fugue.jpg, oct. 2019
"Why don’t you just be content you’ve solved the case?"

Un peu comme Gene Hackman pense avoir cerné les contours de l'affaire sur laquelle il enquête en tant que détective privé, la première partie de Night Moves laisse entrevoir (à tort) un thriller de facture très classique dans le cadre certes fort affriolant des 70s américaines. Une histoire de fugue, une ado lassée du carcan familial entretenu par une mère lubrique et vieillissante, l'horizon des possibles ouvert par les bords de mer des Key West... Le tableau a beau être familier, il renferme dans chacun de ses recoins quelque chose d'imprévu. Et de la même façon que le protagoniste se prend la réalité en pleine face ("I didn’t solve anything, just fell in on top of me" répondra-t-il à la femme qui lui demande "Why don’t you just be content you’ve solved the case?"), on se prend en pleine gueule des éclairs d'une noirceur insoupçonnée.

Le ton est pourtant plutôt tourné vers l'humour et la décontraction dans un premier temps, entre un clin d'œil aérien à La Mort aux trousses sur un tournage, une blague vacharde sur Ma Nuit chez Maud ("I saw a Rohmer film once. It was kinda like watching paint dry", en sachant que Penn l'europhile appréciait beaucoup le réalisateur français), et des restes de la libération sexuelle de la fin des 60s avec les trombines toutes en jeunesse de James Woods et Melanie Griffith. Mais tous ces atours brillants sont autant de miroirs aux alouettes, ils ne sont là que pour dissimuler une transformation intérieure, un renouvellement du genre en profondeur. Un peu comme Robert Altman s'intéressait plus à la toile de fond alimentée par le portrait de l'Amérique californienne qu'à l'intrigue policière dans Le Privé (1973), Arthur Penn se focalise beaucoup plus sur le parcours chaotique de son détective. Il semble garder le contrôle quelle que soit la situation alors que c'est la tempête à l'intérieur : les passages introspectifs n'auront de cesse d'éclairer une partie différente de sa personnalité, lorsqu'il apprend que sa femme le trompe ou lorsqu'il pénétrera dans des milieux plus opaques que prévus.

L'ambiguïté règne dans cet univers où la duplicité semble être la norme, faisant de tous les personnages des êtres insaisissables. Plus on avance et plus la thématique du doute existentiel s'amplifie chez Gene Hackman, pour se révéler dans une épiphanie riche en désenchantement et en désillusion. Le détective se sera planté sur toute la ligne, dans sa vie privée comme dans son métier, mené en bateau dans toutes les directions même s'il affiche une position de contrôle, dans une tentative de dédramatisation étonnante — sa réaction face à l'infidélité de sa femme est particulièrement surprenante. Certains des personnages veulent y voir de petites réussites épisodiques, mais c'est bien l'échec le plus noir qui l’assaillira inlassablement, dans cette enquête qu'il ne sera jamais parvenu à saisir, dans cette partie d'échec perdue qui toujours l’obsédera (le fameux "knight move" qui se retrouve presque dans le titre original), et dans ce mouvement circulaire final, à bord d'un bateau allégorique qu'il n'aura pas réussi à contrôler.

underwater.jpg, oct. 2019