charge_de_la_brigade_legere.jpg, mai 2024
"Theirs not to make reply, Theirs not to reason why, Theirs but to do and die!"

Visionner dans un intervalle de temps raisonnable (quelques jours) les deux versions de La Charge de la brigade légère réalisées par Michael Curtiz en 1936 et par Tony Richardson en 1968, c'est tout de même confronter deux visions du cinéma et deux conceptions de l'histoire radicalement opposées, sans pour autant que ces dernières ne soient incompatibles ou contradictoires. Cette comparaison est très intéressante, et à mes yeux davantage que les films en eux-mêmes, car il y a un sujet sous-jacent assez fort, l'utilisation du fait historique au cinéma pour affirmer un propos ou provoquer une émotion.

La différence est vite vue : là où le film américain de Curtiz se foutait pas mal de la véracité historique (ce qui n'est pas en soi un problème à mon sens, tant que ce n'est pas dans le but de se foutre du monde) et mettait les bouchées doubles en matière d'héroïsme glorieux pour montrer la charge menée par Errol Flynn comme l'apogée d'un lyrisme militaire, très premier degré, sur fond de tragédie sentimentale dans les clous de l'esprit de son époque, Tony Richardson opère un virage à 180 degrés et s'embarque dans une tragédie au parfum anglais diamétralement opposé. Ce nouveau récit revendique d'une part une précision historique infiniment plus soignée (pas de transposition en Inde de la guerre de Crimée, pour le dire simplement), mais c'est surtout dans la tonalité adoptée que le revirement est majeur : le tableau du corps militaire ressemble avant toute autre chose à une satire, avec son ironie cruelle coulant de tous ses pores pour accoucher d'une charge assez impitoyable contre le commandement militaire britannique

Le film est certes long et lourd, plombé par une première partie attachée à la description du quotidien de l'état-major militaire, drapé dans ses oripeaux aristocrates de supériorité absolue. C'était sans doute vrai à une époque et sur certains terrains, mais vraisemblablement en 1854 l'état de l'armée britannique était très éloigné de ces idéaux (elle n'avait pas combattu en Europe depuis Waterloo en 1815, c'était peut-être un signe que la bataille de Balaklava près de Sébastopol n'allait pas se solder par une éclatante victoire). On connaît l'histoire désormais, le régiment de la brigade légère est envoyé au front, face à l'artillerie russe, et ce sera un véritable carnage — le film emprunte une piste bâtie sur la rivalité entre deux gradés, Trevor Howard aka Lord Cardigan tout en aristocratie bouffie et trop sûre de sa supériorité morale, et David Hemmings aka Capitaine Louis Edward Nolan tout en intégrité conquise à la sueur de son front qui lui fera péter quelques durites sur le champ de bataille, face à la désorganisation, l'incompétence et l'impréparation de ses supérieurs.

Richardson ne lésine pas sur les tartines de sarcasmes pour montrer toute la décadence de cette classe baignant dans son jus depuis trop longtemps, renforcée en ce sens par quelques passages animés mêlant un style classique et un détachement ironique étrange. Pamphlet antimilitariste bien identifié, avec du grotesque tant du côté de la vie des officiers repus que sur les théâtres des opérations, comptant des querelles d'ego à n'en plus finir et d'interminables marques de bêtise teintée de suffisance (un combo explosif). Finalement, peu de cavaliers périront dans cette bataille si l'on juge ces chiffres à l'aune de ceux des victimes du choléra dans le même mouvement, mais l'histoire retiendra cette manœuvre à cause de l'ampleur de la décimation dans les rangs des officiers. Pas de romance ici, pas d'héroïsme, juste la stupidité d'un commandement militaire qui braille "Theirs not to make reply, Theirs not to reason why, Theirs but to do and die!" (Ils ne sont pas là pour discuter les ordres, ils ne sont pas là pour raisonner, ils sont là pour agir et mourir).

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