Les histoires de filiation, qu'elles soient contrariées ou dissimulées, sources de bonheur ou de mélancolie, traversent de part en part le cinéma d'Ozu et s'accompagnent systématiquement de thématiques transverses, l'évolution de la culture japonaise, le conflit entre générations, l'opposition entre vie rurale et vie citadine. Dans le récit d'une mère élevant seule son fils et prête à tous les sacrifices afin qu'il puisse faire des études à Tokyo, Le Fils unique trouve un écho spontanément touchant, aussi pudique que cette façon qu'a Ozu de filmer les sentiments, avec un film beaucoup plus réputé (et plus ambitieux, plus affiné, plus décisif) du cinéaste, Voyage à Tokyo, qu'il faudra attendre pendant encore 17 ans en 1936. C'est la rencontre d'une mère et de son fils, à l'occasion d'une visite surprise, après plus d'une décennie d'éloignement, et c'est le constat d'une trajectoire existentielle qui diffère quelque peu de ce qu'on s'était imaginé.
Pour son premier film parlant, Ozu ne semble pas tout à fait à l'aise en toutes circonstances, lui qui aura longtemps été réticent au procédé — 1936, à l'échelle du cinéma muet, c'est comme si un siècle de révolutions techniques s'était déjà écoulé. Au-delà de la piste sonore récemment restaurée qui craque quand même encore beaucoup (le dernier quart est très compliqué), l'héritage du cinéma muet lui permet malgré tout de conserver un charme époustouflant au détour de quelques scènes, et pas nécessairement les plus connues baptisées "à hauteur de tatami" : pour n'en citer qu'une, celle où mère et fils échangent leurs points de vue avec en toile de fond l'incinérateur en activité est bouleversant. L'occasion aussi de quelques particularités, comme cette séquence au cinéma avec un film allemand parlant, présenté par le fils comme un symbole de la modernité urbaine, durant lequel la mère s'endort au sommet de l'incompréhension, ou encore cette très belle et très longue séquence dénuée de personnage, consacrée à un pan de mur derrière lequel une femme pleure, un plan fixe évoquant comme un haïku le passage du temps et le lever du jour.
C'est avant tout une histoire de désillusion, l'amour maternel et son immense volonté se heurtant contre le mur de la réalité des classes ouvrières, empruntant à ce titre un descriptif très néoréaliste italien lorsque la mère découvre le taudis dans lequel habite son fils — elle apprend au passage qu'il a une femme, et puis un fils, et finalement qu'il n'est qu'un demi-professeur (comprendre : un pauvre petit enseignant du soir). Honte pour lui, déception pour elle. Ce n'était pas la vie qu'elle avait rêvée pour son enfant lorsqu'elle avait vendu sa maison afin de financer son départ à la capitale, elle la fileuse de soie désormais reléguée dans un dortoir sur son lieu de travail. Les derniers plans de Le Fils unique centrés sur le personnage de la mère laissent place à plusieurs interprétations, entre mélancolie des ambitions déçues et acceptation de l'homme bon, malgré tout, que son fils est devenu. Une grande pudeur pour évoquer un naufrage, des émotions sans frustration apparente mais cernées par l'amertume.
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