lundi 22 janvier 2024

Éloge de l'ombre (陰翳礼讃, In'ei raisan), de Jun'ichirō Tanizaki (1933)

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Le beau et le laid, le propre et le sale, le sombre et le clair

L'essai de Jun'ichirō Tanizaki sur l'esthétique japonaise est à la fois court, dense, et déconcertant. Il faut dire que pour aborder la question du beau, et avant de développer sa pensée sur l'opposition entre l'esthétique asiatique basée sur l'ombre et l'esthétique occidentale basée sur le visible, il nous embarque directement... dans ses toilettes. Point de départ assez déroutant pour une réflexion qui ne se révèlera que très progressivement, en prenant le lecteur (occidental mécréant, du moins) à rebours, et qui laissera beaucoup de zones d'ombre — c'est sans doute une sensation très à propos, au regard de la thématique.

Chose amusante et intéressante, il est difficile de caractériser la position de Tanizaki, réactionnaire sous certains aspects, mais doué d'autodérision sous d'autres : il se moquera de lui-même à de nombreuses reprises, qualifiant ses paroles de divagations de vieillard (il n'a que 47 ans). Parfois, il se fait extrêmement véhément et peu nuancé pour critiquer la définition du beau en Occident ou pour glorifier la culture nationale patriotique, et parfois il avance ses pensées sous l'angle de l'incompréhension sincère et posée, en avouant le caractère relatif de ses jugements. S'il finit par explorer des thèmes artistiques plus conventionnels, comme le théâtre (en opposant Kabuki et Nô) ou des architectures spectaculaires, il s'attarde très longuement sur les éléments du quotidien en s'intéressant aux intérieurs d'une maison. Et de pester sur l'électricité (qu'il installera dans sa maison malgré tout), sur ces lumières trop fortes et trop chaudes qui dénature le cœur même de la maison japonaise en éliminant, entre autres, la pénombre des alcôves.

On en vient souvent à se demander ce que Tanizaki pensera de l'occidentalisation de la société japonaise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lui qui souffre déjà énormément de l'évolution culturelle à marche forcée au tout début des années 1930. L'écrivain donne l'impression d'être un apôtre de l'ombre comme un parent éloigné de Soulages, insistant sur le fait que la clarté à quelque chose d'aveuglant, et que la où les occidentaux s'échinent à astiquer leurs objets d'art, les asiatiques trouvent une finalité toute particulière dans la patine de la crasse. Un attrait pour la souillure, vecteur du temps qui passe, qui rend plus attrayant le jade terne plutôt que le diamant étincelant.

Un essai difficile à appréhender, derrière sa fausse désinvolture il est très stimulant dans son ébauche de théorisation sur l'esthétique, mais il multiplie en outre les dissonances, d'un côté capable de commentaire bassement raciste à l'encontre d'Einstein en visite au Japon s'étonnant d'un éclairage public fonctionnant en plein jour ("c’était un Juif, après tout"), et quelques pages plus loin se moque de lui-même de peur de devenir, voire d'être devenu, un vieux réac grabataire. La dernière partie de cet Éloge de l'ombre est plus confuse, moins précise, on aborde la soupe miso dans un bol sombre et les sushis enveloppés dans des feuilles de kaki, disons que ces divagations sont moins intéressantes que celles sur la blancheur de la porcelaine, l'intérieur et les toits des temples ou encore les contrastes colorimétriques de la peau (avec option "noircissement des dents" pour les femmes). Une chose est sûre, on referme le livre en observant son environnement différemment, en traquant toutes les zones d'ombre avec l'envie, comme Tanizaki dans sa conclusion presque potache, d'aller "éteindre [sa] lampe électrique".

samedi 20 janvier 2024

El Principio Del Fin, de Don Bolo (2018)

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Ce premier album instrumental d'Avant-Prog équatorienne est pour le moins intrigant. Pas le genre de sonorités et d'assemblages de sonorités commun... La seule chose à laquelle je puisse rapprocher la signature de Don Bolo, c'est éventuellement At The Mountains Of Madness de Electric Masada, sans Marc Ribot à la guitare et avec à la place un bassiste déchaîné. Très étonnant comment les cuivres enflammées mettent en valeur la basse justement, le tout animé par des structures denses et complexes à la limite de la dissonance. Sans parler du tempo qui part en vrille constamment. Le triptyque servi en introduction est d'une efficacité ravageuse, le reste de l'album se perd à mon goût un peu trop dans des expérimentations alambiquées et exotiques.

Extrait de l'album : Esta Es la Vida Que Te Espera.

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À écouter également : El Espiral, Tutitata.

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vendredi 19 janvier 2024

L'Invaincu (অপরাজিত, Aparajito), de Satyajit Ray (1956)

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Le tombeau des lucioles

Ce deuxième film de la trilogie d'Apu réalisée par Satyajit Ray reprend exactement l'histoire du protagoniste là où on l'avait laissée à la fin de La Complainte du sentier : Apu a désormais 10 ans (du moins durant la première partie du film, avant la grande ellipse qui le projettera dans les études à Calcutta), sa famille s'est installée en ville après les événements tragiques dans l'ancienne maison. Avec la même élégance de mise en scène et la même douceur de caméra, L'Invaincu observe dans un premier temps les habitudes de la famille, notamment le quotidien du père consistant à étudier des textes sacrés tout en se promenant sur les berges du Gange. Ce premier pan du récit sera brusquement interrompu par la maladie (suivie de la mort soudaine) de ce dernier, impulsant un nouveau mouvement, en sens inverse, puisque la mère Sarbajaya décidera de retourner s'installer à la campagne.

Même si la trilogie porte son nom il n'est pas tout à fait évident de déterminer si le personnage d'Apu est réellement le barycentre des événements et des sentiments. On peut quoi qu'il en soit concéder le poids des membres de sa famille dans son environnement, quand bien même chacun de ces membres n'aurait qu'un temps limité de présence — il faut dire que la mort frappe régulièrement dans ce coin de l'Inde. En marge de l'évolution d'Apu, de ses études, de son émancipation, la figure de la mère est ici omniprésente et Ray marquera fortement le parallèle existant entre la réussite (Apu décroche une bourse, il repart en ville pour étudier, il commence à développer une certaine autonomie) et le chagrin (Sarbajaya souffrira particulièrement de l'éloignement de son fils). Et on sait comment se finissent les tragédies familiales chez le cinéaste indien...

La forme très épurée de ce conte lui permet d'accéder à une forme d'universalité tout en conservant nombre de particularités idiosyncratiques, parmi lesquels je citerais en premier lieu la présence marquante des trains, de leurs allers-retours, et du symbole de changement de vie qu'ils contiennent. Quelques effets simples sont d'une beauté insoupçonnée, comme l'ellipse transformant Apu enfant en un adolescent simplement en se concentrant sur une lampe, un soir de lecture. La relation mère-fils étonne aussi, avec toute la délicatesse diffusée pour aborder cette relation d'amour mais aussi toute la dureté du dernier mouvement partagé entre émancipation et égoïsme. Ray se garde bien de juger son personnage principal, malgré toute l'émotion qui peut jaillir autour de celui de la mère, dont l'affliction est rendue tout à fait intelligible sans recourir au pathos. Et il propose deux séquences d'un éclat noir sidérant, deux symboles funèbres dont l'effet est saisissant, un dernier souffle paternel marqué par la soudaine envolée d'oiseaux et l'image d'une disparition maternelle s'effaçant dans la nuit éclairée de lucioles.

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jeudi 18 janvier 2024

Voyage sans retour (One Way Passage), de Tay Garnett (1932)

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"These holidays are dynamite."

Aiguillé par la place de choix que Bertrand Tavernier lui accorde dans son pavé Amis Américains, Tay Garnett s'immisce dans ma cinéphilie par l'entremise de cette romance aux accents comiques qui aurait très bien pu constituer le terreau idéal d'un mélodrame sirupeux et éreintant s'il n'avait pas éclos dans un cadre particulier : le Forbidden Hollywood, l'ère du Pré-Code. Quelques années avant que la censure du code Hays n'entre en scène en 1934, One Way Passage est un régal de comédie raffiné typique de ces années-là, le début de la décennie 1930. Un navire de croisière, une poignée de personnages aux destins mêlés, des flirts croisés, une série de bons mots, et la chose est lancée.

Tout le film est basé sur une contrainte sous-jacente, la cohabitation forcée entre plusieurs personnes, qui génèrera autant de rapprochements bienvenus pour les uns et redoutés pour les autres. Une histoire d'amour issue d'un coup de foudre dans un bar de Hong Kong se poursuit à bord d'un paquebot, pour le voyage retour en direction de San Francisco. Mais une histoire d'amour également pétrie de non-dits, de mensonges, de secrets : on apprendra rapidement que elle, Joan (Kay Francis), est condamnée par une maladie incurable qui lui ôtera bientôt la vie, et que lui, Dan (William Powell), est un condamné à mort qui retourne sur le continent nord-américain pour terminer sur une chaise électrique.

Mais jamais Voyage sans retour ne se fait lourd sur cette composante dramatique, bien au contraire : ce n'est qu'une configuration pour créer une certaine entrave dans leur relation, qui trouvera certes pour point de chute une séparation faussement optimiste (magnifique final où chacun a appris la condition de l'autre sans que l'autre ne le sache, et feignant des retrouvailles qui n'auront tristement jamais lieu) mais qui constituera un carburant permanent aux enjeux. Car autour d'eux rôdent différents personnages secondaires gratinés, avec notamment une fausse comtesse, le sergent (Warren Hymer, la tête idéale de l'emploi) en charge de l'arrestation de Dan qui tombera sous le charme de cette dernière, et un blagueur potache bourré tout du long dont la fonction sera essentiellement d'introduire un peu de chaos dans tout cela. Ce microcosme apporte la touche de légèreté bienvenue, avec des états d'âme surprenants (le flic se montrera magnanime avec les malfrats) et typiques du Pré-Code.

Quelques épisodes exotiques (dont une escale à Hawaï, sur les plages de Honolulu, ouvrant de nombreuses possibilités), une traversée en bateau qui scellera l'intégralité d'une histoire d'amour, de son commencement à son dernier souffle, sans qu'aucune des deux parties ne connaisse le sort de son amant, et une conclusion sous la forme d'un rendez-vous manqué au parfum tragique et délicat. Bonne pioche.

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mercredi 17 janvier 2024

Deux, de Filippo Meneghetti (2020)

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Barbara, une femme allemande

Première chose qui frappe et qui intrigue fortement : la présence de Barbara Sukowa, du haut de sa soixantaine avancée et magnifique, dans un rôle dont l'émancipation chevillée au corps mais menacée forme un écho très lointain mais tout aussi tenace avec son rôle dans Lola, une femme allemande, il y a près de quarante ans chez Fassbinder. L'expérience est vraiment troublante, même si le (premier) film du réalisateur italien Filippo Meneghetti n'a pas du tout la même portée et les mêmes enjeux. Tout dans Deux est en réalité porté par le duo d'actrices principales, incluant Martine Chevallier, et dans la nature de leur relation amoureuse, à la fois intense, sincère, hésitante, et instable par nature puisque la famille de cette dernière n'est pas au courant.

Il y aurait beaucoup à redire sur les maladresses du film, sur la pauvreté de certains dialogues, sur la faiblesse d'écriture de certains personnages secondaires (l'aide-soignante et la fille surtout, encore que le personnage de Léa Drucker est doté d'un beau potentiel pas vraiment exploité), sur certains effets de manche pas hyper constructifs (le cambriolage final annoncé une scène plus tôt, par exemple). Mais les scénaristes sont parvenus à esquisser une relation sentimentale dont on ignore tout le passif mais qui s'établit naturellement, dans sa passion comme dans ses contraintes. Et la configuration, très crédible, de ces deux femmes qui ne sont que deux voisines pour le reste du monde, est le terreau fertile pour le développement d'une situation éminemment compliquée lorsque l'une d'entre elles fait un AVC et perd une partie de ses capacités. Cette sensation de tragique est très bien amenée, et renforcée par quelques scènes percutantes comme celle où la caméra se concentre sur les yeux de Chevallier qui alterne entre les deux interlocutrices (sans que ces dernières ne la regardent), prisonniers d'un corps presque immobile.

La pudeur de la mise en scène est particulièrement appréciable, tout comme le jeu avec les deux appartements et les doubles vies en toile de fond. Le mélange de complicité presque enfantine, d'attachement puissant, de souffrance soudaine, est très réussi et donne à la scène finale, danse intime sur fond de Betty Curtis (Sul Mio Carro) au milieu de l'appartement retourné, une certaine force. Point de chute d'une dernière partie construite autour d'un suspense grandissant et d'un coming out à demi-raté assez bien gérés.

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mardi 16 janvier 2024

Baïonnette au canon (Fixed Bayonets!), de Samuel Fuller (1951)

baïionnette_au_canon.jpg, janv. 2024
"You're not aiming at a man. You're aiming at the enemy. Once you're over that hump, you're a rifleman."

Quand j'avais découvert le film de Samuel Fuller J'ai vécu l'enfer de Corée (The Steel Helmet), la comparaison avec Côte 465 (Men in War) réalisé quelques années plus tard par Anthony Mann m'avait sauté aux yeux : même sujet, la guerre de Corée sous l'angle des difficultés du camp américain, même budget limité, même approche sous la forme d'un exercice de style (qui s'est sans doute imposé naturellement étant donnée la limitation des moyens). Mais en réalité il y avait encore plus proche : même sujet, même budget, même approche... et même réalisateur, ainsi que même année, et même acteur principal, puisque Fuller réalisait également en 1951 Fixed Bayonets! mettant en scène Gene Evans. Drôle de cumul de points communs, alors que le résultat est sensiblement différent.

Retour sur le front coréen, alors que la guerre est encore active à l'époque, pour examiner une autre dimension (un peu moins sordide, même si on ne peut pas dire que la joie soit franchement au rendez-vous). Un immense régiment américain comptant 15000 hommes doit fuir face à la domination des troupes communistes dans la région. Pour éviter que la retraite soit trop ostensible, ce qui laisserait à l'ennemi le moyen de leur infliger de lourdes pertes, une petite escouade d'une cinquantaine d'hommes est formée pour simuler une présence stable dans un lieu stratégique et permettre au restant de la troupe d'évacuer les lieux. Pas de bol pour ces hommes, même si le calcul est vite vu d'un point de vue purement comptable : il va falloir résister le plus longtemps possible dans le froid, dans les montagnes, pour que les copains aient le temps de rentrer sains et saufs.

Le choix des conditions hivernales est intéressant car il permet de dresser un contexte peu fréquent, mais il se heurte malgré tout très vite aux problèmes de moyens — tout est bien sûr tourné en studio et on ne peut pas dire qu'une fortune ait été dépensé dans les décors... C'est rachitique, à tel point que même la neige ressemble à du sable blanc (l'avantage de la pellicule noir et blanc, elle limite la casse), ça en est même probablement. Une grosse partie de l'action se jouera donc avec une poignée de figurants perchés dans leur grotte située en hauteur, repoussant inlassablement les assauts plus ou moins timides de l'ennemi. Fuller montre bien les conditions extrêmes, on se frotte les pieds pour se réchauffer (ils sont tellement froids et engourdis qu'on frotte ceux du voisin sans s'en rendre compte), il y aura pas mal de combats rapprochés (d’où le titre), et un petit lieutenant verra ses supérieurs mourir les uns après les autres. De telle sorte qu'un beau jour, il se retrouve en charge du commandement de son unité.

Fuller, à travers ce personnage, insiste lourdement sur son incapacité a priori à commander, sur ses doutes, sur ses peurs, sa croyance en son inaptitude, avec des voix intérieures répétitives... Pour que le moment venu, sa prise en main du peloton paraisse héroïque. Tout ça semble quand même bien rabougri du scénario, même s'il parvient à éveiller quelques moments de grosse tension (l'emplacement des mines notamment) ou de surprise (le vol d'un clairon ennemi). Un film d'hommes entre eux, parmi lesquels on pourra apercevoir James Dean à la toute fin — attention à ne pas cligner des yeux, ça dure moins de 5 secondes — et qui insiste sur un quotidien angoissant, peu trépidant, avec une opposition entre deux groupes filmée un peu comme un western. Une œuvre de commande à travers laquelle Fuller réussit à insérer quelques belles séquences (qui plus est sans excès propagandiste majeur) à l'image du très beau plan final montrant des survivants qui défilent, au clair de lune, éreintés, en traversant un cours d'eau.

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lundi 15 janvier 2024

Faits divers, de Raymond Depardon (1983)

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"Appelle du renfort !"

Vertu étonnante de parcourir la filmographie essentiellement (mais pas uniquement) documentaire de Raymond Depardon des années 1980 à 2000 en même temps que celle de Frederick Wiseman : des passerelles assez nettes se dessinent entre les deux corpus, comme si le photographe rhodanien avait été influencé par le style très caractéristique du documentariste de Boston. Si le style caméra à l'épaule domine tout Faits divers en lui conférant une dynamique particulière (pour le dire rapidement, il n'arrête pas de courir derrière les gendarmes du cinquième arrondissement pour suivre leurs occupations quotidiennes), l'éloignant de la méthode beaucoup plus posée de Wiseman toutes époques confondues, cette captation du réel au plus près de l'action et totalement dénuée de commentaires, autant que les thématiques investies, rend le parallèle presque inévitable. Ou alors je fais une grosse fixette sur Wiseman en ce moment, ce qui est tout à fait probable.

Chose marquante, et qu'on pourrait presque qualifier de drôle si le sujet n'était pas désespérément tragique, regarder Faits divers donne un peu l'impression de retourner aux sources de deux autres de ses documentaires, Urgences (1988) et 10e chambre, instants d'audience (2004). Comme si les gardiens de la paix parisiens que l'on suit ici étaient ceux qui présentaient les différentes personnes, victimes ou coupables, aux institutions étudiées dans les deux autres films. Mais non, on est à l'été 1982 et on sillonne la capitale aux côtés d'un petit groupe de gendarmes et on navigue dans les quartiers avec eux dans leur fourgonnette old shool.

Depardon ne nous ménage pas vraiment : la première scène nous met nez-à-nez avec une sale histoire, une femme accuse un homme de viol (sans qu'on sache quoi que ce soit au sujet des faits), et on voit le comportement assez ahurissant du flic en charge d'enregistrer sa plainte qui cherche à la dissuader de porter plainte en la faisant culpabiliser voire en la menaçant. C'est sordide, c'est glauque, c'est miteux, bienvenue dans un bureau de police dans les années 80 à Paris. Il y a une mort filmée à moitié en hors-champ suite à un excès de tranquillisants et c'est terrible. Il y a une vieille femme à moitié folle que des gendarmes emmènent de force aux urgences, et ça vous prend aux tripes. Une bavure en direct "la femme s'est éclatée la tronche par terre, appelle du renfort !", la police peut pas tout faire "il faut que les gens apprennent à se défendre par eux-mêmes hein", une victime apitoyée par son agresseur ne souhaite pas porter plainte

Les affaires diverses s'enchaînent, de gravités variées, entre un vol de portefeuille et une overdose, le tragique et l'ordinaire se mêlent, mais toujours avec cet accent incroyable chez les gendarmes, de grosses sonorités sudistes qui détonnent avec l'image des forces de l'ordre parisiennes de notre époque — et ce n'est pas la seule chose qui détonne. Ce qu'on a gagné en termes de formation des agents, qui clairement à l'époque manquaient de bases du côté de la psychologie, semble irrémédiablement perdu sur le terrain de la proximité et de l'équilibre des rapports. Une belle collection d'instants : malgré toutes les maladresses et tout le racisme ordinaire qui jaillit à une intervention sur deux, on serait presque mélancolique en pensant à cette époque où l'idée du service public paraissait plus évidente.

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samedi 13 janvier 2024

55, de Bacao Rhythm & Steel Band (2016)

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Premier album de ce groupe de Funk instrumentale partagé entre Hambourg et Trinité-et-Tobago, où le leader multi-instrumentiste Björn Wagner a vécu pendant un moment et a pratiqué le pan / steeldrum, cet instrument de percussion mélodique au son si particulier qu'on retrouve partout dans 55. L'association de ces percussions originales avec guitare, basse et cuivres produit un mélange génial, immédiatement accrocheur et gratifiant sur la durée au fil des écoutes. L'ambiance se partage entre un groove solide et des rythmes riches en provenance des Caraïbes, avec des reprises exquises (celle de 50 Cent sur P.I.M.P. est absolument géniale, et aussi source de tension quand on se remémore son utilisation dans le film palmé l'année dernière Anatomie d'une chute) et des excursions tout aussi engageantes du côté d'un son presque Synthpop (Beetham Highway Ride pourrait être inspirée d'un album de Kraftwerk par exemple). L'album entier transpire le délire au sein du collectif, sur la base d'un concept relativement simple mais d'une efficacité Afro-Funk terrible.

Extrait de l'album : P.I.M.P.

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À écouter également : Tropical Heat, Beetham Highway Ride, Tender Trap.

Leurs deux autres albums sont presque autant incontournables : The Serpent’s Mouth (2018) et Expansions (2021).
Du premier (le second, donc) : Burn, The Serpent's Mouth, Crockett Theme, Hoola Hoop, et Touchdown.
Du second (le troisième, donc) : Tough Victory, Space, Getting Nasty.

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vendredi 12 janvier 2024

Squaring the Circle: The Story of Hipgnosis, de Anton Corbijn (2023)

squaring_the_circle_the_story_of_hipgnosis.jpg, janv. 2024
The golden age of music

Pour son premier documentaire, le photographe et réalisateur néerlandais basé à Londres Anton Corbijn s'est embarqué dans le récit des péripéties d'un studio de conception graphique extrêmement célèbre, Hipgnosis. Ce nom n'est probablement pas connu en dehors de certains cercles amateurs de sons des années 1960 / 1970, mais il est en revanche beaucoup plus probable que tout le monde soit familier avec le travail de Storm Thorgerson et Aubrey Powell sans en connaître les auteurs. La pochette de Dark Side of the Moon des Pink Floyd avec son prisme sur fond noir ou celle du cochon dans le ciel au-dessus de Battersea Power Station pour Animals, les enfants nus rampant sur des rochers octogonaux de la Chaussée des Géants en Irlande chez Led Zeppelin pour Houses of the Holy, ou encore Peter Gabriel déchirant la pochette d'un de ses albums portant son nom... Autant d'images iconiques qui ont marqué la musique de cette époque et qui ont toutes pour origine un studio dans une petite rue du West End de Londres.

L'histoire de Hipgnosis est racontée en premier lieu par Aubrey Powell, Storm Thorgerson étant mort en 2013, entouré par quelques grandes guest stars : Paul McCartney, Roger Waters, David Gilmour, Nick Mason, Robert Plant, Jimmy Page, ou encore Peter Gabriel. Elle est passionnante à plus d'un titre, d'abord pour le cadre culturel qui accompagne sa création, avec le repère de marginaux qui peuplaient le squat et le bouillonnement créatif autour de la musique dans ce qu'elle représentait alors, mais aussi pour la pléthore d'anecdotes qui se cachent derrière la création de toutes ces pochettes qui peuplent l'imaginaire de Rock progressif ou psychédélique de ces années-là. De la trouvaille du nom (une boutade signée Syd Barrett gravée sur la porte, selon certains) jusqu'à leur première création (la pochette de A Saucerful of Secrets en 1968) et jusqu'à leur rupture en 1983. L'histoire proprement délirante derrière l'immense cochon en plastique gonflé à l'hélium pour la photo de l'album Animals, qui suite à un incident technique s'est retrouvé libre comme l'air, porté par les vents, provoquant l'interruption de tout le trafic aérien et la colère d'un agriculteur dont les moutons étaient effrayés par la chose qui avait par la suite atterri dans son champ. Ou encore la vache dans le champ pour Atom Heart Mother.

Anton Corbijn montre bien comment les personnes derrière Hipgnosis faisaient partie intégrante de l'univers pour lequel le studio travaillait, offrant par là-même un parallèle évident avec son propre travail de photographe rock ou de créateur de vidéo. C'est sans doute Noel Gallagher qui résume le mieux l'ensemble (sans que j'y souscrive entièrement) : "They represent the golden age of the music business, where people believed that music was art and it could change the world. Whereas now music is a commodity".

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Quelques pochettes réalisées par Hipgnosis :

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jeudi 11 janvier 2024

Amis américains, de Bertrand Tavernier (1993)

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Tavernier le cinéphile

Quelle que soit la version lue, quand on parle de ce livre de Bertrand Tavernier, la première chose qui émerge a souvent trait au volume de l'objet, du haut de ses 1000 pages et de ses nombreux kilos (on est vraiment à la limite du manipulable et du transportable). La seconde porte sur le nombre d'années nécessaires pour venir à bout du colosse.

Une chose essentielle ressort à la lecture de ces Amis américains : il ne s'agit pas du tout d'un recueil d'entretiens au sens communément admis, du type d'échanges entre journalistes ciné et réalisateurs de passage pour assurer la promotion du film du moment. Le format est résolument autre, avec ses côtés positifs et ses aspects plus problématiques : il s'agit avant tout de l'agrégation de travaux de Tavernier l'attaché de presse dans les années 60-70, devenu au fil du temps cinéaste et dont la passion cinéphile grandissante (ainsi que l'accointance avec les personnes interrogées) a pris des proportions immenses au fil des décennies pour atteindre le degré d'enthousiasme communicatif qu'on lui connaissait jusqu'à sa mort en 2021. Des retranscriptions d'échanges plus ou moins éclairés, sur des thèmes et des hommes (pas l'ombre d'une femme dans les grande slignes) qu'il connaît plus ou moins bien, avec souvent des éléments introductifs pour présenter le contexte ou préciser a posteriori son point de vue.

Le plus drôle sans doute, en lisant cette édition augmentée de 2019, au-delà de la multiplicité des points d'entrée sur la subjectivité de Tavernier, c'est de voir à quel point les avis sont parfois volatiles, et comment en seulement quelques mots, on passe d'une opinion extrêmement négative à une appréciation sans borne — c'est souvent dans ce sens-là. Comme Tavernier a vu (et revu) des dizaines de milliers de films et qu'il choisit de n'évoquer longuement que ceux qui lui ont plu chez chacune des personnes rencontrées, il y a un côté un peu étouffant et indigeste dans cette accumulation de louanges qui tournent souvent aux panégyriques.

Il restera cette flamme, cette accumulation d'anecdotes, ce désir ardent de rencontrer ces réalisateurs, formant un tout très hétérogène notamment à cause du niveau de connaissance variable et des tempéraments assez éloignés. Très intéressant d'entendre ces cinéastes parler d'autres cinéastes aussi, de ressentir les tendances humbles ou plus irascibles. Et les borgnes, aussi : après John Ford sont évoqués Raoul Walsh, André De Toth, et pour la forme Tex Avery (Fritz Lang et Nicholas Ray ne sont pas mentionnés de mémoire). Ce genre de recueil est une mine d'informations sur l'ancien monde, et montre quand même très vite des limites tant l'évolution du cinéma se fait à grande vitesse (la première édition remonte à 1993) : beaucoup de considérations paraissent particulièrement datées et désuètes avec les 30 années qui nous séparent.

Sans surprise, Tavernier considère John Ford comme l'alpha et l'oméga du cinéma, le parrain de nous tous. Il est beaucoup plus à l'aise avec John Huston et Tay Garnett, des gens comme Henry Hathaway et William A. Wellman, notamment sur le segment western (qui ne me passionne pas, rendant énormément d'échanges insipides à titre personnel, Budd Boetticher [même s'il était à l'époque très mal connu], Delmer Daves, Robert Parrish) qu'avec par exemple Edgar G. Ulmer qu'il semble moins bien connaître. Des échanges surprenants subsistent, avec Stanley Donen (premier contact houleux mais qui s'est amélioré par la suite) ou Elia Kazan (sous l'angle de sa contribution aux dénonciations maccarthystes). Certains sujets étonnent, comme sa conception de la série B au travers du producteur-réalisateur Roger Corman ou encore la place accordée à Robert Altman. Le chapitre le plus intéressant de mon point de vue est probablement celui dédié à la liste noire, les célèbres Hollywood Ten qui avaient subi les foudres de la censure américaine et qui cherchaient désespérément des prête-noms (autant côté réalisation que côté scénario) pour pouvoir continuer à travailler : ceux-là, parmi lesquels figure notamment Herbert J. Biberman et auxquels s'ajoutent Dalton Trumbo, Edward Dmytryk, ou encore Martin Ritt, confèrent à cette partie du livre une matière conséquente que l'on ne retrouve pas souvent ailleurs. Le final de la version réactualisée, avec le trio étrange Payne / Dante / Tarantino, détonne franchement avec le reste et n'apparaît pas comme incroyablement nécessaire, probablement un ajout tentant de moderniser maladroitement le propos ayant décliné en termes de pertinence plus vite que le reste.

N.B. : C'est la trombine de Huston, cigarillo aux lèvres, qui figure sur la couverture.

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