jpg, mai 2021
Symbolisme, ethnographie et propagande

Première publication le 22/06/2021.

Trente ans avant l'exploration périlleuse de la taïga sibérienne dans La Lettre inachevée, Mikhail Kalatozov s'était donc déjà fendu d'une œuvre apparentée, à caractère documentaire, en immersion dans les montagnes de Svanétie. Dans cette région isolée au cœur des hauts plateaux géorgiens, il n'y a quasiment qu'une chose qui intéresse l'œil du réalisateur soviétique : la dureté des conditions de vie de ces montagnards qui vivent coupés de tout. Force est de constater qu'au début du XXe siècle, au-delà de la composante propagandiste qui usera de tous les pouvoirs de la mise en scène pour le souligner, la vie dans ces montagnes s'inscrivait manifestement dans la lignée des siècles qui précédaient. La lutte contre les éléments est féroce, l'oppression des autorités seigneuriales locales est bien présente, mais Le Sel de Svanétie réserve tout de même une grande partie de sa courte durée à la description méthodique des gestes artisanaux de cette communauté rurale.

De ce point de vue-là, c'est un régal. Pour qui apprécie ce segment cinématographique, à la croisée de la paysannerie d'un autre temps et de la poésie symbolique du cinéma soviétique, le film sera un moment d'intense bonheur. On est à l'époque du muet bien affirmé, doté de la technique déjà bien rodée du côté d'Eisenstein et consorts, et Kalatozov fait un excellent usage du montage, des gros plans, des décadrages, des inclinaisons, de la répétition, de la suggestion, des symboles. Le Sel de Svanétie sort la même année que La Terre d'Alexandre Dovjenko et les correspondances sont nombreuses au sein de cette avant-garde russe. S'il est clairement montré que la vie des montagnards dépend de leur approvisionnement en sel, transporté à dos d'hommes le long de chemins enneigés dangereux, il met tout son savoir-faire technique au service du portrait des coutumes.

Ainsi voit-on défiler, dans ce village orné d'imposantes tours de défense, des hommes et des femmes entourés d'animaux dans leurs tâches quotidiennes. La défense du village du haut des tours, la récolte de la laine de mouton et le tissage pour confectionner habits et chapeaux, l'élevage ovin et bovin, le passage d'un pont suspendu, la coupe traditionnelle des cheveux, la récolte de l'orge, les carrières schisteuses où des travailleurs typiquement soviétiques filmés en contre-plongée extraient des ardoises pour construire les toits des habitations. À l'image de La Terre où des paysans pissaient gaiement dans le réservoir d'un tracteur, les villageois urinent sur des pierres que viendront plus tard lécher des vaches : une illustration parmi beaucoup d'autres de l'importance du sel (ici contenu dans l'urine) pour les hommes et les bêtes. De la même façon, une chèvre lèche le cou plein de sueur salée de ceux qui s'endorment, un chien lèche le corps recouvert de placenta salé d'un nouveau-né.

Entre deux péripéties climatiques, entre la neige soudaine qui frappe les champs en été et l'attente toute dramatique des femmes et des vieux scrutant l'horizon après le départ des hommes partis chercher le précieux sel, l'influence de la doctrine soviétique se fait surtout sentir dans deux segments. La toute dernière séquence, d'abord, montrant la construction d'une route pour relier le village à la civilisation et rompre enfin l'isolement de cette population : un rouleau compresseur ceint de banderoles et de valeureux travailleurs soviétiques, abattant des arbres centenaires et brisant d'immenses roches, attestent vigoureusement cette volonté. Mais c'est surtout dans l'illustration de la barbarie des rites religieux, figés dans des traditions ancestrales, que la propagande se fait la plus saillante, en montrant la nécessité absolue de ramener ces gens dans le giron soviétique. À la rudesse des conditions de vie s'ajoute ainsi la cruauté de l'enterrement d'un riche villageois : on sacrifie une vache pour que son sang irrigue la terre de sa tombe, on pousse un cheval au galop jusqu'à ce que son cœur éclate, et une femme enceinte se trouve répudiée (chaque nouvelle naissance est considérée comme une malédiction) tandis qu'elle accouche dans la douleur. Un montage parallèle intensément dramatique montre la tête du cheval agonisant et l'enfant mort-né dans un même mouvement, à l'image de la mère criant désespérément "de l'eau !" tandis que des gens étanchent goulument leur soif de l'autre côté du village. Pendant ce temps, on dépose des kopeks sur le crucifix posé sur le cercueil du mort qu'une main avide rassemblera. Le constat est clair : le combat contre la nature est aussi inévitable que la transition vers la civilisation. Soviétique, cela va de soi.

01_svanetie.jpg, mai 2021 02_tir.jpg, mai 2021 03_troupeau.jpg, mai 2021 04_neige.jpg, mai 2021 05_fil.jpg, mai 2021 06_ardoise.jpg, mai 2021 07_vaches.jpg, mai 2021 08_femme.jpg, mai 2021 09_eglise.jpg, mai 2021 10_enterrement.jpg, mai 2021 11_cheval.jpg, mai 2021 12_naissance.jpg, mai 2021 13_lait.jpg, mai 2021 14_travailleur.jpg, mai 2021 15_rouleu_compresseur.jpg, mai 2021

Deuxième publication le 30/01/2022.

Il ne s'agit pas du tout d'un documentaire au sens strict, mais plutôt d'une ethnofiction dont l'origine remonte à un projet de fiction avorté en 1929, mis au placard par la censure soviétique. Kalatozov retournera en Svanétie pour exploiter la nature de la région, sa photogénicité, et la dureté de ses conditions de vie.

En termes d'habillage sonore, on est à la limite de ce que produisent les restaurations contemporaines en matière de cinéma soviétique. Ni hors sujet, ni en phase avec le contenu, comme si la dose de drogue prise par les personnes en charge de ce travail sur le son avait été trop forte ou trop faible.

30 ans avant sa période la plus réputée et plus sensible ("Quand passent les cigognes" en 1957, "La Lettre inachevée" en 1960, "Soy Cuba" en 1964), Kalatozov était beaucoup plus formaté (voire contraint) par la propagande soviétique dans un film célébrant ouvertement la magie émancipatrice du stalinisme.

De la même manière que le montage typiquement soviétique structure fortement le visionnage (on sent bien l'influence d'un Dovjenko type "La Terre" 1930 ou "Arsenal" 1929 et d'un Eisenstein qui a déjà réalisé à cette époque "La Grève" 1925, "Le Cuirassé Potemkine" 1925, "Octobre" 1927, et "La Ligne générale" 1929), le film mûrit en mémoire à travers ses plans fixes, un peu comme s'il ne restait au final que des photographies. Une quantité indénombrable de plans à couper le souffle.

3 principaux temps : 1) la présentation du contexte, de l'enclave, des raisons qui ont poussé ces gens à se défendre, 2) la description des conditions de vie, des habitudes paysannes, des gestes artisanaux, et 3) l'impérieuse nécessité de la civilisation soviétique pour l'émancipation des peuplades locales, dans le but de les protéger des seigneurs sanguinaires, des religieux corrompus, des riches qui accaparent tout.

Le sel éponyme n'est qu'un fil rouge assez ténu, présenté avant tout comme un besoin pour le bétail, donnant lieu à quelques scènes mémorables (l'urine contre un mur, le placenta du bébé).

Le rapport de l'homme à l'animal : producteur d'une matière première essentielle (la laine de mouton), force de travail (les bœufs pour tirer les charrettes, travailler le sol, égrainer l'orge), et objet rituel (sacrifice lors de cérémonies funéraires).

Au final, le progrès est amené à coups de pioche, de dynamite et de rouleau-compresseur : de l'agitprop par excellence. Le combat de l'homme contre la nature est présenté ici comme le résultat d'une aliénation, en l'absence de civilisation.

jeudi 20 janvier 2022

Le Nœud coulant, de Wojciech Has (1958)

noeud_coulant.jpg, déc. 2021
Na zdrowie

Dans un style très éloigné des films les plus connus de Wojciech Has comme La Clepsydre (ou même La Poupée) qui déployaient (ou plutôt déploieront) une toile onirique extrêmement vigoureuse par-dessus un récit particulièrement ambitieux, Le Nœud coulant se présente comme l'immersion dans le quotidien d'un jeune alcoolique polonais d'une trentaine d'années. Le noir et blanc, l'ambiance stressante, les cadres exigus, tout porte à croire que l'on est dans un univers qui n'a rien à voir avec le voyage dans un étrange sanatorium doublé d'un voyage dans le temps du film précédemment cité. On se croirait presque dans un film noir américain, entre la sonnerie du téléphone déclenchant une angoisse viscérale ostensible chez le protagoniste et la présence de stéréotypes à peine esquissés.

Mais rien de tout cela : c'est l'histoire d'un alcoolique qui a décidé d'arrêter de boire mais qui doit attendre une journée avant de pouvoir commencer son sevrage en bonne et due forme. Une journée à être confronté à tout le microcosme qui connaît (voire participe à) sa réputation d'ivrogne, avec ceux qui le traitent comme un moins que rien en le rappelant sans cesse à sa triste condition ou la cohorte de camarades de bouteille. Cette journée dans la vie de Kuba, l'homme incarné par Gustaw Holoubek (très crédible dans son rôle, notamment au bar avec l'alcool qui semble transpirer par tous ses pores), s'apparente avant tout à une errance triste, une trajectoire qui cherche à s'extraire d'un cycle infernal mais qui se transforme sans cesse pour renouer avec un cercle vicieux.

L'anxiété omniprésente traverse sans mal l'écran pour développer une paranoïa kafkaïenne, à mesure que le personnage évolue dans les rues, dans les bars, jusque dans son appartement. Un homme qui tente désespérément d'échapper à son isolement mais qui échoue dramatiquement, laissant derrière lui un nuage alcoolisé hypnotisant. Absolument tout le ramène à cette obsession, à son addiction. Même une horloge et l'aiguille qui tourne s'impose comme un symbole oppressant à ses yeux. La bouteille de vodka comme principal antagoniste d'un simili film noir : le schéma était quand même très peu prévisible.

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mercredi 19 janvier 2022

La Quatrième Alliance de Dame Marguerite, de Carl Theodor Dreyer (1920)

quatrieme_alliance_de_dame_marguerite.jpg, déc. 2021
Dreyer et la comédie potache

Petit coup de cœur pour ce film suédois de Dreyer, magnifiquement restauré, qui permet de détourner de manière subtile et soulignée l'image d'austère danois qui peut lui coller à la peau. S'il ne s'agit pas d'une comédie au sens où on l'entendait majoritairement à l'époque (pas de comique de répétition, pas de gags de cirque, etc.), il est vraiment très intéressant de voir comment on se plonge dans ce petit village du XIIe siècle (ni suédois, ni danois, mais norvégien, pour faire le tour des pays scandinaves) aux côtés de Sofren, un jeune pasteur devenu par tradition le mari d'une vieille femme, celle de son défunt prédécesseur. Le problème et principal carburant du film, c'est qu'il est amoureux de sa maîtresse (il ne savait pas qu'on allait lui coller une mamie de 80 ans en devenant pasteur) et qu'il la fait engager au couvent comme aide, sous prétexte que ce serait sa sœur. Le protagoniste cherchera à de nombreuses reprises à éliminer sa femme pour vivre tranquille avec sa dulcinée, le long d'un chemin jalonné de séquences presque potaches où l'homme particulièrement impertinent (et impénitent) essaie de passer du temps avec son amante.

La reconstitution de l'ambiance du petit village norvégien est vraiment envoûtante, avec tout ce qui avait trait à la vie quotidienne et que l'on croise dans les films de Mauritz Stiller ou Victor Sjöström, les maîtres de Dreyer : les lits imposants en bois, la broderie, les vieux habits, les interdits, etc. Quelques gags qui semblent sortir d'une autre dimension, comme lorsque Sofren essaiera de faire littéralement mourir de peur sa vieille femme en se déguisant en diablotin — pas de bol, on voyait ses pieds, ce qui la fera beaucoup rire. Pendant longtemps le personnage féminin antagoniste sera symbole de dureté et d'austérité, pour se révéler in fine plein de douceur et même emplie de pardon. Beaucoup d'humour, donc, avec une observation minutieuse et malicieuse de la vie rurale d'alors — une verve comique que je ne connaissais absolument pas chez Dreyer. J'ai également beaucoup aimé l'interprétation derrière le personnage de Dame Marguerite, avec Hildur Carlberg (77 ans) pleine d'humour et d'autorité.

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mardi 18 janvier 2022

Métamorphoses, de Sebastian Mez (2013)

metamorphoses.jpg, déc. 2021
La catastrophe de Kychtym

Quel est le troisième plus grave accident nucléaire de l'histoire après Tchernobyl et Fukushima ? C'est la méconnaissance globale de la réponse qui a poussé Sebastian Mez à s'aventurer dans les environs du complexe nucléaire Maïak, situé près de la ville russe d'Oziorsk, là où se produisit la catastrophe de Kychtym le 29 septembre 1957. Une contamination radioactive résultant de l'explosion de 80 tonnes de déchets à cause d'une panne du système de refroidissement dans une usine de retraitement de combustible nucléaire en Union Soviétique : dans la région, on a cru que la Troisième Guerre mondiale avait commencé. 200 personnes meurent sur le coup, 300 000 personnes reçoivent une dose de radiation supérieure au seuil admissible, et pourtant aucune information ne passera à travers les mailles de la censure soviétique : ni pour les habitants, ni pour le reste du monde qui découvrira les événements à la faveur de la perestroïka, 30 ans plus tard.

Aujourd'hui, dans cette région de l'Oural du Sud, le niveau de pollution radioactive est l'un des plus élevés au monde. La rivière Tetcha transporte encore la contamination dans l’océan Arctique, des incendies disséminent encore des particules radioactives dans les régions alentours. Sebastian Mez raconte l'histoire non pas d'un point de vue encyclopédique mais plutôt par le témoignage des personnes qui habitent encore aujourd'hui dans ces lieux, pour certains à quelques dizaines de mètres de la rivière puissamment contaminée. La beauté irréelle de ces paysages captés dans un noir et blanc très contrasté (peut-être trop) saisit le sujet sur le vif, tout de suite, renvoyant une image intense de la menace toxique. Un film sous la forme d'un hommage aux gens qui persistent là, dans un style résolument contemplatif.

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vendredi 14 janvier 2022

Le Complexe de Frankenstein, de Alexandre Poncet et Gilles Penso (2015)

complexe_de_frankenstein.jpg, janv. 2022
"You have to keep the kid feeling alive!"

Ce documentaire de Alexandre Poncet et Gilles Penso est une immense friandise à destination de tous les amateurs d'horreur old shcool, avec tout ce que cela peut comporter comme effets spéciaux réels et animation en dur. Comme le dira un des intervenants, il ravira tous ceux qui ont un "soft spot for rubber, stop-motion and make-up effects"... Et de fait, les deux critiques et réalisateurs français ont donné la parole à une cohorte de grandes petites mains aux manettes derrière les effets spéciaux comme Phil Tippett (réalisateur du récent et excellent Mad God), Rick Baker ou encore Greg Nicotero, avec également des interventions de cinéastes réputés comme Joe Dante, John Landis, Guillermo Del Toro, Christophe Gans, et Kevin Smith — même si de leur côté ils sont plutôt là en tant que fan de cet âge d'or qu'autre chose. La bonne humeur d'un John Landis est toujours exquise.

Le Complexe de Frankenstein fait suite en quelque sorte à l'autre docu réalisé par Penso, Ray Harryhausen : Le Titan des Effets Spéciaux (2012), qui était tout autant passionné mais beaucoup plus sage, plus révérencieux et moins ambitieux. Ici on entre dans le vif du sujet tout de suite et on ne le quittera jamais, avec dans l'arrière-plan des restes de monstres aussi divers que le Predator, la reine Alien, des dinosaures de Jurassic Park, des Gremlins, des bouts de Godzilla, et tout un tas de bestioles exotiques en tous genres.

Le docu retrace très rapidement l'histoire des effets spéciaux en remontant à des personnages antiques et emblématiques comme Lon Chaney en allant jusqu'à la jonction avec l'ère numérique, bien sûr, sans trop d'amertume dans le discours, mais en constatant clairement un point de non-retour partagé par bon nombre de personnes biberonnées aux effets bien dégueulasses caractéristiques des années 80. Pas de jugement hautain, mais de mépris, juste des passionnés qui parlent de leur art et qui laissent entrevoir un petit bout de leur immense talent. Quelques témoignages sur la transition très difficile vers l'imagerie de synthèse, avec des avis relativement nuancés, à travers notamment l'interaction qu'il existait entre un maquilleur et un acteur, ce que l'on ne retrouve plus sur fond vert. À ce titre Jurassic Park est présenté comme le film-charnière par définition, à l'interface entre les deux mondes. L'histoire de Rick Baker est aussi renversante, dégagé du tournage de Men in Black à la faveur des effets spéciaux émergeants alors qu'il avait créé toutes les créatures. On peut regretter l'absence de Rob Bottin dans ce paysage magique, même si son travail sur The Thing de Carpenter est évidemment mentionné, ma référence absolue en matière de conception d'effets spéciaux à l'ancienne.

Ce qui frappe dans cet océan nostalgique, c'est qu'on a souvent l'impression de voir de grands (et vieux !) enfants s'exprimer sur leur passion démentielle, et les témoignages abondent en ce sens : "you have to keep the kid feeling alive", "it's important to see the world through child-like eyes", etc. Des enfants qui ont vieilli, et qui ont conscience d'avoir vécu un âge d'or, de l'avoir vu émerger et de l'avoir vu disparaître. Le docu a le mérite de faire ressentir l'idée présente dans le titre, à savoir le fait que ces gens ont littéralement donné vie à des créatures à travers ces films, dans un foutoir créatif inimaginable. Un travail d'artisan, avec des animatroniques nécessitant 15 personnes autour pour gérer les différentes parties de la bestiole, assorti d'un regard très mesuré sur le passage du traditionnel au monde moderne.

alien.jpg, janv. 2022 critters.jpg, janv. 2022 dante_landis.jpg, janv. 2022

jeudi 13 janvier 2022

L'Homme que j'ai tué, de Ernst Lubitsch (1932)

homme_que_j_ai_tue.jpg, déc. 2021
Le remord et le pardon

La puissance de ce drame historique ne se laisse pas débusquer facilement, chez Lubitsch, dans un registre où on ne l'attend pas nécessairement — voire pas du tout. Aux balbutiements du cinéma parlant, Broken Lullaby s'autorise un petit bond dans le passé, au lendemain de la Première Guerre mondiale, pour s'intéresser au cas d'un jeune soldat français littéralement rongé par le remord d'avoir tué un soldat allemand qui aurait pu être son frère, son ami, en tous cas un jeune homme avec qui il partageait beaucoup. La première partie est une plongée franche dans la torture imposée par la situation, car le protagoniste avait trouvé dans la poche de sa victime une lettre destinée à sa fiancée qui ne fait que remuer la baïonnette dans la plaie, a posteriori. D'autant que le corps à corps s'est révélé particulièrement tragique.

On s'engage ensuite dans une tentative d'absolution, devant les remords insoutenables qui l'accablent (le contexte de la guerre ne semble exercer aucune influence sur lui et leur mélomanie commune ne fait que raviver la douleur), puisqu'il partira à la recherche de la famille du défunt, en Allemagne, pour implorer leur pardon dans un premier temps — car sur place, le poids de la culpabilité étant trop lourd, il se fait passer pour un grand ami qu'il n'était pas.

Lubitsch écarte ici toute satire de classe, toute connotation sexuelle : le ton est résolument sérieux, la fibre dramatique est alimentée par le commun qui unit les deux hommes, eux qui ont fréquenté par le passé le même conservatoire en France. Du drame de guerre à l'état brut, sans fioriture, et une très belle (simple et percutante) observation des tensions résiduelles dans un monde post-guerre qui ne laisse pas beaucoup de place à l'empathie. C'est un film sur l'innocence perdue, aussi, filmée comme un territoire dévasté, et en ce sens bien différent de la tournure que prend l'adaptation du récit qu'en a fait Ozon récemment dans Frantz.

On retrouve la finesse de l'écriture dans la relation qui unit le soldat français avec la jeune femme allemande, à travers une série d'évocations (comme celle de la fameuse lettre) ou de différentes formes de complicité plus ou moins tacite. Une œuvre touchante dans ses maladresses, très symbolique de ce temps où l'on disait "plus jamais ça", jusqu'au nouveau bégaiement de l'histoire.

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lundi 10 janvier 2022

Mafioso, de Alberto Lattuada (1962)

mafioso.jpg, nov. 2021
Soumission d'un contremaître

Film très surprenant de l'italien Alberto Lattuada (à la filmographie très bigarrée) de ceux qui laissent dans une incertitude constante quant aux thèmes, aux tons, aux desseins. La présence d'Alberto Sordi dans le rôle principal n'est pas étrangère à ces singularités et à la réussite de Mafioso, lui qui parvient à passer de l'homme vaguement pleutre et niais au bandit en puissance froid et précis, simplement en modifiant une légère expression faciale, lors d'une fête de village. À la faveur d'un voyage familial, entouré de sa femme et de ses filles, il quitte Milan et l'usine dans laquelle il œuvre en contremaître docile pour prendre des vacances en Sicile et provoquer la rencontre entre famille et belle-famille.

Dans un premier temps donc, c'est le cadre étrange de l'usine qui sert de décor initial, avec les machines bruyantes, les ouvriers que Sordi encadre étroitement du haut de sa petite autorité, la déférence excessive qu'il témoigne à son supérieur. Puis vient le temps du voyage, entre le stress du départ et la joie du changement à bord du train et du bateau. Dans ce premier quart, on ne sait absolument pas sur quel pied danser, tandis que se profile à l'horizon des conflits entre sa femme et la belle-famille qui ne l'apprécie pas comme prévu, elle, cette femme sophistiquée, blonde et hautaine du nord. C'est sûr, quand on offre des gants à un manchot (dont on ignorait le handicap), on ne se place pas dans les meilleures conditions.

Mais peu à peu le climat se détend, les relations se posent, l'abnégation heureuse du personnage principal Antonio Badalamenti porte ses fruits. Très bon point : sa femme prodigue quelques soins d'esthéticienne à sa belle-sœur, en rapport avec une pilosité excessive, et le tour est joué, elle est acceptée. Dans le même temps, Antonio est contacté par les parrains de la mafia locale, à mesure qu'on apprend que sa situation milanaise confortable fut le résultat de quelques faveurs. Le ciel se voile doucement, mais sûrement : il va devoir rendre la pareille, le genre de proposition qu'il est impossible de refuser. Et le film s'embarque à ce moment-là dans une situation franchement improbable, magnifiquement mise en scène (cette séquence du voyage clandestin dans le noir de la soute d'un avion), dans laquelle il doit endosser les habits de l'assassin en détachement à New York.

La tension décuplée à ce moment-là tient au fait qu'il agit à l'insu de sa famille et que Alberto Lattuada a pris le soin de laisser sous-entendre de nombreux points de pression contre le protagoniste qui agit avec un couteau sous la gorge. Sordi, le contremaître sévère et consciencieux, devient le dindon de la farce à qui on impose une sombre besogne et incarne avec ténacité l'inconfort absolu. Sur le chemin de la tragi-comédie familiale, le film s'embarque sans sommation sur un sentier beaucoup plus périlleux à la lisière du comique et de l'horrifique, sans aucun accroc. Son zèle joue en sa totale défaveur, ses yeux implorant la clémence auprès du parrain n'y feront rien. À cette occasion, une représentation de la mafia vraiment avant-gardiste, presque insolite, l'ombre menaçante qui plane sur le village. La séquence finale, miroir de la première, point de chute de son rejet et théâtre d'un énième revirement, ne placera pas du tout le contremaître dans la position dominante du début.

famille.jpg, nov. 2021 chasse.jpg, nov. 2021 repas.jpg, nov. 2021 contrat.jpg, nov. 2021

samedi 08 janvier 2022

Mad God, de Phil Tippett (2021)

mad_god.jpg, janv. 2022
Le goût de l'horreur et du bizarre

Totalement hypnotisé par ce voyage en animation stop-motion dans un univers fantastique et horrifique au sens parfois obscur, grouillant de détails tous plus dégueulasses, angoissants et fascinants les uns que les autres. Phil Tippett, directeur d'effets visuels réputé pour son travail sur des films comme Star Wars, RoboCop, Starship Troopers, Jurassic Park, Piranhas et dans une moindre mesure Howard the Duck, s'est embarqué dans ce projet pharaonique il y a plus de 30 ans (avec de nombreuses péripéties, avec abandon et reprise). Le résultat est en tous cas passionnant, et l'immersion dans ce monde en ruines produit un effet sidérant.

Mad God est avant tout adressé aux amateurs de bizarreries horrifiques, et ces 80 minutes dépourvues de dialogues trouvent leur intérêt dans la richesse des décors aux détails foisonnants. Le scénario se positionne au niveau d'un point-selle, minimal et maximal, minimal de par l'absence volontaire d'explicitation et de contextualisation, maximal de par l'ampleur de l'histoire qui se déroule progressivement, avec quelques répétitions et de nombreux sursauts chaotiques. Quelques faiblesses toutefois : un certain côté répétitif, à travers la récurrence des opérations de ces missionnés à l'exploration, ainsi que l'intégration assez moche de personnages réels joués par de vrais acteurs, en contraste net avec l'ensemble.

Mais c'est bien peu de chose en regard de la bizarrerie générale, investie avec assurance, faite de paysages et de monstres tous captivants. C'est un film expérimental qui ne se laisse jamais déborder par ses excès, avec un côté glauque et foisonnant vraiment maîtrisé, en prise directe avec l'imaginaire gore des années 80. La dimension mystérieuse du voyage alliée à l'angoisse sourde qui traîne constamment, quand bien même il n'y aurait rien de fondamentalement nouveau dans le fond, débouche sur une œuvre de grand barjot — difficile d'imagine le nombre (de milliers) d'heures qu'il aura fallu pour atteindre ce résultat. D'un côté, sans véritable trame narrative hormis la mission de ces bonhommes à mallette, on se retrouve happé par ces tableaux de destruction et ces environnements de chair et de métal. De l'autre, de cette apocalypse horrifique d'où surgit de temps à autre une créature abominable ou même un tank, émerge un final résolument explosif, un big bang originel provoqué par une larve réduite en poussière métallique (oui oui) dans un accès expressionniste et abstrait sorti de nulle-part.

On se perd dans cet océan de symboles bizarres et de fragments d'horreur avec beaucoup de plaisir, sans forcément tout appréhender avec précision jusque dans les moindres détails mais avec une cohésion d'ensemble remarquable.

img1.jpg, janv. 2022 img2.jpg, janv. 2022 img3.jpg, janv. 2022

jeudi 30 décembre 2021

Tempête sur l'Asie, de Vsevolod Poudovkine (1928)

tempete_sur_l_asie.jpg, nov. 2021
Candide révolutionnaire

Même si pour l'instant le style et l'éloquence de Vsevolod Poudovkine ne me convainquent pas entièrement et avec autant de force ou de spontanéité que ses compatriotes soviétiques contemporains, je dois reconnaître une originalité claire dans le registre du cinéma muet de propagande soviétique. En positionnant ici le discours assez loin de la réalité historique (très différent de La Fin de Saint-Pétersbourg donc, en prise avec la révolution d'Octobre), loin historiquement et géographiquement, Tempête sur l'Asie prend de la distance mais conserve un certain systématisme dialectique en le transposant sur les terres mongoles au début des années 1920 (occupée par l'armée britannique dans cette fiction). Un récit aux confins d'un royaume, en quelque sorte, dans le Far East, centré sur la destinée d'un nomade interprété par Valery Inkijinoff.

Un cadre aussi ambitieux, de par la fresque qu'il embrasse, que minimaliste, dans les valeurs qu'il développe — le cadre étriqué, forcément, du film de propagande avec son lot de manichéismes divers. L'Européen perfide et corrupteur, et le rebelle fait prisonnier pour avoir rejoint la résistance, en l'occurrence sauvé in extremis de la mise à mort grâce à un artéfact qui aurait appartenu à Gengis Khan : ce qui fera de lui à la fois le grand héritier du peuple et le parfait objet instrumentalisé par les étrangers pour détourner le peuple du communisme. Pas de suspense évidemment, il parviendra à se défaire de ces liens aliénants et rejoindra la lutte pour l'émancipation dans une séquence finale qui n'a rien à envier au cinéma de Griffith — référence peut-être un peu tirée par les cheveux mais une chevauchée soviétique sur les terres mongoles en rappelle une autre dans The Birth of a Nation...

Le point le plus original du film se trouve majoritairement du côté des passages quasi documentaires sur la vie monastique au Tibet des années 1920, des images littéralement uniques puisque Poudovkine a obtenu l'accord du dalaï-lama pour tourner dans une lamaserie et récolter des images de cérémonies bouddhistes. Valery Inkijinoff incarne donc un personnage-réceptacle de la prise de conscience révolutionnaire, à la fois candide et révolté, balloté entre les différentes parties pour finir ardent défenseur de la cause nationale contre les injustices et l'impérialisme. Et, bien sûr, contre le pouvoir tsariste montré comme illégitime.

malade.jpg, nov. 2021 yourte.jpg, nov. 2021 ceremonie.jpg, nov. 2021 heros.jpg, nov. 2021

mardi 21 décembre 2021

La Guerre sans nom, de Bertrand Tavernier (1992)

guerre_sans_nom.jpg, nov. 2021
Témoignages pluriels

Alors là... Sidérant. Bertrand Tavernier côté cinéaste est majoritairement connu et reconnu à travers ses fictions mais La Guerre sans nom se pose à mes yeux comme un jalon essentiel du cinéma documentaire portant sur la Guerre d'Algérie. Première incursion du côté non-fictionnel de son œuvre et premier coup de foudre pour son impressionnant tableau de plus de 4 heures retraçant par touches successives et contrastées, à partir de nombreux témoignages, une histoire extrêmement plurivoque et attachée aux émotions.

Ce qui frappe dans la large sélection d'intervenants, c'est qu'il n'y a rigoureusement aucun officiel, aucun homme politique, aucun soldat de métier. La parole émane intégralement (et est donnée de manière volontaire) aux sans-grades, aux troufions ou semi-troufions, aux soldats du contingent. Une trentaine de personnes originaires de la région de Grenoble, des anciens appelés issus d'un coin où avaient eu lieu de violentes manifestations contre la mobilisation en 1956. L'idée était entre autres d'échantillonner (très sommairement bien sûr, pas sûr que la condition du théorème de Shannon soit respectée) les près de 3 millions d'appelés entre 1954 et 1962 qui n'ont jamais eu leur mot à dire et qui, pour certains, n'ont jamais réussi à en parler.

Sur la base de cette description on pourrait croire à un documentaire partial et moralisateur, mais c'est tout le contraire qui se déroule devant la caméra de Tavernier. La Guerre sans nom brille magistralement par la pluralité de ses témoignages et de ses points de vue, par la diversité de ses thématiques, par l'abondance de sentiments suscités et de situations décrites. Ce sont donc des hommes qui ont pu servir dans les commandos, dans les chasseurs, dans les paras, et même dans le génie. Certains sont restés relativement loin des conflits, à l'image de cet ancien pianiste affecté à un poste de secrétaire, quand d'autres ont connu les pires horreurs de guerre. Certains ont vu leur régiment anéanti et leurs camarades agoniser, d'autres n'ont jamais aperçu le moindre combattant du FLN.

Il y a des paysans, des ouvriers, des instituteurs, des gaullistes, des communistes. Des objecteurs de conscience traumatisés et des bouffeurs de fellaga, des hommes pleins de repentir et des hommes convaincu de l'apport civilisationnel en termes de culture et de BTP. Le film est un ballet incessant de témoignages contraires et d'opinions qui s'entrechoquent pour former une toile d'une impressionnante complexité. Il y a tous les niveaux de conscience et de connaissance, ceux qui ont fait, ceux qui ont vu faire, ceux qui ont entendu faire. Beaucoup d'incompréhension aussi, manifestée par de réguliers "on se demandait ce qu'on foutait là", et Tavernier a l'humilité évidente pour ne pas prétendre à l'exhaustivité pas plus qu'au traité moral.

Tous les thèmes sont abordés, dans l'optique de la collection de témoignages, du pragmatisme de la vie quotidienne aux séances de torture (dans une variation incroyable dans les ressentis, les justifications et les connaissances propres), de la peur à la solitude, des blessures aux prisonniers, des BMC (bordels militaires de campagne) aux actions de l'OAS. L'objet du film est également, de manière volontaire ou non (difficile de discerner la part du hasard des choix de montage), de souligner le refoulement des souvenirs en se donnant la peine d'écouter ceux qui n'avaient jamais eu l'occasion de s'exprimer. La démarche transpire la sincérité, le respect et la pudeur.

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