dans_la_nuit.jpg, mai 2024
Des visages défigurés

Curiosité du cinéma muet avant tout, et anecdote cinéphilo-historique intéressante : Charles Vanel, pilier du cinéma français qui couvrit presque la totalité du XXe siècle à travers sa carrière d'acteur (plus de 200 films en presque 80 ans de métier, une tête qu'on a déjà vu des dizaines de fois chez Clouzot, Duvivier, Costa-Gavras, Grémillon, Deray, et même Hitchcock), était donc passé de l'autre côté de la caméra à l'occasion d'une seule réalisation. Une histoire peu heureuse malheureusement, puisqu'il se lança dans la mise en scène de Dans la nuit en 1929, à l'apogée du muet, et le film ne sera finalisé qu'en 1930, aux prémices du parlant qui envahit les salles et contribue à limiter drastiquement la diffusion de cet artéfact d'un cinéma muet en voie d'obsolescence. Devant l'échec commercial, Vanel âgé de 37 ans en restera là et ne participera à aucune autre réalisation pour le reste de sa vie d'acteur : reste donc cette unique contribution, l'une des dernières du cinéma muet français. Et quand on voit ce qu'un premier film comme Dans la nuit a dans le ventre, on se dit qu'il y avait là un très grand potentiel qui demeurera inexploité.

C'est un film qui, certes, souffre de quelques défauts de narration : la première partie, par exemple, semble anormalement étirée quand il s'agit de dépeindre l'environnement familial du protagoniste (interprété par Vanel lui-même), et tout particulièrement l'épisode du mariage avec sa femme (Sandra Milowanoff). On tire un peu trop fort sur cette corde pour un long-métrage de moins de 80 minutes. Il y a également ce happy end de l'espace, totalement déplacé, qui tranche de manière drastique avec la tonalité de la seconde partie du film — un final vraisemblablement imposé par la production, dans le but d'adoucir le propos et éviter la censure face à cette très sombre histoire.

Mais à côté de ces soucis, deux très gros points forts. Tout d'abord, l'attachement de Vanel à décrire les conditions de travail de son personnage, ouvrier, casseur de pierres dans une carrière. Il passera un long moment à aborder cet aspect-là, avant que les réjouissances du travail et du mariage ne soient détruites par un accident sur le chantier, le laissant défiguré. Pour dissimuler ses blessures et son visage abominable, il est contraint de porter un masque (pas particulièrement gai, le masque) et à partir de ce moment-là le film entamera un changement de ton magistral pour plonger dans un cinéma presque horrifique passionnant, comme un avant-goût de ce que donneront des Franju ou des Tourneur. Car un malheur n'arrivant jamais seul, le héros meurtri voit sa vie de couple détruite par une liaison adultère, sa femme ne parvenant plus à supporter son état qui se détériore de jour en jour. Lui ne parvient quasiment plus à quitter son masque, et l'amant se met pour une raison incertaine (de la moquerie déplacée, probablement) à en porter un aussi. C'est le début de nouveaux tourments qui iront très loin.

Des moments près des travailleurs dans les carrières, la détente au bistrot après l'effort, des scènes de badinage simple lors des noces, le basculement dans la tragédie et le mélodrame, et une dernière séquence à l'ampleur horrifique grandissante : Vanel réalisateur démontre une aisance assez incroyable pour jongler entre les différents registres tout en arborant un autre point de singularité, les dialogues n'étant pas relégués aux intertitres traditionnels mais intégrés au flux de l'action à l'instar de sous-titres garantissant une fluidité anormale (et très agréable) pour du muet. Le spectre des thèmes et des styles brassés, de la romance pleine de tendresse à l’expressionnisme quasi-fantastique (en exagérant un peu), est vraiment impressionnant en ces temps de cinéma muet sur le déclin.

img1.jpg, mai 2024 img2.jpg, mai 2024 img3.jpg, mai 2024 img4.jpg, mai 2024 img5.jpg, mai 2024 img6.jpg, mai 2024