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La rouge et le blanc, en couleurs

Il y a très peu de surprise, du point de vue du schéma narratif, pour qui a déjà vu la première adaptation de la nouvelle de Boris Lavrenev en 1927 par Yakov Protazanov. Même si ce remake de Grigori Tchoukhraï fut réalisé quelques années après la mort de Staline, toutes les composantes qui unissent les bolchéviques et les tsaristes (et qui de ce fait éloignent le film des idéaux propagandistes traditionnels) étaient déjà présentes dans les années 20 du côté de la littérature et du cinéma soviétiques. Tout juste peut-on éventuellement observer que les affrontements entre les deux camps au sein de la guerre civile russe sont moins prononcés ici, en 1956, puisque le film démarre avec une troupe de soldats de l'armée rouge errant dans le désert de Karakorum, une introduction présentée comme une mission de reconnaissance et non comme une fuite suite à un combat perdu.

L'histoire reste inchangée : une seule femme appartient au groupe, elle est tireuse d'élite et cumule quarante morts du côté adverse, et au cours du dernier assaut un prisonnier est capturé. Un lieutenant de la garde blanche d'une importance toute particulière puisqu'il était censé convoyer des informations secrètes. Le blanc et la rouge se retrouveront, au terme d'un périple à travers le désert puis d'un naufrage au large de la mer d'Aral, isolés sur une île paradisiaque.

La grande évolution se situe en revanche du côté de la mise en scène, puisqu'on abandonne le muet en noir et blanc pour voir défiler des images d'une beauté frappante, en tons pastel typiques du procédé Sovcolor (un brevet soviétique fut déposé en 1946). Le rendu confère au récit une dimension totalement surréaliste, en altérant certaines couleurs et en exacerbant certaines autres, avec des pigments ressortant de manière très vives (le rouge, au hasard). Il en résulte une esthétique somptueuse qui met en valeur les différents éléments, le sable du désert, le bleu du ciel, de la mer et des yeux du prisonnier, ou encore les teintes rougeoyantes d'un feu de camp. L'occasion également pour le chef opérateur de Mikhaïl Kalatozov, Sergueï Ouroussevski, de s'adonner à de nombreux plans d'une rare beauté, avec des surimpressions renversantes (le visage de l'héroïne par-dessus lequel s'imprime des flammes et des étoiles, comme un hommage au cinéma muet) et des compositions qui brûlent la rétine autant qu'elles installent une ambiance unique, presque lunaire.

Le récit n'est sans doute pas à la hauteur de celui de l'autre film célèbre de Grigori Tchoukhraï, le magnifique La Ballade du soldat : si la naïveté de l'ensemble peut être accepté dans le cadre d'un mélodrame romantique, il y a tout de même quelques segments manquants dans la continuité psychologique qui font naître quelque chose d'étrange dans l'évolution des rapports entre les deux ennemis, avec quelques facilités d'écriture (comme le coup de fusil final) qui ne sont plus aussi facilement acceptables que dans l'écrin du muet. Mais bon sang, ne serait-ce que pour cette vision du paradis perdu dans la dernière partie du film, dans cette enveloppe graphique irréelle, Le Quarante et unième version 1956 est un somptueux coup d'éclat.

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