where_are_my_children.jpg
D'un siècle à l'autre, la relativité du jugement moral

Il n'est évidemment pas sensé d'analyser un film vieux d'un siècle avec la grille de lecture morale, sociale et politique d'aujourd'hui. Son appréhension dans ces conditions, déjà, n'est pas la chose la plus aisée qui soit. On pourrait d'ailleurs dans un premier mouvement y voir une sorte de pamphlet anti-avortement — qui, à l'époque, ne devait pas être aussi bien considéré, encadré et pratiqué qu'aujourd'hui, expliquant sans doute en partie la peur et la méfiance qu'il pouvait susciter — alors qu'il s'agit plutôt d'eugénisme, une tendance à l'époque qualifiée de "progressiste", en lien avec la sensibilisation à la contraception (une pratique illégale et relativement taboue, en comparaison). De quoi embrouiller nos synapses tant enclines à chercher des analogies là où il n'y en a pas forcément.

Dans les grandes lignes, Where are my children? cherche à démontrer par A+B que d'un côté, des naissances peuvent être non-désirées et néfastes voire dangereuses pour un foyer : une femme qui se suicide avec son enfant car elle n'a plus les moyens de subvenir à leurs besoins, une famille pauvre vivant dans la déchéance, etc. D'un autre côté, les femmes des classes plus aisées sont décrites comme presque entièrement occupées par leurs loisirs et absorbées dans une certaine oisiveté : elles semblent avoir recours à l'avortement par égoïsme, car un enfant viendrait troubler la tranquillité de leur petite vie. On nous invite ainsi à penser qu'elles ont recours à l'avortement par pure commodité, de manière régulière, comme on irait chercher une baguette à la boulangerie (alors qu'une femme de ménage y perdra tout de même la vie, au terme d'une opération s'étant mal déroulée).

Avec sa description très religieuse des nouveaux-nés arrivant du ciel selon plusieurs catégories (les "chance babies", les "unwanted babies" et les "fine and strong babies"), en franchissant les portes du paradis dans différentes conditions, le film embrasse très clairement les thèses eugénistes : tous les bébés ne doivent pas naître, seuls ceux issus des et promis aux meilleures conditions devraient être sélectionnés. C'est donc, bien plus qu'un pamphlet s'opposant à l'avortement sur le principe, une œuvre morale prônant l'avortement raisonné. Tout l'enjeu réside bien sûr dans les raisons invoquées...

Where are my children? adopte donc une position morale très peu confortable du point de vue contemporain, à la fois difficile à cerner et à apprécier. À côté de l'eugénisme avancé comme une banale solution à un problème donné, position évidemment assez étrange vue d'aujourd'hui, il y a aussi l'immuabilité d'un certain carcan patriarcal avec la phrase proférée par le mari d'une femme s'étant laissée aller à la "facilité" de l'avortement, donnant au film son titre : "Where are my children?". Le mari parle bien de "ses" enfants et non des leurs, ceux qu'ils auraient pu avoir, au passé, maintenant que sa femme est devenue stérile. La dernière scène est quant à elle très réussie, tout de même, avec en surimpression du couple vieillissant, esseulé, les fantômes des enfants qui auraient pu égayer leur morne solitude.

Le film de Lois Weber invite en tous cas à prendre du recul et à apprécier la relativité du jugement moral au cours du temps, ce qui reste en soi un exercice passionnant.

N.B. : Un film adapté d'un fait divers du début du XXe siècle : Margaret Sanger, une militante anarchiste américaine, fut arrêtée en 1918 et inculpée pour obscénité car elle promouvait le contrôle des naissances et une éducation sexuelle (eugéniste, donc) en distribuant des informations sur la contraception, chose illégale à l'époque.

lit.jpg surimpression.jpg