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Paradoxe culturel et avenir imposé

Le premier film pakistanais que je vois, et probablement celui qui aborde une romance avec une femme trans avec la plus grande délicatesse et la plus grande sincérité. D'un point de vue occidental il est difficile de ne pas être surpris par le naturel avec lequel la thématique de la transidentité est abordée au Pakistan, mais ce serait en réalité passer à côté d'une particularité culturelle très forte comme l'explique le réalisateur Saim Sadiq : "Le Pakistan repose sur un système très patriarcal, mais c’est aussi paradoxalement un endroit où les femmes trans sont très visibles et très importantes. La coexistence, bien qu’elle soit superficielle, existe bel et bien. Avant la colonisation britannique, elles avaient un meilleur statut social. Elles étaient associées à la poésie, aux princesses, aux bonnes manières." Cet éclairage permet de comprendre pourquoi le personnage de Biba, danseuse trans, s'insère aussi spontanément et aussi naturellement dans la vie de Haider, pour former un triangle amoureux avec son épouse Mumtaz qui sera le révélateur de divers maux de la société patriarcale pakistanaise.

Par spontanéité et naturel, il faut l'entendre au sens où l'irruption de Biba dans la vie de cet homme se fait sans que la question de la transidentité ne se dégage de manière particulièrement originale : ce n'est qu'un paramètre parmi beaucoup d'autres. À commencer par le fait que Haider ne correspond pas au schéma souhaité par le patriarche, et dès que l'occasion se présente, il se soumettra à l'injonction qui veut que ce soit sa femme (et non lui, comme jusqu'à présent) qui s'occupera du foyer, délaissant le travail dans lequel elle s'émancipait parfaitement, et lui qui ira travailler. Joyland n'est pas exempt des limitations habituelles dans ce genre de mélodrame sentimental, en particulier dans le cadre de ceux qui abordent le thème du carcan familial et des contraintes qui plaquent les idéaux à terre, mais le récit brille malgré tout par sa pluralité de points de vue et par la fluidité de sa narration.

C'est ainsi un film dont l'axe principal pourrait être celui du poids du regard des autres, dans cette maison où cohabitent plusieurs générations et plusieurs cellules familiales. C'est sur Haider que pèse la responsabilité de devenir père (et d'un garçon préférentiellement), et elle sera transférée sur sa femme Mumtaz dès lors que la nouvelle de sa grossesse sera établie. L'occasion pour le film de poursuivre trois portraits importants dont deux féminins, d'une côté la femme trans assez bien intégrée dans la société pakistanaise mais qui peine à accéder au bonheur pour des raisons diverses, et de l'autre côté la femme qui a vu ses idéaux de jeunesse perverti par la vie de famille — très beau court flashback qui nous présente la rencontre entre Mumtaz et Haider, sous le signe de la sincérité et de l'indépendance, au-delà des contraintes du mariage arrangé, et qui dévoile en quoi ses espoirs ont été trahis. Comme souvent, c'est la solitude des trois personnages qui constitue le principal carburant de la tragédie, chacun étant isolé dans son assignation et dans ses entraves au désir.

img1.jpg, déc. 2023 img2.jpg, déc. 2023 img3.jpg, déc. 2023 img4.jpg, déc. 2023