C'est la première (dans mon expérience en tous cas) et probablement l'unique fois que Ozu aborde le thème de l'infidélité dans un film, conférant de facto à Printemps précoce un parfum singulier, en rupture avec les thématiques qu'il aura invariablement creusées au fil de sa carrière. Pour l'un de ses derniers films en noir et blanc, il délaisse totalement la toile de fond de la famille japonaise qui a fait sa réputation (les conflits larvés entre générations cohabitant dans un même espace, pour le dire très succinctement) et dédie l'ensemble de cette réalisation à un double portrait, celui de la condition des cadres qu'il dépeint comme prisonniers de leur bureau et celui du couple qui bat de l'aile. Autant dire qu'on a déjà connu des films plus joyeux même si tout n'est pas absolument démoralisant ici.
La situation initiale est posée très vite : il y a Shoji (Ryō Ikebe), un jeune employé dans une grande entreprise spécialisée dans la fabrication de briques, qui passe une grande partie de son temps dans les bars, avec ses amis et collègues entre bureau et maison, pour oublier son spleen de col blanc ; et il y a Masako, son épouse, magnifique Chikage Awashima, passant le plus clair de son temps à l'attendre et à s'occuper du foyer en bonne fée du logis, reflet de son époque. On apprend qu'ils souffrent d'avoir perdu un enfant en bas âge. En revanche, pour ce qui est de la péripétie venant malmener la routine de ce quotidien, il faudra attendre longtemps et Ozu saura longuement travailler notre patience... Mais l'aventure que Shoji aura avec sa collègue Chiyo, sous les traits de Keiko Kishi, sera très joliment amenée et déclenchera la seconde et très intéressante partie du film, avec la rumeur se propageant dans les rangs des employés et l'avènement des soupçons chez sa femme dont la crédulité est mise à rude épreuve.
Dans cette zone de flottement, après avoir pris le soin de dépeindre la routine du quotidien et l'absence de débouchés, Printemps précoce prend son envol avec l'élan libertaire initié par le comportement de Chiyo. Un personnage étonnant dans la filmographie du réalisateur, très extravertie, sanguine et libre-penseuse. Elle nous gratifie d'ailleurs d'une des très rares scènes de baiser amoureux chez Ozu — à vrai dire je ne suis pas sûr qu'il en existe une autre — produisant un dérèglement majeur, le mensonge et le compromis de trop que l'épouse ne peut tolérer et ce malgré les appels de la voisine à relativiser sur le thème "le mien aussi il a déconné, ça arrive, je lui ai remonté les bretelles et on s'en est remis depuis". L'occasion pour la femme de confesser, un peu tristement, "après tout, ce monde est fait pour les hommes". Sur une thématique proche de celle développée dans Le Goût du riz au thé vert (davantage tourné vers le délitement du couple), Ozu capte le vacillement, le doute qui s'installe chez un homme perdu dans la monotonie se réveillant soudain entre deux femmes, l'épouse incrédule et l'amante passionnée.
Tout dans Printemps précoce converge vers ce moment final, retrouvailles chargées en émotions dont le contenu conserve une bonne part d'ambivalence. Magnifiques dernières minutes minimalistes, les deux se retrouvant dans une petite ville perdue loin de tout suite à la mutation du mari, échangeant quelques mots, sans se toucher, qui nous laissent sur un sentiment d'incertitude à la fois amer et radieux.
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