jeudi 27 octobre 2022

Hootin' 'n Tootin', de Fred Jackson (1962)

hootin_n_tootin.jpg, oct. 2022

Pépite relativement inconnue de Soul Jazz en direction d'Atlanta, et unique album dirigé par Fred Jackson — qui compte beaucoup de projets et de collaborations par ailleurs. Un style versatile, avec une association de sax et d'orgue vraiment originale. Sans doute pas aussi virtuose que les grands classiques de Hard Bop mais beaucoup plus pragmatique et à ce titre beaucoup plus appréciable dans ce registre.

Extrait de l'album : Preacher Brother.

D'autres morceaux sympas : Easin' On Down et Dippin' In The Bag.

fred_jackson.jpg, oct. 2022

dimanche 23 octobre 2022

Le Mystère de la Villa Blanche, de Val Guest (1962)

mystere_de_la_villa_blanche.jpg, sept. 2022
"It's the only thing I hate about this job — ringing strange doorbells and bringing bad news."

Ce film policier britannique appartient au sous-registre des polars procéduraux décrivant de manière minutieuse le déroulement d'une enquête, avec une multitude de détails (signifiants ou insignifiants), accompagnant ainsi les enquêteurs au plus près dans leur travail. L'exercice est curieux, en immersion dans une petite ville au sud de l'Angleterre, et embraye assez vite sur une affaire de meurtre saisie un peu par hasard par deux policiers, suite à une constatation d'effraction dans un magasin en ville. Le cadre est tout de même peu commun : ils retrouvent un corps féminin démembré dans une valise, cachée au sous-sol d'une maison louée sous nom d'emprunt.

C'est le point de départ assez glauque d'un policier presque documentaire, au sens où on suit une routine policière quotidienne dans tous ses détails. Le parti pris peut être rebutant car il est souvent descriptif et dépourvu de véritable péripétie, mais on se laisse bien prendre au jeu de l'enquête minutieuse. On passe à travers une quantité considérable de particularités, d'éléments qui s'avèreront inutiles ou pas, de suspects plus ou moins crédibles. Le film développe un parfum désuet à certaines occasions, comme le comportement de plusieurs personnages (des crises d'hystérie vraiment maladroites ou la réaction des parents de la victime par exemple), mais rien de fondamentalement préjudiciable.

Il faut quand même s'accrocher dans cet univers car il est dépourvu d'acteur charismatique, la photographie est anormalement lumineuse, et les dialogues forment un flux ininterrompu qui donne un rythme très soutenu au film du début à la fin. L'humour (pince sans rire, cela va de soi) n'est pas exclu malgré le sordide de l'affaire, à l'image du plan final révélant qu'un alibi martelé 15 fois était en fait mensonger, ou encore des jeux de regard régulièrement échangés par les deux enquêteurs. Un thriller étonnant de la part du cinéaste Val Guest largement connu pour ses séries B de SF.

img1.jpg, sept. 2022 img2.jpg, sept. 2022 img3.jpg, sept. 2022

lundi 17 octobre 2022

Les Nuits de Chicago, de Josef von Sternberg (1927)

nuits_de_chicago.jpg, sept. 2022
''How long since you had the body washed and polished?''

Si l'on en croit les historiens du cinéma, Underworld est non seulement un des premiers films réalisés par Josef von Sternberg mais aussi et surtout une œuvre matricielle du registre du film de gangster. Et il est très intéressant de constater que c'est un cinéaste austro-américain qui pose les jalons d'un style typiquement américain, qui se poursuivra chez Walsh, Hawks, Curtiz, Leroy, Wellman, Scorsese, Coppola, De Palma, etc. Sternberg incorpore dans ce film focalisé sur des criminels (des anti-héros, donc, chose assez rare à l'époque) des éléments divers : un peu de réalisme (notamment dans les séquences d'action qui voient des façades défigurées), pas mal d'expressionnisme allemand (les découpages des figures dans le cadre, les jeux de lumière omniprésents), et le tout lié par du sentimentalisme mélodramatique 100% états-unien. Très beau mélange pour une expérimentation de la fin des années 1920.

La caractérisation des personnages est très habile et séduisante, étonnamment mature pour son temps. Les gros méchants que sont Bull Weed et Buck Mulligan sont remarquablement interprétés par des acteurs américains avec des tronches patibulaires au poil — George Bancroft, excellent. Le petit minois de Evelyn Brent fonctionne à plein régime également, mais c'est du côté du plus gentil des méchants, l'avocat alcoolo ruiné, que l'interprétation se fait la plus faible avec Clive Brook dans le rôle de "Rolls Royce" Wensel. Pourtant, quand Feathers lui avance "How long since you had the body washed and polished?", il est censé fondre littéralement... Un personnage un peu trop terne pour cette figure d'épave qui reprendra vigueur auprès des deux lascars.

La dose de romance tourne autour d'un triangle amoureux élégant, classique mais efficace, mis en avant à l'aide de la mise en scène et la photographie toujours aussi impeccables de Sternberg — la petite plume qui se détache du manteau de la belle et qui finit aux pieds du protagoniste, Bull traqué par la police qui prend le temps de tremper son doigt dans une bouteille de lait pour cajoler un chaton. Le sursaut de conscience final est bien sûr un peu exagéré, en tous cas d'une rapidité quelque peu incohérente, mais on gardera plutôt en mémoire la scène de bal (festival de serpentins) et tous les codes avant-gardistes du film de gangster énoncés méthodiquement.

img1.jpg, sept. 2022 img2.jpg, sept. 2022 img3.jpg, sept. 2022

dimanche 09 octobre 2022

Meurtres dans la 110e Rue, de Barry Shear (1972)

meurtre_sur_la_110e_rueA.jpg, août 2022 meurtre_sur_la_110e_rueB.jpg, août 2022
"What else brings whites to Harlem but business?"

Ce polar à la lisière de la blaxploitation (pas assez funky et positivement grotesque pour pouvoir réellement y prétendre) est une étonnante variation empruntant les rues sales de New York dans les années 70, décidément bien éloignée de la ville que l'on connaît aujourd'hui. On se croirait pendant tout le film dans les bas-fonds d'une ville oubliée... Cette évolution me sidère toujours autant, quand on compare cet imaginaire d'il y a 40-50 ans à celui de NY aujourd'hui.

Hors sujet : quel dommage que ce ne soit pas la version populaire du morceau éponyme de Bobby Womack présente dans la bande originale !

Ces préliminaires mis de côté, Across 110th Street est tout entier dévolu à la fuite (ou à la chasse à l'homme, selon le point de vue adopté, ce dernier changeant régulièrement) de trois malfrats qui ont eu l'audace autant que la bêtise ou la malchance de braquer les mauvaises personnes. Trois gars de Harlem qui flinguent les gros poissons de la mafia italienne en voulant dérober une somme astronomique d'argent, et des flics au passage, en s'échappant, histoire de corser l'addition. Bilan de l'opération : 300 000 dollars et la moitié de la ville à leurs trousses, d'un côté la police bouillonnante et de l'autre des mafieux marqués au fer rouge. On n'envie pas leur place, à ces trois-là...

J'apprécie énormément la peinture de ce Harlem 70s, dans toute sa crasse, sa misère, ses caïds. C'est bien crado. Côté flicaille, il y a Anthony Quinn en capitaine raciste sur les bords, misanthrope et largement corrompu, qui doit collaborer de force avec Yaphet Kotto, mais on est bien loin des stéréotypes qui lorgnent sur la dimension comique de cette association : ils passeront 1h40 à s'engueuler vertement, toujours à la limite de la baston. Globalement tous les acteurs sont vraiment très efficaces dans leurs rôles et véhiculent une ambiance toute particulière, qui permet à mes yeux de passer outre des éléments de scénario un peu faiblards. Antonio Fargas, toujours aussi remarquable par sa présence — son visage surtout.

La force d'un tel film passe par la fluidité avec laquelle il développe ses atmosphères, et l'articulation de l'ensemble qui fait défiler toute la pellicule en un seul grand mouvement, nerveux, tendu, sordide. La course contre la montre engagée entre la police et la mafia est assez intéressante, pas trop redondante, elle prend à la gorge très vite. Dommage qu'on ait le sentiment que le final soit un peu bâclé, car l'ambiance poisseuse et la tension raciale étaient d'une efficacité redoutable.

img1.jpg, août 2022 img2.jpg, août 2022

lundi 03 octobre 2022

Le Pain, de Manoel de Oliveira (1959)

pain.jpg, août 2022
Poésie du pain et des champs portugais

Le mouvement est à la fois très simple et d'une richesse envoûtante : les champs de blé ondulant sous le vent de la magnifique scène finale auront ruisselé pendant une heure de la terre des paysans vers les machines des meuniers. Le pain sert de support à cette évocation très poétique de la société portugaise des années 50, d'une poésie lyrique digne du cinéma soviétique des décennies antérieures, tel que l'on montré Eisenstein, Dovjenko ou Kalatazov. La caméra évolue de la terre vers les machines, du spirituel vers le manuel, en croisant sur sa route tous les métiers impliqués en faisant le tableau d'un travail continu, presque infini, pour labourer, semer, moissonner, moudre, panifier, et enfin irriguer les boulangeries, les pâtisseries, les restaurants, pour in fine orner la table des paysans qui en ont récolté les céréales.

Derrière le titre d'un film presque désuet, très générique, Manoel de Oliveira embrasse une multitude de portraits, individuels et collectifs, pragmatiques et ésotériques, minutieux et globaux. On passe beaucoup de temps du côté des minotiers, célébration de la science au service de l'alimentation (à une époque manifestement révolue, bien éloignée des problématiques contemporaines à ce sujet), mais on fait aussi un détour par les rues et les enfants affamés qui salivent derrière une vitrine remplie de victuailles. Le point central de ce documentaire reste toutefois le travail et les travailleurs, et en dépit de certains passages un peu longs il suscite une fascination nette à de nombreux niveaux, voyage dans le temps, évocation d'une culture voisine, et surtout observation méthodique de toute la chaîne aboutissant sur une miche. Un festival de matières, de la terre au blé, puis à la farine, puis au pâton, et enfin au pain. Les séquences dans les champs, pour récolter le blé, semer les graines à la volée ou simplement observer les épis évoluer au gré des courants, ont clairement ma préférence.

img1.jpg, août 2022 img2.jpg, août 2022 img3.jpg, août 2022 img4.jpg, août 2022 img5.jpg, août 2022 img6.jpg, août 2022

lundi 26 septembre 2022

Le Nôtre parmi les autres, de Nikita Mikhalkov (1974)

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Western de l'est et chaos de la guerre civile russe

Pour son premier film, Nikita Mikhalkov (le réalisateur de Soleil trompeur, Urga et Quelques jours de la vie d'Oblomov) décoche une flèche aussi tonitruante qu'étrange dans la toile du cinéma soviétique en réalisant un western de l'est doté d'un sens baroque aigu. Il exige un certain temps d'adaptation pour s'immerger, et a posteriori un autre temps pour bien assimiler tout ce qui s'est passé durant les cent minutes écoulées. Le Nôtre parmi les autres est un de ces films russes abordant la Révolution d'Octobre à travers le spectre du prolongement en guerre civile au début des années 20, et en l'occurrence au lendemain de la victoire des bolchéviques. C'est en ce sens une œuvre que l'on peut instinctivement rapprocher du magnifique Rouges et Blancs de Miklós Jancsó qui abordait la guerre sous un angle hongrois.

Mikhalkov produit un récit extrêmement bigarré, versatile, et parfois confus dans la fracturation de sa linéarité. Les ruptures sont nombreuses, beaucoup d'émotions s'entrechoquent, beaucoup de registres cohabitent. Il y a du western spaghetti là-dedans, activé par une bonne grosse dose de nostalgie soviétique, très typique, dès l'introduction qui présente en sépia ou noir & blanc l'amitié de quelques personnages, dans une séquence très kitsch, présente uniquement pour illustrer par la suite à quel point elle volera aux éclats.

L'histoire est celle de cinq camarades soviétiques, des anciens de l'armée rouge, en charge de la protection d'un butin d'or destiné à acheter des céréales pour nourrir un pays en famine. L'or est acheminé jusqu'à Moscou en train, mais une série d'attaques et de vol de voleurs aura tôt fait de l'en empêcher. Au milieu des chevaux, des bandits, des pistolets, des attaques de train et de trésor, il y a donc une trame liée à la trahison, à la convoitise et à l'infiltration vraiment très surprenante. C'est un film qui prend le soin de ne pas brosser le manichéisme soviétique dans le sens du poil, il n'y a pas vraiment le camp des méchants monarchistes opposés aux gentils communistes : c'est avant tout une histoire d'amitié perdue, brisée par l'idéologie. On note la présence d'Alexandre Kaïdanovski (le Stalker), et une mise en scène globalement chaotique qui rend la progression pas toujours très intelligible. Mais une bizarrerie qui vaut le coup d'œil, assurément.

img1.jpg, août 2022 img2.jpg, août 2022 img3.jpg, août 2022 img4.jpg, août 2022

jeudi 22 septembre 2022

Plus dure sera la chute, de Mark Robson (1956)

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"The people sit in front of their little TVs with their bellies full of beer and fall asleep."

7 ans après Champion, Mark Robson remet le couvert de l'univers de la boxe et opère un changement de paradigme notable en se focalisant non plus sur le ring et le boxeur incarné par Kirk Douglas en 1949 mais sur l'envers du décor avec Humphrey Bogart en promoteur opportuniste d'un boxeur amateur. On le comprend très vite, on va naviguer dans des eaux plus que troubles, carrément dégueulasses, avec un ballet incessant de magouilles et de compromissions formant l'ossature d'un film noir très élégant.

Le parti pris est intéressant et efficace, car on pénètre dans cet univers aux côtés d'un personnage manifestement amoral, Bogart, présenté comme arriviste, un journaliste sportif appâté par le gain et par les beaux discours de Rod Steiger — parfait en manager véreux, généreux en apparence quand tout va bien et rapidement menaçant quand le vent tourne : "The people, Eddie, the people! Don't tell me about the people, Eddie. The people sit in front of their little TVs with their bellies full of beer and fall asleep". Pas de manichéisme ici, il est présenté dans toutes les teintes de sa personnalité et si l'on met de côté les magouilles évidentes et bien conscientes des matches truqués, on pourrait croire qu'il s'agit d'un ange gardien très maternel avec son jeune poulain de 2 mètres et 120 kilos en provenance d'Argentine. Le point névralgique : il ne sait pas boxer et en définitive The Harder They Fall est avant tout l'histoire d'un mensonge autour de cette montagne, champion de boxe qui n'a en réalité jamais fait ses preuves mais dont on est parvenu à rendre les capacités inquestionnables. Du beau business.

Le duo Steiger baragouineur et Bogart usé pour sa dernière apparition avant de mourir l'année suivante fonctionne très bien, et le film s'inscrit agréablement dans la veine des dénonciations de la décennie, ici sur les mécanismes de la corruption et les ravage des compromissions dans le milieu de la boxe (inspiré d'un véritable boxeur, italien, Primo Carnera). Tout le film peut se regarder sur un ton léger jusqu'à un point de non-retour assez effrayant, le combat de trop, l'affrontement final qui vire à la boucherie et qui transforme le visage du faux champion en champ de bataille ravagé par les coups de poing de son adverse. Il passe sous un rouleau compresseur et ce n'est pas beau à voir — à tel point que cela suscite un sursaut de conscience chez Bogart, on le comprend, alimentant ainsi un discours social sur le massacre des boxeurs qui finissent, au choix, à la morgue, exploités par leurs manageurs, ou clochards dans la rue.

img1.jpg, août 2022 img2.jpg, août 2022 img3.jpg, août 2022 img4.jpg, août 2022

jeudi 15 septembre 2022

Los Angeles Plays Itself, de Thom Andersen (2003)

los_angeles_plays_itself.jpg, août 2022
''They make movies here. I live here. Sometimes I think that gives me the right to criticize.''

Los Angeles Plays Itself, c'est un tunnel de près de 3 heures. L'expérience est éreintante, et on en ressort comme sous l'effet d'un rouleau compresseur, après avoir subi un essai cinématographique sur la ville de Los Angeles (attention de ne pas dire "L. A." sous peine de se faire engueuler par Thom Andersen qui y voit une dévalorisation abominable !) citant pas moins de deux cents films sur le sujet. Quand le film démarre, avec cette vive allure et ce flot ininterrompu de paroles, on se dit que le rythme va être impossible à suivre, pour le narrateur comme pour le spectateur. Et pourtant. Au-delà de la somme des informations individuelles que contient le film, à l'instar d'une conférence de Jean-Baptiste Thoret (il y a un peu de tout et un tri est évidemment nécessaire), au-delà de la proportion de références qui produira ou non un stimulus, Los Angeles Plays Itself produit un effet saisissant, un peu assommant, mais doté de singularités suffisantes pour rendre voyage constructif et agréable.

Un film de montage avant tout, sous la forme d'une longue dérive à travers le cinéma hollywoodien, avec pour objectif l'extraction d'une composante documentaire de toute la matière 100% fictionnelle des 50 années qui ont précédé la sortie du film en 2003 (commencé en 1999) — à l'inverse d'un autre schéma rencontré parfois, complémentaire, qui vise à introduire un peu de fiction dans de la non-fiction. Selon le réalisateur, "if we can appreciate documentaries for their dramatic qualities, perhaps we can appreciate fiction films for their documentary revelations".

Le documentaire est structuré en trois parties clairement identifiées : la ville comme une toile de fond, la ville comme un personnage, la ville comme un sujet. Le ressentiment de Thom Andersen à l'égard d'Hollywood et de son influence néfaste sur la représentation de la ville qu'il aime parcourt absolument tout le docu, à tel point qu'il considère l'abréviation usuelle "L.A." comme la conséquence directe de cette emprise croisée avec un complexe d'infériorité. Des considérations un peu absconses de ce genre, le film en est rempli. De manière intéressante, ce n'est pas un recensement de films sur Los Angeles, mais bien une collection de séquences assemblées pour étayer un propos — plus ou moins pertinent et fondé — à l'image de toute la première partie explorant la dimension architecturale singulière de la ville, avec le courant de l'architecture moderniste associée selon l'essayiste au domicile des bad guys au cinéma (et les exemples abondent il est vrai, avec cette image imprimée par tous les cinéphiles de villas implantées sur des pentes sévères). La séquence de L'Arme fatale 2 dans laquelle Mel Gibson en détruit une avec son pickup est à ce titre mémorable.

Le film s'éloigne de toute dimension potentiellement scolaire, il ne s'agit pas d'un égrainage méthodique et chronologique façon encyclopédie mais bien une plongée subjective dans un discours qui convoque autant de chefs-d'œuvre du film noir que de grosses bouses, autant de thrillers que de navets d'action, et qui tire son titre (signe manifeste de l'ironie d'Andersen à mon sens) d'un cryptique film porno gay des années 70. Il passe beaucoup de temps à évoquer les villas bourgeoises de L.A. Confidential, l'emprise des puissants sur l'eau dans Chinatown, l'utilisation multiple d'un lieu comme le Bradbury Building au travers de films aussi différents que Blade Runner et The Indestructible Man — et même The Artist serait-on tenté de rajouter — dans l'optique de déconstruire les mythes qui enveloppent la ville aux yeux de ceux qui n'y habitent pas et qui n'y prennent pas le bus (sic).

Le ton est volontiers provocateur, souvent ironique, et parfois très cinglant, comme notamment dans le chapitre consacré au retournement de perspectives concernant la gestion de l'eau, des autoroutes, des logements sociaux, ou encore de la police, dont les conséquences désastreuses ne sont pas le fait d'obscures organisations mafieuses mais bien de cyniques représentants publics, bien documentées dans la presse et divers essais, sans que cela n'ait empêché de ratifications par voie démocratique. Au-delà de la simple énonciation du fait que les films ne dépeignent pas la réalité, un truisme renforcé par la présence de nombreuses série B et autres films catastrophe. Après tout, il revendique cette licence artistique et intellectuelle : "they make movies here. I live here. Sometimes I think that gives me the right to criticize".

On peut ainsi considérer le film comme une longue critique argumentée de l'impérialisme culturel d'Hollywood, en s'appuyant sur une grande variété de films, des vieux et des récents, des géniaux et des nullissimes, des blockbusters et des inconnus, à travers une variété de lieux tout aussi conséquente, étudiant la disparition de zones populaires comme Bunker Hill, l'évolution des stations essence, la dissolution de certains quartiers, ou les tacles faciles du new-yorkais Woody Allen dans Annie Hall. L'écart est parfois abyssal, entre un film d'Antonioni et un film de Stallone, un film de course-poursuite / demolition derby et un film d'auteur de Peter Bogdanovich, des références au cinéma policier fasciste et d'autres à Bresson et Ozu.

Le propos est forcément excessif, en quantité et en conjectures, mais il en ressort quand même quelque chose qui s'apparente chez moi à une extrême générosité, certes un peu trop amère par endroits, assortie d'une recomposition très forte de la géographie telle qu'elle transparaît à travers les fictions. Il donne aussi quelques pistes d'exploration très intéressantes, du côté de Charles Burnett (l'auteur de Killer of Sheep), Billy Woodberry (Bless Their Little Hearts), Haile Gerima (Bush Mama) ou encore Kent Mackenzie (The Exiles), évoquées dans la dernière partie consacrée à une sorte de néoréalisme d'un cinéma afro-américain. On pourrait arguer qu'Andersen substitue une forme de complaisance à une autre, en critiquant vertement la représentation hollywoodienne idyllique pour développer une contre-histoire en un sens unilatérale (comme en témoigne ses remarques lapidaires sur Short Cuts, un exemple parmi cent). Mais c'est un style lapidaire et incisif qui permet d'étaler les différentes couches du discours avec dynamisme et de déboucher sur une œuvre unique excitant les synapses des cinéphiles, potentiellement, et sans élitisme. Au niveau du contenu du moins.

1.jpg, août 2022 2.jpg, août 2022 3.jpg, août 2022 4.jpg, août 2022 5.jpg, août 2022 6.jpg, août 2022

mardi 30 août 2022

Primate, de Frederick Wiseman (1974)

primate.jpg, juil. 2022 primateB.jpg, juil. 2022
"Observer les savants comme les savants observent les singes."

Primate est de loin le film de Frederick Wiseman le plus effrayant et le plus directement violent, largement devant la violence du traitement des résidents d'une prison psychiatrique de Titicut Follies qui était largement mise à distance par des ambiances baroques, ou du conditionnement des personnes dans les institutions observées par High School, Law and Order, ou encore Hospital, car elle venait en complément de phases d'observation occupant l'essentiel de l'espace.

Ce pourrait être principalement lié au montage d'une redoutable efficacité chez Wiseman à cette époque, avec un crescendo très bien maîtrisé dans les expériences scientifiques sur des singes divers. En immersion dans ce centre de recherche d'Atlanta, on observe dans un premier temps des moments tendres ou drôles : des accouplements de primates donnant lieu à des observations sur l'éjaculation qui mettent mal à l'aise certaines stagiaires, des femmes qui s'occupent de bébés primates comme s'il s'agissait de leurs propres progénitures (câlins, bisous, biberons, etc.), et déjà quelques expériences, d'une neutralité confortable, basées sur des observations théoriques ou sur des analyses d'apprentissages et autres réactions à différents stimuli. La maman chimpanzé jouant et goûtant le placenta encore accroché à son bébé, un moment très étrange. Un vol simulant l'apesanteur, aussi.

Et puis la science prend un virage très sec à un moment, à partir d'expériences incluant l'insertion d'électrodes directement dans les boîtes crâniennes des animaux — à ce titre c'est un documentaire très intéressant sur l'évolution des normes en matière d'expérimentation animale, mais c'est aussi un film à réserver à un public averti car l'envie se mutant en nécessité de détourner le regard de certaines opérations est très fréquente, avis aux âmes sensibles — pour essayer de comprendre le rôle de certaines régions du cerveau dans les comportements sexuels ou violents. Mais ça, il faut le deviner ou le comprendre a posteriori en se renseignant car Wiseman, très volontairement, ne laisse aucune place au champ scientifique à proprement parler. Son sujet, c'est l'homme, dans une mise en abyme sidérante : "J'ai voulu observer les savants comme les savants observent les singes". Le résultat est brillant, particulièrement probant de ce point de vue-là.

On peut s'amuser dans un premier temps, lors d'expérience visant à récolter du sperme selon une gamme variée de stimuli. Mais assez vite les signaux dérangeants envahissent l'espace. Un chercheur insère une sonde gastrique par les narines d'un pauvre petit singe pour analyser l'intérieur de son estomac, et cette scène rappelle fatalement l'alimentation de force, par la même voie, d'un patient dans Titicut Follies. La séquence "dentiste pour singes" est du même acabit en matière de malaise, et on plongera ensuite totalement dans l'horreur frontale à la faveur d'une opération chirurgicale désassemblant pièce par pièce un autre primate, avec une séquence intense au niveau du cerveau.

Et c'est là tout le talent de Wiseman, qui juxtapose des paroles réconfortantes d'une technicienne et des expériences scientifiques d'une brutalité inouïe, avec un aveu aussi neutre dans le ton qu'implacable de la part d'un chercheur : "généralement, les singes souffrent". On reconnaît son appétence pour les discussions de groupe portant sur l'organisation et la stratégie, même si ici aucun élément de nous est donné de sorte que l'on soit en capacité d'en comprendre les tenants et aboutissants. Un dispositif redoutablement efficace, qui nous projette presque dans la peau des singes en souffrance, agressés, qui ne comprennent à aucun moment ce qu'il leur arrive. Stress insoutenable, détresse totale.

Il y a en outre une démonstration en toile de fond tout aussi imparable : il y a tout en haut de la pyramide des hommes, des vieux blancs ; en-dessous, des femmes assistantes ; en-dessous, des hommes noirs en charge du nettoyage et de l'entretien ; et tout en bas, les animaux, trimballés de cages en cages, d'un dispositif expérimental à un autre. Et à la faveur de ce montage affûté comme un rasoir, en ayant sciemment expurgé toute justification scientifique, il n'y a que les primates pour exprimer des émotions (que l'on peut lire dans leurs yeux régulièrement) appartenant à un spectre très large : peur, colère, tendresse, lascivité, incompréhension et souffrance.

img1.jpg, juil. 2022 img2.jpg, juil. 2022 img3.jpg, juil. 2022 img4.jpg, juil. 2022 img5.jpg, juil. 2022

vendredi 26 août 2022

Le Règne du jour, de Pierre Perrault (1967)

regne_du_jour.jpg, juil. 2022
"Le peuple est à la folie Marie !"

Quel voyage émouvant initié par Pierre Perrault, de retour du côté de chez les Tremblay à L'Isle-aux-Coudres, sur le Saint-Laurent, quelques années après Pour la suite du monde, pour les inviter à faire le déplacement en France et y retrouver les origines de leur famille et leurs ancêtres dans le Perche... Quels personnages, ces deux vieux Alexis et Marie, deux personnalités centrales au cœur du pèlerinage, donnant des portraits vraiment incroyables... On coche énormément de cases en ce qui me concerne : documentaire semi-ethnographique, paysannerie, culture québécoise.

Très touchant de découvrir un peu plus en détail l'intimité de ce couple très âgé (avec quand même 17 enfants, 72 petits-enfants, et 7 arrière-petits-enfants, de quoi peupler la région comme 3 siècle auparavant !), avec leurs caractères bien trempés, et surtout l'inscription de leur état d'esprit dans une chronologie culturelle. Le rapport de l'homme au temps et à son environnement est magnifique, merveilleusement bien capté ici à travers d'une part la peur tangible d'Alexis vis-à-vis du futur et de l'époque moderne ("Le peuple est à la folie Marie ! Le luxe… mais on vit moins bien qu’avant je te dis !") et d'autre part dans le contrepoint très calme et plus mesuré offert par Marie, justement, l'air de ne pas y toucher ("il a toujours été vieux… alors avec l’âge…" réplique collector).

Le voyage en France est aussi l'occasion d'établir une série de passerelles, des points communs et des différences, entre les paysans québécois et les paysans français, à travers plusieurs prismes : ils découvrent que les fermes françaises sont majoritairement louées là où au Québec les paysans sont propriétaires de leurs terres et de leurs bâtisses. La mécanisation est plus importante, les tracteurs sont présents un peu partout tandis que l'accès à l'eau courante n'est pas garanti. Surtout, le rite du cochon n'est pas effectué de la même manière, que ce soit pour le tuer, le peler, le préparer, gérer les abats, etc. Ce qui est très drôle, c'est que plus ces cousins éloignés échangent sur leurs différences, plus ils se rapprochent. Ils prennent carrément conscience d'appartenir à la même classe sociale, loin des aristocrates occupés par la chasse à courre par exemple (un très bon exemple qui conforte Alexis dans sa vision des choses, à quelques détails près liés à la résistance notamment).

Un documentaire qui recèle en outre une poésie insoupçonnée, sur les jeux de langues, les spécificités idiomatiques qui se croisent, les accents (délicieux) aussi bien sûr, les pratiques qui se répondent comme un écho de part et d'autre de l'Atlantique à la faveur d'un montage alterné savoureux. Très authentique dans sa démarche, très drôle dans la confrontation qu'il provoque entre ces vieux paysans qui n'étaient jamais sortis de leur Isle-aux-Coudres et qui débarquent en France. Je crois que le plus touchant dans cette histoire, c'est cette incompréhension profonde du monde moderne chez Alexis (le passage avec les motoneiges est à pleurer de rire), et la peur teintée de colère que cela occasionne.

img1.png, juil. 2022 img2.png, juil. 2022 img3.png, juil. 2022

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