mardi 09 janvier 2024

Geographies of Solitude, de Jacquelyn Mills (2022)

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Une vie sur Sable Island

Jacquelyn Mills introduit et explore deux choses bien distinctes dans Geographies of Solitude, un lieu et une personne, les deux étant sans surprise intimement liés.
L'île de Sable, d'une part, une petite bande de sable canadienne en forme de croissant, longue d'une quarantaine de kilomètres et large d'à peine plus d'un. Située dans l'océan Atlantique au large des côtes de la Nouvelle-Écosse, à 170 km du continent, elle est avant tout un refuge d'oiseaux migrateurs et elle abrite aujourd'hui quelques centaines de spécimens d'une population de chevaux sauvages particuliers.
Zoe Lucas, d'autre part, une femme vivant seule sur ces quelques dizaines de kilomètres carrés depuis plus de 40 ans, travaillant sur l'étude de la biodiversité à travers l'île, sur le comportement de la faune locale, ainsi que sur l'impact de diverses pollutions à plusieurs niveaux.

Le cadre est naturellement exceptionnel, mais c'est avant tout le travail de la documentariste qui confère au lieu une dimension si fortement singulière. En réalité Geographies of Solitude observe Lucas un peu comme Lucas observe la vie sur l'île, en y ajoutant des expérimentations formelles régulières : le travail sur l'image (pellicule) et sur le son (l'analogique qui crépite) est vraiment remarquable, à défaut de faire unilatéralement consensus — le propre du cinéma expérimental après tout, il serait bizarre que Stan Brakhage ou Kenneth Anger, au hasard, fassent l'unanimité... En l'occurrence, on pourra observer ce que donne l'enfouissement de pellicules 16 mm à divers endroits de l'île, après développement et ajouts de différents éléments (sable, poils de chevaux, etc.). Ces inserts expérimentaux sont en tous cas marginaux et ne gênent en rien le reste, ils accompagnent en douceur la confection de cette ambiance originale qui flotte en ces lieux dépeuplés d'humains. Ici, c'est le règne des chevaux sauvages, des oiseaux, des phoques et... du plastique.

On y revient toujours, à ces bouts de pétrole qui s'infiltrent dans absolument toutes les strates, dans tous les corps biologiques, dans toutes les rivières et tous les océans, parcourant inlassablement la terre. Ils peuvent finir en Chine (Plastic China) ou au Ghana (Welcome to Sodom) comme le résultat de la délocalisation du traitement de nos déchets, ils peuvent se retrouver jusque dans les coins magnifiques les plus reculés et inhabités (Exogène), et ils peuvent donc se retrouver sur cette île déserte, que ce soit dans l'estomac des oiseaux morts (plus de 70% des oiseaux analysés ont le ventre rempli de ces déchets) ou disséminés sur les plages dans des formes très diverses (bouteilles intactes, filaments issus de la décomposition, ou même sous la forme des petites granules (nurdle ou larme de sirène) que l'on retrouve littéralement partout depuis le milieu du XXe siècle).

Mais cela n'entame pas la douceur du regard porté sur cet écosystème hors du commun, visité par Cousteau au début des années 80 (archives à l'appui) à une époque où Lucas n'était âgée que d'une vingtaine d'années... Elle aura littéralement dédié sa vie à l'étude de cette île et des changements sur plus de 4 décennies, et le docu parvient à rendre compte de cette dimension scientifique exceptionnelle avec une grande humilité, dans une démarche rarement vue ailleurs. Il en résulte un témoignage très poétique de la vie sur Sable Island, sur ses habitants permanents ou de passage, et sur le passage du temps.

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lundi 08 janvier 2024

Et la lumière fut, de Otar Iosseliani (1989)

et_la_lumiere_fut.jpg, janv. 2024
Dans une forêt de Casamance

Et c'est là où je l'attendais le moins qu'Otar Iosseliani me surprend le plus, au détour d'une coproduction entre France, Allemagne et Italie, un film sous des allures de conte flirtant avec le non-fictionnel situé dans un village de Casamance, dans le sud du Sénégal, parmi les peuples diolas. Et la lumière fut est une œuvre lente, elle prend très agréablement son temps pour décrire le quotidien d'un village au cœur d'une forêt africaine avant de lancer les péripéties à proprement parler. Il y a des différends réguliers entre les différentes familles, structurées autour d'une organisation qui semble perpétuer les coutumes ancestrales d'un système matriarcal, mais le soir tout le monde se réunit pour contempler le coucher de soleil. En toile de fond, de manière très détachée, vague mais insistante, la menace des engins forestiers se précise à mesure que les arbres centenaires s'écrasent du haut de leurs centaines de mètres.

Ce n'est pas la première fois dans sa filmographie, mais Iosseliani s'amuse beaucoup à ne pas sous-titrer rigoureusement son film. C'était le cas notamment dans Pastorale. Ici, seulement une petite partie des dialogues a droit à des traductions, insérées sous la forme de cartons hérités du cinéma muet, sans que ce sous-titrage ainsi sous-échantillonné ne pose le moindre problème de compréhension globale, d'immersion ou de sensation. On observe les hommes laver le linge et pêcher, on observe les femmes chasser à l'arc. Les cases tanguent quand on y fait l'amour, et les crises conjugales ne sont pas rares. Une vieille femme part mourir dans la forêt : un enfant est né et il porte le même nom qu'elle. De petits radeaux transportent de la nourriture le long de canaux sinueux, quelques querelles amoureuses animent le village, on communique d'un bout à l'autre du lieu à l'aide de percussions sur des troncs d'arbres. Image surréaliste servie en guise de hors-d'œuvre : une guérisseuse particulièrement douée recoud la tête coupée d'un homme qui ne gardera apparemment qu'une légère gêne au niveau de la cicatrice.

Dans cette position d'observateur privilégié, on pourrait passer des heures à scruter ce village, sa quiétude, ses querelles, et ses environs forestiers menacés par des bûcherons qui n'oublient pas de ramener des bonbons corrupteurs. Il faut dire que les arbres tombent de plus en plus près des maisons... C'est une sorte de chronique imaginaire servie par Iosseliani, avec les sarcasmes doux habituels, qui se termine par un voyage en ville (on pense un peu à Divine Carcasse de Dominique Loreau) et une dernière vision surréaliste (les touristes contemplant l'incendie du village, en trouvant ça joli). Une bien étrange tranquillité.

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dimanche 07 janvier 2024

R.A.S., de Yves Boisset (1973)

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Premier jet

Probablement l'un des premiers films à aborder aussi frontalement la Guerre d'Algérie, une dizaine d'années après la fin du conflit et autant d'années de censure à ce sujet — R.A.S. en subit malgré tout les conséquences à sa sortie en 1973, avec des coupures imposées au montage et des perturbations par des fachos lors de projections. Si l'on n'avait pas peur des parallèles un peu trop hardis, on pourrait dire qu'il s'agit d'un Full Metal Jacket mineur à l'algérienne, avec un découpage en deux parties, une première étant dédiée à la préparation en France et une seconde dévolue aux conditions de guerre sur le terrain. Yves Boisset, on le sait, n'est pas le plus grand représentant de la finesse, mais étonnamment son côté un peu bourrin s'accorde assez bien avec l'âpreté de la situation, du moins beaucoup plus que dans Le Prix du danger par exemple. L'occasion ici de découvrir une belle brochette d'acteurs devenus depuis des célébrités mais inconnus à l'époque, Jacques Spiesser, Jacques Villeret, Jacques Weber (absolument méconnaissable), Claude Brosset, Jean-François Balmer, Michel Peyrelon, Jean-Pierre Castaldi. À noter également la présence de Philippe Leroy-Beaulieu, un peu vieilli depuis Le Trou.

R.A.S. me fait beaucoup penser à un autre film français de l'époque, Le Pistonné, réalisé par Claude Berri en 1970 et montrant les déboires du soldats Guy Bedos envoyé de force au Maroc. Le ton est vraiment semblable, seuls les enjeux diffèrent — et la portée politique évidemment. C'est amusant de voir réunis de tels personnages ici, un anarchiste, un communiste, et un apolitique notamment, tous rechignant à combattre en Algérie, opposés sur beaucoup de sujets mais unis dans leurs déboires. Pour l'une des premières visions de la Guerre d'Algérie acceptée dans le circuit de distribution français, il faut quand même reconnaître à Boisset un certain tact, car même si on n'a pas affaire à un monument de subtilité, il sait conserver un regard assez neutre (le commandant est inspiré par une personne réelle, Jean Pouget). La violence est laissée en hors champ la plupart du temps, choix judicieux pour se concentrer sur l'état d'esprit des soldats sous la forme d'une chronique militaire relativement sobre de la part du réalisateur.

img1.jpg, janv. 2024 img2.jpg, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024 img4.jpg, janv. 2024

samedi 06 janvier 2024

Trafic, de Jacques Tati (1971)

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"Où allez-vous, monsieur Hulot ?"

Le fond de l'air est décidément bien tristounet dans ce dernier épisode des aventures de Monsieur Hulot, vieillissant, souvent laissé sur le bas-côté et en marge de l'activité, qui fait suite quatre années plus tard à l'échec commercial (et pourtant magnifique) de Playtime ayant entraîné la faillite de la société de production de Jacques Tati. Il est malgré tout parvenu à se remettre en selle pour Trafic, et à dissimuler des contraintes matérielles inévitables derrière un certain minimalisme de mise en scène qui s'accorde assez bien, il faut le reconnaître, avec son style lunaire et son appétence pour le détail. Aucun problème pour passer près de deux minutes à observer des conducteurs se tripatouiller le nez en gros plan ou des hommes d'affaires évoluer de manière très saccadée à cause de fils délimitant les stands dans un immense hall d'exposition en plan large...

S'il y a bien un changement majeur par rapport aux précédents films de Tati, c'est la présence d'un objectif précis structurant la narration et l'irruption d'un personnage féminin d'importance : à la différence de Playtime ou de Mon oncle qui campait une position très observationnelle, on peut résumer l'histoire de Trafic à celle d'un dessinateur pour une petite entreprise automobile parisienne chargé de présenter sa dernière invention (une Renault 4L aménagée en voiture de camping révolutionnaire, l'avant-garde des vans aménagés en quelque sorte) au salon d'Amsterdam en compagnie d'une attachée de presse dont il ne restera pas insensible. C'est clair et intelligible, même si cela n'empêchera évidemment pas une cascade d'imprévus et de gags reflétant sans doute la définition même de la méthode Tati.

On retrouve le Monsieur Hulot observateur à la fois candide et circonspect de la société moderne, de ses évolutions, de son progrès. Les routes parcourues par le personnage, sillonnées par d'innombrables véhicules (dont on aura observé la construction au gré d'une introduction quasi-documentaire) alors que lui-même restera la plupart du temps immobilisé sur le bord du chemin, forment une métaphore à la fois simple, distante, et loufoque du regard qu'il semble poser sur son époque. Même si on n'échappe pas à une certaine répétitivité dans le geste, comme si Tati faisait du sur place en roue libre, il reste une ambiance (très particulière et immédiatement reconnaissable, du burlesque de bande-dessinée des années 1970) et un foisonnement de détails. On retrouve aussi cet amour pour la confusion sonore, avec des dialogues souvent inintelligibles, noyés dans une cacophonie désagréable tant qu'on cherche à identifier la partie utile du signal, pour finalement dériver vers une sorte de film muet dégénéré. Ça parle, ça parle, mais personne n'écoute vraiment : tout le monde s'en fout.

Il y a dans Trafic comme dans tous les Tati une dimension expérimentale qui peut rebuter, surtout lorsqu'elle est alliée à un humour aussi burlesque et suranné. On voit bien le cinéaste expérimenter, ici avec les décors et les couleurs, là avec les effets sonores et les propos incompréhensibles. Ces jeux, toujours en mode mineur, provoquent un effet de contrepoids avec le constat désabusé de son personnage devant une forme de déshumanisation de la société par la consommation, impassible devant la fourmilière hystérique. Ils évitent au film de verser dans la critique passéiste et amère, et forment un petit espace de calme et de confort au milieu du chaos.

img1.jpg, janv. 2024 img2.jpg, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024 img4.jpg, janv. 2024 img5.jpg, janv. 2024

vendredi 05 janvier 2024

GREY Area, de Little Simz (2019)

grey_area.jpg, janv. 2024

Hip Hop britannique qui laisse l'accent et le flow géniaux de Little Simz s'exprimer pleinement, une très belle découverte. Je ne suis pas du tout connaisseur des sous-genres, Conscious / Hardcore Hip Hop, mais il y a une réaction chimique excellente à l'œuvre, probablement en lien avec le fait que la chanteuse est entourée de musiciens talentueux. Les ambiances varient énormément, c'est un rythme parfois agressif et souvent accrocheur pour les passages les plus réussis me concernant (le duo d'entrée Offence / Boss, mais aussi Venom qui base presque tout sur la performance vocale), avec beaucoup de thèmes qui lorgnent du côté de la Soul et du Jazz. Quelques expérimentations sont franchement ratées à mes oreilles, par exemple je trouve Wounds fade et répétitif, Selfish un peu R&B tout-venant, et les accents asiatiques pop de 101 FM très mal incorporés, bien trop kitsch. En tous cas, une énergie assez dingue traverse l'album, très riche en idées originales et composé par une femme de 25 ans.

Extrait de l'album : Offence.

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À écouter également : Boss, Venom, Sherbet Sunset.

Ses albums suivants valent aussi le détour, bien qu'infiniment plus hétérogènes.
Sur Sometimes I Might Be Introvert (2021) : Introvert.
Sur NO THANK YOU (2022) : Gorilla (le clip est génial sur le plan esthétique).

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Carambolages, de Marcel Bluwal (1963)

carambolages.jpg, janv. 2024
"Assassiner un étranger a toujours un petit côté ennuyeux. Tandis que l'étripage en famille, c'est régulier, c'est traditionnel, c'est bourgeois. Et puis, ça a tout de même plus d'allure ! Tuer un étranger, on pense à France-Soir. Un parent, on pense à Sophocle."

La curiosité est piquée par le carton initial, "Les personnages et les événements de ce film ne sont que le fruit d’une brillante imagination. Si de mauvais esprits s’avisaient d’y découvrir une critique, même nuancée d’un certain patronat, ou d’une certaine police, cette opinion serait réputée diffamatoire et impitoyablement poursuivie comme telle", probablement en lien avec de précédents ennuis du réalisateur ou des scénaristes — ou simple boutade pour attirer l'attention. Film étonnant et original, entre deux époques, Jean-Claude Brialy extirpé de la Nouvelle Vague, Louis de Funès pas encore tout à fait célèbre, un clin d'œil rapide d'Alain Delon, et une pléthore de seconds rôles dont on connaît les visages sans en connaître les noms qui peuplent le lieu unique de l'histoire, une entreprise répartie sur une dizaine d'étages illustrant la vision résolument moderniste du travail de l'époque, 1963.

Tout repose sur une base un peu foutraque et loufoque : un employé modeste rêve de gravir les échelons de son entreprise et commence à y croire sérieusement lorsque son supérieur prépare sa retraite — il va pouvoir monter d'un cran et le remplacer. Pas de bol, une réforme des retraites décale l'âge de départ (un détail à caractère documentaire, énième bégaiement de l'histoire), et s'étant engagé dans diverses grandes dépenses au travers de multiples crédits, il se voit contraint d'assassiner une tête parmi les cadres supérieurs pour mettre en route l'ascenseur social. Carambolages, ce n'est donc que ça : l'observation d'une perturbation (une mort) dans l'équilibre très instable (les liens de subordination) au sein d'une hiérarchie soudainement remuée et virant au chaos (l'entreprise chancelante).

Et la situation évoluera vers quelque chose de complètement chaotique, même si les événements se précipiteront assez tardivement dans le récit. Sans doute que l'on peut marquer le début du grand glissement vers l'hystérie générale avec l'irruption de Michel Serrault, dans le rôle d'un inspecteur complètement barjot, qui semble s'être fait une ligne de coke de trop. C'était encore l'époque et le cadre dans lesquels Michel Audiard (aidé sans doute de Pierre Tchernia) savait contenir sa verve sans s'épancher de manière trop caricaturale et désagréable — j'ai encore les excès chez Gilles Grangier dans Les Vieux de la vieille qui résonnent dans ma tête, avec un Gabin en roue libre totale. On ne jugera évidemment pas le film à la profondeur de sa critique de l'arrivisme, étant donné qu'il est ici davantage question d'enfilade un peu répétitive de gags dans un esprit de bande dessinée, certes sur fond de satire virulente.

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jeudi 04 janvier 2024

Sunset (Napszállta), de László Nemes (2018)

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Un crépuscule

Si l'on connaît le László Nemes qui a réalisé Le Fils de Saul, on n'est pas vraiment déstabilisé au moment de pénétrer dans l'espace de la Mitteleuropa au début du XXe siècle, à l'orée de la Première Guerre mondiale. De la même façon qu'on suivait le Sonderkommando travaillant dans un crématorium d'Auschwitz-Birkenau en 1944, on resté systématiquement collé à Irisz Leiter (jouée par l'actrice hongroise Juli Jakab) dans sa quête pas toujours parfaitement explicite, mais en tous cas retournant à Budapest au cœur de l'empire austro-hongrois en 1913 avec pour objectif d'intégrer un célèbre magasin de chapeaux — l'occasion de réviser le vocabulaire afférent, modiste = créateur de chapeaux pour femmes, chapelier = plutôt pour les hommes, chapellerie = industrie ou commerce des chapeaux. On apprend peu à peu, dans une brume scénaristique très volontairement maintenue, qu'elle est orpheline, que ses parents sont morts dans un incendie et qu'ils étaient les anciens propriétaires du magasin. Un peu plus tard viendra l'hypothèse d'un frère qui serait toujours en vie et qui animera la dynamique de la dernière partie du film.

Le style de Nemes est presque immédiatement reconnaissable à ses atmosphères extrêmement travaillées, ses ambiances sombres et immersives assorties de nombreux plans-séquence, et aussi, il faut le dire, un certain jusqu'au-boutisme dans les partis pris esthétiques qui atténuent malheureusement pas mal la portée et la force d'un tel exercice de style me concernant. Probablement qu'une expérience au cinéma aurait été profitable. Non pas qu'il faille absolument tout comprendre en toute circonstance dans toutes les fictions, mais il me semble en tous cas que dans Sunset on a sacrifié une bonne part d'intelligibilité pour entretenir un mystère qui n'était pas totalement justifié et nécessaire. L'atmosphère aurait très bien pu se faire tout aussi prenante, diffusant son souffle menaçant aux contours incertains, sans cette part obscure très importante à l'origine d'un inconfort pas toujours moteur.

Dans Le Fils de Saul, il était question d'offrir une sépulture à un enfant. Ici, il s'agit en quelque sorte de percer un secret familial pour l'héroïne qui enquête sur son passé et ses origines, avec la toile de fond du chaos de l'époque. Ce décor, je l'ai trouvé assez fou, avec sa ville emplie de dangers, la mort à chaque coin de rue, le monde au bord du désastre. Le mystère de cet empire est saisissant car on oscille entre la gloire et la décadence, entre les intérieurs luxueux et la rue tel un coupe-gorge. Mais il manque un certain sens pragmatique pour éviter proprement le virtuose asphyxiant sur la durée, en compagnie de ce personnage témoin et acteur du chaos un peu trop confus dans les complots et les faux-semblants qu'elle traversera. Une opacité qui semble parfaitement contrôlée et tissée, fertile par endroits, mais qui semble quand même aussi largement excessive, quand bien même elle s'accorderait harmonieusement avec le mouvement accompagnant le crépuscule d'une civilisation.

img1.jpg, janv. 2024 img2.jpg, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024 img4.jpg, janv. 2024

mercredi 03 janvier 2024

Assoiffé (Pyaasa), de Guru Dutt (1957)

assoiffe.jpg, janv. 2024
La dure vie du poète sincère

La thématique du poète pauvre fidèle à son art mais rejeté par la société me fait spontanément et nécessairement penser à des personnages qu'on retrouve dans le cinéma de Satyajit Ray (à l'instar de l'ancien maharajah dans Le Salon de musique), le rapprochement étant un peu guidé, pour ne pas dire forcé, par ma large méconnaissance du cinéma indien. La comparaison me paraît malgré tout valable au-delà de cette seule histoire, à travers le rythme relativement lent de la narration, la mélancolie très forte qui infuse sur toute la durée, et ce noir et blanc qui alimente une esthétique si particulière avec les vêtements indiens et les lieux afférents. La grande différence, cela étant dit, se situe dans la présence de nombreux numéros de chant ici.

Et c'est là mon principal problème : j'ai beaucoup de mal avec ces passages chantés, et ils sont très nombreux, dans la tradition bollywoodienne — dont je ne connais pas grand-chose non plus, et dont je ne peux donc pas percevoir la variation / altération dans Pyaasa, s'il y en avait. C'est très préjudiciable à l'ensemble car au creux de ces séquences-là passent beaucoup de messages et de descriptions, avec des passages plus oniriques et d'autres plus ouvertement tristes. Je sens que je suis coupé d'une part non-négligeable du contenu et de l'affliction du poète Vijay (interprété par Guru Dutt lui-même) et de sa relation avec une prostituée et une amie d'enfance.

Dommage, car il y a beaucoup de particularités idiosyncratiques, en lien avec la production locale de poésie et l'édition (on parle même de rachat de papier pour l'industrie). Le mélodrame conserve malgré tout une bonne partie de son charme dans l'attrait de la prostituée pour les textes d'un poète incompris jusqu'alors, qui se sera battu en vain toute sa vie pour la reconnaissance. Les passages comiques portés par l'acteur Johnny Walker (nom véridique) ne sont pas du meilleur effet à mon goût, au même titre que les références crypto-christiques, mais le final à partir de l'anniversaire de la mort prétendue du poète (il avait donné sa veste à un sans-abri) délivre tout son potentiel dramatique vigoureusement. Il peut enfin crier son dégoût du monde, de l'hypocrisie et de la domination de l'argent. Très beau film sur la cruauté du monde envers les artistes intègres.

img1.png, janv. 2024 img2.png, janv. 2024 img3.png, janv. 2024

mardi 02 janvier 2024

Exogène (Matter Out of Place), de Nikolaus Geyrhalter (2022)

exogene.jpg, déc. 2023
Ordures et châtiment

Plans fixes, photographie léchée, dialogues marginalisés, thématique pertinente : aucun doute, on est bien chez Nikolaus Geyrhalter. L'agro-industrie dans Notre pain quotidien, l'humanité la nuit dans Abendland, les vestiges d'architectures passées dans Homo sapiens, la transformation et l'exploitation des paysages dans Earth, et désormais la gestion des déchets à l'occasion de  Exogène qui ne dépareille pas le moins du monde avec le reste de sa brillante filmographie documentaire.

Geyrhalter est allé chercher des détritus à plusieurs endroits de la Terre (Albanie / Autriche / États-Unis / Grèce / Maldives / Népal / Suisse) et il n'y a pas l'ombre d'un doute quant à l'intérêt de son bilan carbone. Le documentaire est hypnotisant, comme à son habitude au demeurant, mais ici avec un supplément de fascination assez particulier étant donné que l'objet du regard porte sur de la saleté sous toutes ses formes. Du plastique partout, évidemment (et on sait bien qu'une partie finira chez les déshérités exploités à l'autre bout du globe, de Plastic China à Welcome to Sodom), en montagne, sous l'eau, sur les rivages, enfoui sous terre, mais aussi le tout-venant, qu'il soit collecté à vélo dans les rues d'un petit village népalais avant d'être entreposé dans une décharge à ciel ouvert, en camion suspendu sous un téléphérique suisse ou en bateau au large des côtes maldiviennes. Le réalisateur autrichien parvient à unifier en quelque sorte les détritus déversés aux quatre coins de la planète pour former une même masse polluante qui prolifère et qui s'infiltre par toutes les strates jusqu'à se répandre jusque dans les territoires les plus reculés.

Et il en faut, de l'énergie pour traiter ces déchets. Des bénévoles qui collectent ce que les flots ont ramené sur des plages albanaises, des plongeurs grecs qui vont récurer les fonds marins particulièrement garnis en saloperies incrustés dans les coraux, et des machines à n'en plus finir pour les déplacer, les compacter, les trier, les recycler, ou les réduire en miette ou en pâte. Des machines de toutes les tailles, que l'on a tout le loisir d'observer dans leurs fonctionnements variés, du bulldozer servant à donner un semblant d'ordre dans les décharges à perte de vue jusqu'aux broyeuses qui fragmentent n'importe quelle matière, en passant par les différents souffleurs et aimants géants pour séparer les objets légers et les métaux du reste. On regarde toutes cette mécanique fonctionner avec autant de passion que de dégoût, un tour de force récurrent chez Geyrhalter. On est à deux doigts de l'autonomie au sein d'un système fermé, avec des déchets qui produisent des déchets, qui produisent des déchets, etc. La nausée et l'asphyxie guettent à plus d'une reprise.

Geyrhalter travaille beaucoup ses transitions. On passe d'une mer prise entre des montagnes glacées magnifiques tant que l'on ne regarde pas en détail les ilots de plastique qui la composent, au bordel monstrueux dans une décharge au Népal, avec des déchets qui s'accumulent en montagnes traitées par une armée de petites mains au milieu du ballet de camions, pour ensuite sauter tout aussi brusquement vers une station de ski en Suisse avec des camions qui n'arrêtent par leurs descentes et leurs montées fixés en-dessous des cages d'acier transportant les hommes — un procédé qui apparaît naturellement comme un luxe. Le final observant la clôture du Burning Man dans le Nevada est un moment hautement photogénique (autant que les plages de sable blanc aux Maldives), le désert balayé par la poussière et par le vent, avec des dizaines de personnes cherchant quelques pauvres petits bouts d'ordures, contraste saisissant avec les tonnes et les tonnes de déchets qui ont défilé devant nos yeux avant ça — le propos n'étant pas tout à fait clair à cet endroit. Une chose est sûre, il y a quelque chose de l'ordre du travail de Sisyphe dans cette dispersion planétaire des ordures que l'humain cherche à dompter, à brûler et à enfouir, quête éternelle au bord de l'impuissance.

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samedi 30 décembre 2023

Tantura, de Alon Schwarz (2022)

tantura.jpg, déc. 2023
Un nouveau regard sur la Nakba

Alon Schwarz n'est pas un dissident politique israélien, il n'est pas antisioniste, et c'est sans doute lui qui le dit le mieux : "I am a big Zionist. People think I am not, but they are wrong. I am more Zionist than the right-wing people who want to settle the territories and then have one state, which would end up not being a Jewish state. I am not saying bring back the Arabs into Tantura and clear out the Jews. That is not what I am saying. That is not what should happen. I am not for the right of return by any means. I want a Jewish state. My grandparents came from the Holocaust." C'est un paramètre important lorsqu'on tombe sur son documentaire Tantura, du nom d'un ancien petit village de pêcheurs situé entre Tel Aviv et Haïfa et qui fut le théâtre d'une exécution de masse lors de la guerre israélo-arabe de 1948-1949 au terme du mandat britannique sur la Palestine.

La thèse (cinématographique) soutenue par Schwarz épouse en réalité la thèse (de master) de l'historien israélien Théodore Katz, ancien étudiant de l'université de Haïfa dans les années 1950 et aujourd’hui nonagénaire : contrairement aux déclarations officielles, la brigade Alexandroni aurait procédé à un nettoyage ethnique et des centaines de corps seraient enterrés dans des charniers, ce qui remet en question le mythe fondateur d'Israël à une époque où des centaines de villages palestiniens avaient été détruits. Côté israélien, ces événements sont appelés "guerre d'indépendance", et côté palestinien, on parle de "Nakba" (la catastrophe). En tout état de cause, un sujet manifestement tabou puisque cette thèse coûta cher à Katz : les vétérans de la brigade Alexandroni attaquèrent Katz en justice pour diffamation, l'accusant d'avoir fabriqué les témoignages, et l'université de Haïfa lui retira son grade. Un jour peut-être, des fouilles seront menées et mettront fin aux débats et à cette longue controverse.

Tantura, ce n'est que ça : l'exposition de ces éléments, de manière étonnamment et agréablement neutre, sourcée, apaisée. Le documentaire vaut avant tout pour l'énoncé des faits derrière la thèse soutenue par le réalisateur, étant donnée sa position (résolument sioniste) dans une démarche apparemment sincère, allant à contre-courant du récit martelé quotidiennement.

img1.jpg, déc. 2023 img2.jpg, déc. 2023 img3.jpg, déc. 2023 img4.jpg, déc. 2023

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