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Construction et déconstruction d'un langage

J'ai adoré certains points que la réalisatrice Nina Menkes a réussi à illustrer dans Brainwashed: Sex-Camera-Power, au sujet de certains recoins pervers du langage cinématographique communément admis. Elle est parvenue à mettre des mots et des objets théoriques sur ce qui à titre personnel, selon l'humeur, me lasse, m'exaspère ou m'agace passablement, à savoir la manifestation omniprésente d'une culture sexiste au sein de l'industrie du film. On peut apprécier le soin qu'elle prend à naviguer à travers différents registres cinématographiques, des grands monuments réalisés par Kubrick aux séries B potaches anecdotiques, des années 1940 à aujourd'hui. Cet échantillonnage permet de mettre en lumière en quoi le problème est fondamentalement systémique et non pas contextuel ou uniquement tributaire des révélations et prises de conscience occasionnées par #metoo. Disons qu'il ne faut pas beaucoup de recul de la part de n'importe quelle personne normalement constituée et ayant un minimum de bagages cinéphiliques pour comprendre que le lien identifié est fort et s'inscrit dans la durée. Je ne saurais pas bien faire la part des choses entre ce qui relève de l'évidence et ce qui mérite démonstration, mais il me paraît totalement direct que le langage cinématographique véhicule dans nombre de ses territoires des symboles, des partis pris ou des toiles de fond qui alimente une inégalité sexuelle fondamentale. Le lien avec les conditions professionnelles discriminatoires est par contre plus abstrait pour moi (ne m'étant pas renseigné, même si c'est plutôt l'inverse qui me paraîtrait improbable pour être tout à fait honnête). Le docu relate en tous cas des choses, des points de vue, des coutumes, des réflexes, qui me semblent tout à fait représentatifs de la réalité de l'industrie cinématographique.

Cela ne l'empêche pas d'exhiber de nombreuses faiblesses. Il y a notamment une quantité assez importante de raccourcis, d'interprétations maladroites, et de pans entiers du cinéma non-abordés qui peuvent quelque peu déranger. Déjà, aborder le cinéma du vieil Hollywood à l'aune de seulement un film de Welles (Lady from Shanghai), je trouve ça très faible, un peu réducteur, en plus de n'être qu'une vision très partielle de ce que le film représente. Casse-gueule en tous cas, et la porte ouverte aux critiques du camp d'en face. Elle ne mentionne même pas le travail de Lois Weber par exemple. Non, il n'y a pas que les hommes d'un côté en lumière 3D et corps entiers puis les femmes de l'autre avec lumière 2D et corps fragmentés. Ce procédé proche du cherry picking est de temps en temps désagréable car s'il ne ment jamais sur ce qu'il montre, il prend aussi le parti de ne pas montrer le reste. Prendre Godard comme exemple français de l'exploitation sexuelle via Bardot dans Le Mépris, je ne suis pas sûr que ce soit un choix très approprié, à défaut d'être agréablement provocateur. Mettre en avant Nomadland comme symbole d'un bon film du point de vue féminin, c'est un bon point (si l'on omet l'artificialité du contenu) car on présente une soixantenaire mise en scène par une réalisatrice asiatique. Même chose pour Jeanne Dielman de Chantal Ackerman, et on notera une référence bien placée au Test de Bechdel, en référence à un strip paru dans Dykes to Watch Out For (super BD, dense et très informative sur la contre-culture américaine dès le début des années 1980) sur la sous-représentation de personnages féminins dans les fictions.

J'ai le sentiment qu'on distribue les bons points et les mauvais points vraiment à la va-vite par endroits: dire que Titane ou The Phantom Thread sont au moins en partie des archétypes de la représentation féminine à condamner, c'est vraiment faire le choix de mettre complètement de côté le propos du film — je ne les ai pas particulièrement aimés, mais c'est un procès plutôt illégitime à mes yeux. On pourrait en outre trouver énormément de contre-exemples à son argumentation sur l'utilisation du ralenti (pour montrer la bimbo passive d'un côté et le gars musclé en action), sur l'histoire de la composition des plans pour illustrer l'homme sujet qui regarde la femme objet (même si en soi il y a du vrai dedans, encore une fois), les corps féminins fragmentés ou en travelings sexualisant, et tant d'autres points. Le propos n'est en l'état pas suffisamment étayé, quand bien même il me paraîtrait véridique. Beaucoup de séquences sont isolées du reste et certaines souffrent parfois d'une extrapolation un peu excessive — l'image parfaite étant le personnage de Ana De Armas dans Blade Runner: 2049, auquel elle reproche le nom, Joi, aka jerk-off instructions...

Je la trouve également très dure avec Kathryn Bigelow, sous prétexte qu'elle aurait été entourée d'hommes pour la réalisation de The Hurt Locker (Démineurs), son succès en tant que femme réalisatrice serait à minorer (on pourrait avoir une vision auteuriste différente). Je trouve enfin qu'elle ne met pas très bien en perspective sa propre contribution au cinéma, pour le dire autrement les extraits de ses films ne font pas du tout envie — mais je souhaite de tout cœur me tromper, je laisse le bénéfice du doute. Je trouve enfin qu'il n'y a pas de filiation avec les autres modes d'expression artistique, peinture, photo, théâtre, qui aurait pu être très fertile. Mais de temps en temps, elle fait quand même mouche : les noms masculins qui défilent sur le générique de Carrie exposant des corps féminins dénudés, l'objectification du corps de Nicole Kidman chez Kubrick, etc. Ce qui en fait un documentaire vraiment important.

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