argent_des_autres.jpg, janv. 2020
Kerviel avant l’heure

Dans le registre des films politiques qui dévoilent progressivement l'étendue d'un complot ou d'une machination, L'Argent des autres trouve une place de choix. Pourtant, rien de fondamental si l'on se base sur le contenu, sur le papier : c'est l'histoire d'un employé haut placé dans une grande banque qui se retrouve du jour au lendemain licencié, sans qu'il n'en comprenne la raison. Ce pourrait être le déroulement d'un programme classique, avec son cortège de révélations progressives, à mesure que le protagoniste mène son enquête pour construire sa défense. Mais Christian de Chalonge a su conférer au parcours de Jean-Louis Trintignant une dimension extrêmement originale (et à ce titre clivante), à la lisière du fantastique, lui permettant de sortir du lot.

Dès la première séquence où Trintignant se retrouve dans la salle de réunion, avec le groupe des plus hauts responsables de la banque assis autour d'une table noire présidé par Michel Serrault, le film glisse vers un onirisme incertain. On ne sait pas trop ce qui est en train de se jouer, mais on sent bien qu'on met un pied dans un cauchemar. Cette atmosphère-là, renforcée par une musique qui se fait très régulièrement dissonante, est très réussie, immersive, captivante, légèrement angoissante. La curiosité est attisée par le côté a priori irréprochable du protagoniste, propre sur lui, attentionné, bienveillant, sûr de lui. On sent même une pointe de zèle dans son comportement. Et on comprendra peu à peu ce qui a causé sa perte : parce qu'il affichait sans trop s'en soucier une certaine candeur, il représentait le bouc émissaire idéal qui allait permettre à la banque de se sortir d'une sale affaire, en lien avec un homme d'affaire véreux interprété par Claude Brasseur.

Le piège qui se referme sur Trintignant est révélé de manière progressive, à la façon d'un thriller et son crescendo de tension, mais avec une certaine abstraction, à la différence d'un film comme Le Dossier 51 (Michel Deville, la même année) qui insiste minutieusement sur les détails pragmatiques de l'exposition d'une vie privée. Ici, c'est le caractère glacial de l'environnement qui cristallise les enjeux, son côté déshumanisé : que ce soit dans les couloirs de la banque ou dans les bureaux aseptisés d'un cabinet de recrutement, l'ambiance de ces lieux relève plus du cauchemar de science-fiction que du film-dossier politique réaliste. Comme un lointain cousin du rôle qu'il occupait dans Le Conformiste, Trintignant prend également conscience de sa complicité au sein du système, enfermé dans une sorte de déni que l'accusation a fait voler en éclats. Dans sa soumission professionnelle s'était développée une forme d'aliénation aussi profonde que puissante, et c'est avant tout par égoïsme et intérêt personnel que sa prise de conscience, éprouvante, se fera. D'un point de vue formel et sensoriel, le tableau tourmenté de ce banquier anonyme, qui se débat dans un réseau dense d'oppressions, est excellent.

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