mardi 06 décembre 2022

Salvatore Giuliano, de Francesco Rosi (1962)

salvatore_giuliano.jpg, oct. 2022
Nuances de bandit

L'approche de Francesco Rosi pour aborder l'histoire de Salvatore Giuliano est déroutante, intrigante, et se révèle dans sa dernière partie étonnamment efficace. Le film portant le nom du plus grand criminel de l'époque n'est pas du tout ce qu'on appellerait aujourd’hui un biopic, mais bien plus une radiographie de la Sicile de la fin des années 40 et 50, de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu'à son assassinat et les procès qui s'ensuivirent. Un complément très intéressant au regard que Visconti avait posé sur la région dans La terre tremble (1948).

Salvatore Giuliano ne ménage d'ailleurs aucun suspense à l'endroit de ceux (dont je faisais partie) qui ne connaissent pas son histoire : les premières images montrent la scène d'un meurtre, tout du moins en apparence, celui de Giuliano, étendu devant une maison le corps criblé de balles, tandis que la police criminelle fait son travail d'identification des circonstances. Cet homme, assassiné le 5 juillet 1950 à 27 ans, était un paysan bandit, fer de lance du mouvement indépendantiste sicilien, et aura cristallisé toutes les passions de son époque, autant dans l'adoration que dans la détestation, une configuration que Rosi rendra très bien en adoptant une position extrêmement neutre à son égard.

La chose la plus surprenante pour un film ainsi nommé, c'est qu'on ne verra jamais directement ce Robin des Bois sicilien : tout au plus peut-on observer son cadavre, longuement et sous des angles variés, ainsi que sa silhouette furtive. Autant dire qu'à ce niveau-là (ainsi que tous les autres) on est aux antipodes du film de Michael Cimino, Le Sicilien, avec Christophe Lambert dans le rôle-titre... C'est bien plus un film politique, avec de longues parties consacrées au prétoire, qu'une biographie partielle à proprement parler : on sent bien la volonté de décrire les conditions sociales des années 40 et les raisons d'une révolte sur le terreau d'une oppression.

En souhaitant conserver une part d'ombre non-négligeable sur la réalité des événements, en prise directe avec l'état des circonstances pas toutes élucidées, Rosi entretient une difficulté d'accès notable, qu'on peut imaginer volontaire ou du moins très prégnante pour un public étranger à l'histoire de la Sicile. Salvatore Giuliano analyse sous de nombreux aspects les rapports (pour ne pas dire la collusion) entre la mafia, les partis politiques et l'institution judiciaire : il est parfois délicat d'y voir clair mais le sens esthétique de Rosi ainsi que la tension de certains passages-clés (la séquence de la prison vers la fin, focalisée sur le lieutenant de Giuliano qui l'a trahi, Gaspare Pisciotta, est presque insoutenable, et il est fait mention de la tuerie de Portella delle Ginestre) permettent de maintenir un visionnage hypnotisant. Très loin de tout didactisme, en cultivant la dimension insaisissable du personnage.

img1.jpg, oct. 2022 img2.jpg, oct. 2022 img3.jpg, oct. 2022 img4.jpg, oct. 2022

lundi 05 décembre 2022

Damaged, de Black Flag (1981)

damaged.jpg, déc. 2022

Aussi débile dans les textes qu'énervé dans le ton, du Punk Hardcore par excellence qui délivre sa rage sans fioriture. Énergie brute à une époque où le Punk était déjà un peu sur le déclin (le Punk Rock en tous cas), zéro compromission qui reprend la simplicité brute des Ramones dans une recette plus brutal et enragé. C'est vraiment du bourrinage du début à la fin, et ce pour parler de vraiment n'importe quoi, d'un pack de bière ou d'une soirée télé. Henry Rollins et son chant de fou furieux est bien marrant (le gars est un jour monté sur scène pour chanter avec le groupe, au tout début de sa formation, et il a depuis été adopté comme chanteur, à 18 ans...), il produit un mélange hystérique de rage et de comédie qui remplit totalement sa mission.

Extrait de l'album : Rise Above.

À écouter également : Six pack.

black_flag.jpg, déc. 2022

dimanche 04 décembre 2022

La terre tremble, de Luchino Visconti (1948)

terre_tremble.jpg, oct. 2022
"La mer est amère et le marin y meurt."

Que ce soit chez Visconti, Pasolini ou Rossellini (liste non-exhaustive), je me suis rendu compte au gré des confrontations que ma préférence va très clairement aux veines néoréalistes respectives de ces cinéastes emblématiques. Ce n'est manifestement pas au travers de ce registre qu'ils ont su se démarquer, entre eux, et imprimer durablement la rétine ou marquer les esprits (des films iconoclastes comme Le Guépard, Salo ou les 120 Journées de Sodome et Les Onze Fioretti de François d'Assise peuvent par exemple en témoigner) mais c'est dans cet écrin que sont nés les plus beaux drames d'après-guerre à mes yeux.

Dans un premier temps au moins, la particularité la plus proéminente de La terre tremble a trait à sa distribution, entièrement composée d'acteurs non-professionnels, plus précisément de pêcheurs s'exprimant dans leur langue régionale et racontant en quelque sorte leur quotidien sicilien dans un coin rural et littoral d'Italie. Il s'en dégage une authenticité franche, au-delà de la mise en scène minimale nécessaire, et une composante documentaire qui peuvent trouver de nombreux échos fertiles dans tous les courts-métrages des années 50 de Vittorio De Seta (de "vrais" documentaires en l'occurrence, qui abordaient le quotidien de mineurs, de paysans et, entre autres, de pêcheurs). Cette histoire complète le tableau de la Sicile à côté de très beaux films comme Les Fiancés ou encore Mafioso.

La chronique familiale de Rocco et ses frères rencontre ainsi ici l'univers de la pêche à travers l'histoire d'un petit village où la subsistance d'une famille pauvre est menacée par le monopôle des mareyeurs. Les pêcheurs ont beau se tuer à la tâche, avec enfants et vieillards mis à contribution en mer, c'est cet intermédiaire qui constitue le goulot d'étranglement en tirant les prix du poisson vers le bas et en maintenant à ce titre une forme d'exploitation quasi-esclavagiste. C'est le fils aîné, amoureux d'une fille issue d'une classe plus aisée, qui poussera ses proches à devenir indépendants et à monter leur propre entreprise après avoir fédéré la colère des travailleurs locaux — très beau plan où l'on jette la balance des grossistes à la mer. Le geste est beau et nourrit des espoirs fondés, mais le bonheur sera on s'en doute un peu de courte durée.

Il y a très peu de place pour l'illusion de réussite dans La terre tremble. On ne s'échappe pas si facilement de sa condition chez Visconti, la réalité sociale claque comme des coups de fouet et l'angoisse de la misère tout comme de la mort en mer est partout — "La mer est amère et le marin y meurt", comme l'exprimera une femme lors d'une tempête. Quelques références à l'époque moderne ancrent la fiction dans le réel, avec le symbole de la faucille et du marteau sur un mur décrépi ou encore une citation de Mussolini au-dessus du bureau d'un exploiteur satisfait. Peinture cruelle d'un échec implacable, c'est un film qui n'offre pas de porte de sortie salvatrice : la solidarité y est presque inexistante, l'absence de figure libératrice est tragique, et celui qui lutte semble enfermé dans une solitude amère. Un échec à dépasser, un honneur à ravaler, et en définitive une rébellion payée au prix le plus fort.

img1.jpg, oct. 2022 img2.jpg, oct. 2022 img3.jpg, oct. 2022

Esqueletos, de Tarantella (2005)

esqueletos.jpg, déc. 2022

Plongée très immersive dans l'univers de la Gothic Country — mais en réalité avec aussi des bouts de Dark Cabaret (style Tom Waits période Orphans: Brawlers, Bawlers & Bastards) et de Western Spaghetti (notamment à travers ces sons de guitare délicieux sur certains morceaux, que je préfère aux violons). La voix de Kal Cahoone est toujours aussi appréciable, je garde toujours en tête l'émouvant Lily Pool sur l'album de Lilium Felt. Une ambiance comparable à celle de 16 Horsepower, mais sans la voix de David Eugene Edwards et sans l'accompagnement de Pascal Humbert. Sa voix me fait parfois penser à celle de Siouxsie Sioux.

Extrait de l'album : A Chi Sa Dove Sara.

À écouter également : Dame Fuego et Esqueletos.

tarantella.jpg, déc. 2022

vendredi 02 décembre 2022

Zvenigora - La Montagne sonnante, de Alexandre Dovjenko (1927)

zvenigora.jpg, déc. 2022
Mille ans pour faire coïncider bolchévisme et nationalisme ukrainien en URSS

Ce film d’Alexandre Dovjenko est le premier de la trilogie qu'il a consacrée à l'Ukraine avec les merveilleux Arsenal et La Terre, mais c'est un film qui détonne fortement avec le reste de sa filmographie (du moins la part que j'ai pu découvrir pour l'instant). D'un point de vue purement esthétique, il n'y a aucun doute, on s'inscrit dans l'état de l'art du cinéma soviétique avec une avalanche de techniques qui marquent fortement les esprits, que ce soit à travers le montage, les effets de ralenti, le symbolisme (peut-être moins présent ici que dans les deux autres films de la trilogie ukrainienne), ou ici la particularité des différents épisodes racontant un moment important de l'histoire nationale. Mais sur le fond du discours, j'avoue avoir été sidéré par la teneur du propos, à la fois conforme en un sens à la doctrine soviétique, mais aussi incroyablement iconoclaste en tentant une intersection entre bolchévisme et nationalisme.

En guise de préliminaire et pour dialoguer avec mon moi futur, je dois préciser que la succession d'épisodes, leur enchâssement, l'étendue du spectre observé couvrant le Moyen Âge jusqu'à la guerre civile russe, et la pluralité des points de vue m'ont pas mal perdu et ont rendu le visionnage difficile. On baigne dans une ambiance légèrement surréaliste, presque fantastique, via les divagations du personnage central du grand-père, accentuant le flou général. Mille ans d'histoire racontés entre réalité et fiction à deux fils antagonistes sur fond de trésor enfoui dans la montagne... il faut bien s'accrocher.

Une œuvre puissante, mais aussi obscure car un peu décousue, donc. L'ambition de Dovjenko est particulièrement démesurée, dans l'ampleur visée mais aussi dans la tentative de réconciliation des deux récits nationaux — chose que je n'avais jamais vue au cinéma. Un film soviétique traitant du folklore national en héritage, à travers diverses histoires de filiation, la tradition écrasée par la modernité à grand renfort de figures symboliques, etc. Les époques sont aussi nombreuses que les personnages, le rythme est complètement fou, et classique parmi les classiques, la musique contemporaine est aussi baroque qu'inappropriée, un supplice (je n'ai pas hésité à couper le son cette fois). Méga métaphore de l'âme nationale de l'Ukraine, avec des composantes spirituelles et nationalistes que tiraillent la fibre soviétique. Le questionnement sur les dégâts de la révolution et les spécificités culturelles m'a scotché, au sein d'un film de cette période.

img1.png, déc. 2022 img2.png, déc. 2022 img3.png, déc. 2022 img4.png, déc. 2022 img5.png, déc. 2022

jeudi 01 décembre 2022

Mamma Roma, de Pier Paolo Pasolini (1962)

mamma_roma.jpg, oct. 2022
"À ton âge, la seule femme dont tu as besoin, c'est ta mère."

Premier film que l'on peut considérer "normal" que je vois chez Pasolini, faisant suite à 4 tentatives sur une quinzaine d'années marquées par des tonalités hautement subversives, expérimentales, excessives, difficilement appréciables pour des raisons très diverses — Salò ou les 120 journées de Sodome, Théorème, Porcherie et le dernier en date, Œdipe roi. Au début des années 60, longtemps avant Salo (1975), son cinéma s'inscrivait ainsi dans une veine néo-réaliste assez classique avec une actrice on ne peut plus représentative de ce courant, Anna Magnani, en prostituée d'une quarantaine d'années récemment libérée de son mac souhaitant reprendre le cours d'une vie normale avec son fils.

Dans un style presque académique a posteriori, le réalisateur se fait très habile dans l'observation d'un environnement social verrouillé — que ce soit pour la mère, le fils, l'amie, tous les horizons sont bouchés. Il y une forme de fatalité dans le sort de la protagoniste éponyme Mamma Roma, victime comme d'autres de lois sociales inéluctables, qui permet d'aller au-delà de l'apparente simplicité d'un tel film avec des enjeux limpides. Initialement on peut craindre des excès propres au cinéma italien de l'époque dans le personnage très excentrique de Magnani lors du mariage et d'un repas faisant écho à la Cène, mais l'ensemble sera agréablement mesuré. Dans ce monde en ruines, les personnages se débattent comme ils peuvent, et c'est un écrin de choix pour Pasolini qui laisse libre cours à son inspiration spirituelle en multipliant les symboles christiques, le dernier d'entre eux étant probablement le plus fort, avec la quasi-crucifixion du fils dans un hôpital-prison.

Il y a dans l'arrière-plan un déterminisme social révoltant, exacerbé par une photographie en noirs prononcés et blancs éclatants (avec quelques passages nocturnes presque surréalistes), et rappelé par des terrains vagues omniprésents pour accueillir la jeunesse désœuvrée. Impossible d'échapper à sa condition (thème récurrent autour de l'actrice Anna Magnani), quand bien même une mère serait animée d'un amour maternel incandescent. L'opposition entre les deux corps, la mère solide et fière, le fils frêle et maladroit, accentue l'étrangeté de l'association et l'aveuglement d'une croyance en un salut impossible.

img1.jpg, oct. 2022 img2.jpg, oct. 2022 img3.jpg, oct. 2022

mardi 29 novembre 2022

Live at the Cathedral, de Moon Hooch (2017)

live_at_the_cathedral.jpg, nov. 2022

Moon Hooch était de passage à Toulouse en octobre pour un concert reporté, originellement programmé... la veille du tout premier confinement en mars 2020. L'occasion d'en remettre une couche, après un aperçu de leur premier album, avec cette captation live de 2015 dans la Cathedral Church of St. John the Divine, à New York. Le trio Mike Wilbur, Wenzl McGowen et James Muschler tourne à pleine régime — ce dernier, le batteur, est depuis parti explorer d'autres horizons musicaux (il a sorti un album en 2021, The Evolution of Life Forms on Earth : "a 40-minute musical simulation of Earth's 4-billion year ancestry. Sound is used as a medium to represent the fossil record's relative biodiversity and rates of genetic change. ") et été remplacé par Cyzon Griffin. Malgré un pépin technique il sont parvenus à assurer avec brio, même s'il faudrait dire à Mike Wilbur de moins se laisser tenter par le chant... et de se concentrer sur ses multiples talents avec ses tout aussi multiples saxophones. Énorme coup de cœur.

Extrait de l'album : Ewi et #6 / #9.

moon_hooch_live_cathedral.jpg, nov. 2022

lundi 21 novembre 2022

La Putain, de Ken Russell (1991)

putain.jpg, oct. 2022
"Oh, you got a flat. Need help pumping it up?"

Ce film de Ken Russell (un de ses derniers pour le cinéma et le plus récent que j'aie vu, c'est-à-dire 20 ans après Les Diables par exemple) a beau être d'une simplicité presque banale, il se situe dans un alignement — presque parfait à titre personnel — de thèmes et de tons dans la case "cynisme d'une prostituée lucide". C'est très subjectif, mais j'ai été particulièrement réceptif à l'humour décalé et au charme de l'actrice principale, Theresa Russell (sans lien de parenté a priori), dans le rôle d'une prostituée racontant avec beaucoup d'ironie sa vie quotidienne face caméra, dans un style pseudo-documentaire mais surtout frontalement décalé. C'est trois fois rien, Liz qui nous raconte ses déboires, ses fous rires et ses moments glauques, sans misérabilisme et avec un ton juste et neutre tout du long, avec un second degré très solide pour maintenir l'ambiance pas trop pesante. Toute la trame en lien avec son mac est assez paresseuse, un peu trop poussive et importante à mon goût, mais ça ne gâche en rien l'exploration de ce monde qui repose sur le sexe et l'hypocrisie — deux mamelles du cinéma de Ken Russell (on se rappelle encore la séquence d'orgie dans The Devils). Le quotidien de Liz est franchement sordide mais il y a tellement de séquences bien foutues (disons qui fonctionnent bien avec ma sensibilité en matière de comédie), ce n'est pas du tout le sentiment prédominant. On croise Danny Trejo en tatoueur (le mac tatoue ses filles comme du bétail), Antonio Fargas en clodo bienveillant (toujours aussi hypnotisé par sa tête), mais c'est clairement Theresa Russell qui a ma préférence de ce côté-là. Beaucoup de passages comiques en lien avec de la gérontophilie, sans pour autant que les plus jeunes soient épargnés : autant dire que ce contrepied à Pretty Woman (Russell aurait réalisé ce film en réponse) m'arrive comme un vent de fraîcheur, sans jugement, à forte consonance de satire sociale, avec son lot de confessions abominables formulées un sourire en coin, empreint d'une légèreté salvatrice, et non exempt de séquences aussi drôles que crados. On est presque dans la poésie du dégueulasse et de l'abject par moments.

Man in Car: I wanna fuck you up the ass!
Liz: You can stick it up your own, asshole!
Man in Car: Ha ha ha ha ha, I would if I could, bitch!
img1.jpg, oct. 2022 img2.jpg, oct. 2022

dimanche 20 novembre 2022

Just As I Am, de Bill Withers (1971)

just as i am.jpg, nov. 2022

Bill Withers, c'est avant tout pour les cinéphiles l'interprète du tube planétaire "Who Is He (And What Is He To You)?" que Quentin Tarantino utilisa dans Jackie Brown. Difficile de faire plus efficace en matière de Soul.

Mais c'est aussi l'auteur d'un trio de premiers albums d'une constance assez remarquable, trois albums très solides, très classiques dans tous les sens du terme. Just As I Am en 1971, Still Bill en 1972 (un peu plus Funk) et Just As I Am en 1974 (bis). On peut remarquer la présence de reprises surprenantes sur son tout premier album, des Beatles (Let It Be) et de Fred Neil (Everybody's Talkin'). Trois albums d'une trentaine de minutes assez incontournables pour les amateurs du genre, de la Soul chaude, douce, un peu mélancolique dans ses textes, avec des accents Funk et romantiques.

Extrait de l'album : Grandma's Hands.

À écouter également : I'm Her Daddy, Lonely Town, Lonely, You et Same Love That Made Me Laugh.

bill_withers.jpg, nov. 2022

jeudi 17 novembre 2022

Muna Moto, de Jean-Pierre Dikongué-Pipa (1975)

muna_moto.jpg, oct. 2022
"Amour, donne-moi ta force, et cette force me sauvera."

Quel agréable sentiment de dépaysement à l'occasion de cette tragédie romantique camerounaise ! Ce genre de moment, bien qu'imparfait, alimente une petite série de découvertes devenues extrêmement rares avec le temps et il faut essayer des dizaines de fois de se lancer sur des sentiers obscurs (c'est-à-dire trébucher sur des déceptions) pour en trouver un qui vaille vraiment le détour. Muna Moto arbore un noir et blanc très élégant en ce milieu des années 70, ainsi qu'une élégante structure en flashback expliquant le contexte de la séquence inaugurale dans laquelle on voit un homme enlever une jeune fille pour une raison inconnue à ce moment-là.  Le film file une tragédie quasiment shakespearienne autour d'une union impossible entre deux amants, comme un Roméo et Juliette africain dans lequel la dot est au centre des enjeux, et s'autorise en outre de nombreuses excursions dans la jungle : autant de points d'accroche attrayants pour rendre cette histoire d'amours contrariées très attachante.

Le couple maltraité dans ses intentions formé par David Endene et Arlette Din Bell est magnifique, que ce soit dans ses élans romantiques, conflictuels ou dramatiques, il dégage quelque chose de vraiment touchant et sincère. L'amour qui unit leurs personnages Ngando et Ddomé sera mis à mal par l'oncle de l'homme, polygame qui accaparera la femme à la faveur d'une demande de dot — trop chère pour le protagoniste qui était venu chercher de l'aide chez lui. Ainsi on comprend que Ngando enlevait sa propre fille dans la première scène du film, suite aux nombreuses déconvenues avec son oncle et le désarroi qui s'est ensuite emparé de Ddomé, au terme d'un long flashback amenant les détails nécessaires et les émotions liées.

Jean-Pierre Dikongue-Pipa présente ainsi la déviance de la dot, l'emprise néfaste des bateaux des pêcheurs blancs qui appauvrissent l'eau et les habitants locaux, et plus généralement la rigidité de coutumes ancestrales patriarcales vis-à-vis d'une nouvelle génération. La narration est (volontairement, en partie au moins) relativement erratique au début, le temps que les pièces du puzzle s'assemblent et que le flashback prenne tout son sens, et d'un sentiment initial de confusion naît une tragédie très intime qui trouve sa source dans des personnages en prise avec des conflits de tradition.

img1.png, oct. 2022 img2.png, oct. 2022 img3.png, oct. 2022 img4.png, oct. 2022

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