vendredi 29 septembre 2023

Les Soldats au combat (戦ふ兵隊, Tatakau heitai), de Fumio Kamei (1939)

soldats_au_combat.jpg, sept. 2023
Seconde guerre sino-japonaise : des paysans japonais envoyés se battre contre des paysans chinois

Œuvre de musée ou friandise pour cinéphile aux penchants archéologiques et historiques, Les Soldats au combat est le résultat du travail de Fumio Kamei envoyé sur le front chinois en 1938 pour y suivre pendant quatre mois un régiment d'infanterie lors de l'offensive sur la ville de Wuhan, au début de la seconde guerre sino-japonaise. Missionné pour réaliser un film de propagande, il se détourne vraisemblablement assez vite du courage et de l’héroïsme supposés par toute la nation des soldats japonais, et se concentre sur une réalité toute autre, très prosaïque, et beaucoup moins glorieuse. Il filme surtout des hommes éprouvés, parfois en haillons, arborant des drapeaux misérables et troués, contraints d'abandonner des chevaux malades ou blessés derrière eux, et fatigués de parcourir l'immense territoire chinois.

Sans surprise, la censure peu satisfaite du contenu détruira les bobines et le film sera considéré comme perdu jusqu'en 1976. Fumio Kamei de son côté fut arrêté puis emprisonné en 1941. Il faut dire que d'une part les troupes de l'armée impériale ne sont pas montrées sous leur meilleur jour, et il s'intéresse autant aux soldats progressant péniblement qu'aux populations locales chassées de leurs terres qui y reviennent a posteriori : le parallèle dressé entre la condition paysanne des deux côtés, avec des paysans chinois retournant cultiver leurs champs et des soldats japonais qui se présentent comme des paysans contraints de se battre, est particulièrement éloquent. Dans cette dimension immersive, c’est un complément documentaire à Terre et soldats de Tomotaka Tasaka, sorti la même année et portant sur des combats sur les champs de bataille de Mandchourie.

Assez étonnamment, Fumio Kamei s'est par la suite défendu d'avoir réalisé un film contre la guerre — pourtant, vu d'aujourd'hui, impossible d'y voir autre chose qu'une dénonciation. Une part du docu est certes consacrée aux tâches courantes, nettoyage des fusils, organisation des offensives, recherche de la nourriture (les soldats meurent d'envie de manger des légumes frais), et manœuvres militaires diverses. Mais il y a principalement le tableau d'une armée décrépie, avec des intertitres presque triomphaux qui contrastent ironiquement avec l'état de délabrement des images qui illustrent le propos : difficile de dire le niveau de conscience vis-à-vis de cette dissonance. Comment ne pas ressentir une critique dans la description "des enfants dont les maisons ont été incendiées", "parade devant un drapeau militaire en lambeaux", ou encore le côté tragique de cette lettre envoyée par la femme d'un soldat dont elle ignore la mort, lue par un camarade ?

img1.jpg, sept. 2023 img2.jpg, sept. 2023 img3.jpg, sept. 2023 img4.jpg, sept. 2023

jeudi 28 septembre 2023

À se brûler les ailes (Scheme Birds), de Ellen Fiske et Ellinor Hallin (2019)

a_se_bruler_les_ailes.jpg, sept. 2023
"Here, you get locked up or knocked up."

Il y a les documentaires planifiés, calibrés, mûrement réfléchis, qui se déroulent tels qu'ils avaient été prévus, et il y a ceux qui sont plutôt le résultat d'un concours de circonstances, le fruit d'un hasard, la coïncidence de personnes se trouvant au bon endroit au bon moment. Et je crois que Scheme Birds appartient à cette catégorie, les Suédoises Ellen Fiske et Ellinor Hallin ayant rencontré l'héroïne de leur film pendant qu'elles étaient en repérage pour un court documentaire, sur un groupe de soutien aux pères seuls défavorisés, dans les rues de Motherwell (non loin de Glasgow). Gemma, alors âgée de 18 ans, leur dit que ce qu'elles font a l'air un peu chiant, et qu'elles feraient mieux de la filmer elle plutôt. Et voilà comment débuta une histoire documentaire qui durera quatre ans, de 2015 à 2019.

Le cadre est celui d'une ville écossaise en profond déclin, un ancien bastion industriel emblématique de l'abandon de ces régions et de ces industries sidérurgiques dans les années 1980. Gemma est née en 1997, l'année où a sonné l'arrêt de la dernière aciérie locale, tout un symbole. En regardant Scheme Birds, toute l'imagerie du cinéma de fiction anglais est convoquée, de Ken Loach à Alan Clarke en passant par Shane Meadows. Mais bon, clairement, Gemma, c'est plutôt le personnage de Mia dans Fish Tank, en vrai, en pire.

Autant le documentaire met un certain à démarrer, à poser son cadre, à déployer ses arguments, autant une fois la machine lancée, plus rien ne l'arrête. On croit bien connaître le désœuvrement de cette jeunesse anglaise des coins paumés et abandonnés, qui passe son temps à picoler, fumer et se foutre sur la gueule sans raison. Mais la chronique qu'ont réussi à produire les deux réalisatrices dépassent toutes les attentes sur le terrain du sensible en faisant éclore un portrait magnifique et émouvant au milieu du désenchantement. Elles ont su mettre à profit toutes ces années de partage avec Gemma, en créant une proximité qui elle seule permet de capturer ce genre de moments, avec ses amis en train de taguer des murs, au club de boxe avec son grand-père (et accessoirement père de substitution en l'absence de parents directs), ou autour des pigeons voyageurs dont le symbole est régulièrement travaillé par Hallin et Fiske.

Avec leurs gueules d'ados mal dégrossis, on ne la voit pas venir, la maternité. Sans transition, Gemma qui était une adolescente désœuvrée devient du jour au lendemain, par la grâce du montage, une maman très concernée. Mais bon, on ne s'extrait pas aussi facilement du fatalisme et du marasme ambiant, et on subira beaucoup d'événements sordides à ses côtés, dans la grisaille de ces barres HLM. On peut dire qu'elle se sera débattue, Gemma, pour se sortir le cul des ronces — le récit qu'elle fait en voix off construit une excellente narration, son histoire et ses sentiments avec ses propres mots. Elle l'avait bien anticipé, en rigolant, du haut de ses 18 ans : "Here, you get locked up or knocked up". Ici, tu finis en tôle ou en cloque. Un portrait très touchant et remarquablement esquissé.

img1.jpg, sept. 2023 img2.jpg, sept. 2023 img3.jpg, sept. 2023

mercredi 27 septembre 2023

Comment tuer un juge (Perché si uccide un magistrato), de Damiano Damiani (1975)

comment_tuer_un_juge.jpg, sept. 2023
Nero dans l'étau du doute

Le style Damiani commence à se dégager plus précisément, et surtout au creux du cinéma politique italien des années 70, années de plomb. Je n'ai pas encore assez de recul pour percevoir la portée méta du personnage de Franco Nero dans sa totalité, mais il paraît assez évident de voir dans son personnage de cinéaste, avec un film dans le film qui se trouve être un thriller politique mettant en scène la mort d'un juge proche de la mafia, une dualité avec sa propre personne. Le personnage en question, Solaris, se retrouve au milieu de ce qui ressemble à un complot mafieux et politique lorsqu'un vrai magistrat est assassiné, peu de temps après s'être prononcé contre la censure dudit film.

Franco Nero, au-delà de son regard bleu perçant (impressionnant ici), incarne une forme de droiture, de probité et d'intégrité mises à mal dans ce monde de fous, reflet de la société italienne. D'un côté Perché si uccide un magistrato travaille la fibre du thriller politique avec les morts qui s'amoncellent autour de lui, alimentant diverses hypothèses plus ou moins complotistes, sans qu’on ne parvienne à cerner précisément le contour de la conspiration. De l'autre côté, il y a cette dimension de porte-parole qui évite très clairement le manichéisme et l'illusion d'omniscience en avançant à visage découvert, c'est-à-dire avec les idéaux clairement établis, mais en avançant dans le même temps toute la montagne d'incertitudes qui les accompagne. On sent chez le personnage de Nero beaucoup de culpabilité et de questionnements, doutant régulièrement de ses actions et de leurs conséquences, avec bien sûr en tête la sortie de son film qu'il pense pouvoir être à l'origine du meurtre du juge sicilien.

Le personnage de la veuve, dans un premier temps associé à la défense de l'honneur de son mari, offre un très solide contrepoint grâce à l'interprétation de Françoise Fabian : pendant un très long moment, tant que la pelote n'est pas déroulée, on l'image enfermée dans le déni, meurtrie, potentiellement apeurée. La réalité sera bien plus sale moralement, même si elle conserve une part de dignité au sein de la toile vénéneuse des puissants et des influents qui cherchent à faire taire les forces menaçant leurs intérêts. C'est un jeu tout en coups cachés où chaque pôle essaie de protéger ses intérêts personnels, et qui souligne sans forcer les méandres de la corruption et de la manipulation. Nero dans le rôle du cinéaste-enquêteur qui se bat contre des moulins à vent, plus fébrile qu'à l'accoutumée, est très convainquant, jusqu'à la découverte tristement prosaïque de la vérité. Le dernier plan, avec les différents groupes journalistes / politiques / mafieux, fait son petit effet.

img1.jpg, sept. 2023 img2.jpg, sept. 2023 img3.jpg, sept. 2023 img4.jpg, sept. 2023 img5.jpg, sept. 2023

mardi 26 septembre 2023

Under the Sun (V paprscích slunce), de Vitaly Mansky (2016)

under_the_sun.jpg, sept. 2023
Illustration formatée du formatage

Le dispositif du documentaire de Vitaly Mansky n'est pas entièrement dévoilé au début de Under the Sun, et il faudra être patient, quelque temps — grosso modo la scène du repas ou les différentes répétitions sont clairement explicitées pour la première fois — avant que l'on comprenne tous les tenants et aboutissants. Le concept aurait pu être intéressant et percutant : dans la limite de ce qu'il est possible de faire dans le cadre d'un documentaire censé représenter une famille ordinaire de Corée du Nord (une exigence du régime, une famille bien entendu pas du tout représentative puisque tout est mis en scène, les activités, les activités professionnelles, les déambulations), l'équipe réduite de tournage s'est arrangée pour laisser tourner une caméra entre les scènes et enregistrer le processus de mise en scène : essentiellement il s'agit d'un homme expliquant aux gens ce qu'ils doivent dire, faire, et donc penser. Derrière un tel projet, en sous-main de la part du réalisateur, il y a donc un travail de dissimulation de cartes mémoires, de montage dans le dos du gouvernement nord-coréen, etc. pour aller au-delà de l'encadrement extrêmement strict imposé, à savoir une absence de liberté de mouvement et de sujet.

Si ce mensonge avait pu fournir quelque chose de substantiel, pourquoi pas. Déloyal, mais de bonne guerre aurait-on pu dire. Mais ici franchement, sur 1h50, on répète inlassablement la même chose pour ne dire vraiment pas grand-chose qu'on ne sache pas déjà... Côté pile, il y a bien sûr toute la dimension de propagande avec le régime qui a insisté pour montrer l'ampleur de l'Union coréenne des enfants, un jour férié important, avec l'enrôlement de la jeunesse censé montrer une société idéale. Mais côté face, en révélant la mise en scène des autorités, le documentaire ne parvient pas vraiment à se faire pertinent. Certes on voit comment tout est orchestré, que tout est faux, que rien n'est spontané. Mais honnêtement les images de ces moments volés n'étaient pas vraiment nécessaires pour le faire ressentir et pour enfoncer le clou de stéréotypes largement connus. Déjà, le message en préambule était suffisamment parlant : "The script of this film was assigned to us by the North Korean side. They also kindly provided us with an around-the-clock escort service, chose our filming locations and looked over all the footage we shot to make sure we did not make any mistakes in showing the life of a perfectly ordinary family in the best country in the world". Un message parfaitement et suffisamment clair.

Parmi les points noirs, une musique très pompeuse un peu trop présente, beaucoup de gros plans qui ne savent pas du tout se faire subtils ou intimistes, et des stéréotypes un peu lourds à l'instar de la petite fille qui n'arrive pas à citer un exemple d'événement joyeux. Formaté dans l'illustration du formatage, artificiel dans la vision de l'artifice, et assez pauvre finalement sur le projet du réalisateur qui souhaitait faire un film sur un objet similaire à l'Union Soviétique, comme une machine à remonter le temps.

img1.jpg, sept. 2023 img2.jpg, sept. 2023 img3.jpg, sept. 2023 img4.jpg, sept. 2023

lundi 25 septembre 2023

Kisapmata, de Mike De Leon (1981)

kisapmata.jpg, août 2023
Le poids du père

Kisapmata est un complément très intéressant à Itim, un autre film réalisé par Mike De Leon 4 ans auparavant, duquel on aurait retiré toute la composante fantastique sans avoir aucunement altéré sa capacité à tendre vers le commentaire allégorique du régime de Ferdinand Marcos. On retrouve l'actrice Charo Santos-Concio dans le rôle principal au cœur d'un thriller étouffant portant sur l'impossible émancipation d'un couple de jeunes amoureux, prisonniers de l'emprise du père sur sa fille et de tout ce qu'on peut imaginer dans ces conditions en matière de passif incestueux et de ramifications patriarcales.

Le cinéma de Mike De Leon peut sous certains aspects se percevoir comme le pendant philippin de celui de Carlos Saura, qui a passé une large partie de sa filmographie à traiter de la dictature franquiste en Espagne en mettant en avant une femme incarnée par Geraldine Chaplin, et en substituant le registre du drame horrifique à celui du drame surréaliste. On retrouve largement cette oppression du couple, avec ou sans carcan familial, dans les films d'un autre réalisateur philippin, Lino Brocka, avec des films relativement parents comme Insiang, Manille : Dans les griffes des ténèbres, ou encore Bayan ko.

Si la composante fantastique est ici délaissée, il est difficile de ne pas voir dans Kisapmata des réminiscences d'une entité maléfique autour de la maison familiale, au travers de nombreux plans extérieurs et nocturnes sur une habitation qui pourrait paraître quasiment hantée. Cette dimension presque surnaturelle tient au fait que la cellule familiale est tenue d'une main de fer par le patriarche plus qu'autoritaire, dont l'emprise est dépeinte dans un premier temps au travers d'une myriade de symboles nuancées : la crainte qu'on voit explicitement sur les visages de la mère et de la fille, la façon qu'il a de pénétrer sans précaution dans la chambre pourtant fermée de sa fille, sa demande déplacée au sujet de la dot, son insistance à organiser de nombreux aspects ayant trait au mariage de sa fille... Petit à petit, il y a quelque chose de glaçant qui se met en place et qui ne lâchera son étreinte que dans la toute dernière scène du film, et l'ambiance autour de cet ancien policier possessif et psychopathe finit par créer une tension psychologique radicale et suffocante.

img1.jpg, août 2023 img2.jpg, août 2023 img3.jpg, août 2023 img4.jpg, août 2023

dimanche 24 septembre 2023

The Beautiful Game, de Vulfpeck (2016)

beautiful_game.jpg, août 2023

En tout subjectivité, l'album est nul (ou pas ouf, si on veut rester courtois), j'aurais bien du mal à défendre le contraire. Je déteste à peu près tout, que ce soit les élans Pop ou toutes les personnes invitées au chant. Vraiment proche de l'horreur. Et pourtant, pour qui n'est pas allergique au Jazz-Funk option "bassiste en grande forme", il faut vraiment écouter le morceau instrumental Dean Town... Joe Dart est un musicien quand même bien talentueux, il a un groove de folie et une utilisation de la ghost note que j'adore. Mais bon, on n'oublie pas que le groupe est capable d'enchaîner Dean Town, génial, et Conscious Club, l'horreur absolue. Dans l'ensemble, ça ressemble à une version plus pop de Jaco Pastorius, et la référence à Teen Town est sans doute là pour en témoigner, au même titre que leur goût pour le vintage avec tous ces effets (accessoires et grain photo) dans leurs clips. Ils ont l'air de beaucoup s'amuser, c'est appréciable, mais je préfère ne retenir qu'un unique morceau — au point de ne même pas tenter l'écoute d'autres albums après un premier sondage catastrophique. Mais quel morceau !

Extrait de l'album : Dean Town.

vulfpeck.jpg, août 2023

samedi 23 septembre 2023

Copyright Van Gogh (China's Van Goghs), de Yu Haibo et Yu Tianqi Kiki (2016)

copyright_van_gogh.jpg, août 2023
Une chaîne de production : les reproductions de Van Gogh, auprès des peintres-ouvriers-copistes en artistes qui s'ignorent.

Le bout de la chaîne de l'exploitation des travailleurs chinois : deuxième volet. Après le 100% pétrole de Plastic China, changement total d'univers puisque China's Van Goghs s'intéresse à un versant beaucoup plus créatif en apparence, celui des ateliers de peinture de Dafen, un village près de Shenzen. Leur unique occupation : reproduire des œuvres célèbres à destination du marché européen essentiellement. Après le travail à la chaîne dans les usines automobiles ou dans l'industrie des semi-conducteurs, voici venu le temps du travail à la chaîne au pinceau pour la reproduction de grandes toiles.

Petit avertissement sur la forme nécessaire toutefois, car le documentaire de Yu Haibo et Yu Tianqi Kiki a recours à des tics de mise en scène particulièrement désagréables (mais heureusement pas omniprésents), comme l'illustre à merveille ce recours à la musique envahissante pour répandre son pathos dans tous les interstices. Aussi superflu que contre-productif, aucun doute là-dessus. Quelques séquences un peu trop dans l'intimité du personnage principal auraient pu nous être épargnées également.

Mais tout cela mis de côté, on voit tout de suite à quel point Yu père et fille ont réussi à se faire accepter au sein de cet atelier de peinture et aux côtés du patron-peintre, Xiaoyong Zhao, ce qui a dû leur prendre des années et des années. La découverte de ce monde est en soi, pour moi, une source inestimable de documentation au sujet d'une activité et d'un marché dont j'ignorais l'existence. Il faudrait en réalité plutôt se demander, pour aller plus vite, quelle chaîne de production ne fait pas intervenir un ouvrier sans le sou, exploité, soumis à des conditions de travail assez peu enviables...

On découvre donc un atelier spécialisé dans la reproduction de peintures à l'huile de Van Gogh, et on peut dire qu'ils en ont vu défiler des centaines de milliers, des copies de La Nuit étoilée, de Vase avec quinze tournesols, de Terrasse du café le soir ou de divers autoportraits... On est dans un atelier chinois donc sans surprise les peintres vivent littéralement sur place, ils dorment, mangent et peignent dans le même espace surplombé par une mer de toiles en train de sécher suspendues au plafond, avant d'être exportées à travers le monde.

Le personnage de Xiaoyong est un sujet de choix à de très nombreux niveaux : c'est un maillon central de la chaîne de production de la prédation capitaliste, lui-même peintre il forme des dizaines d'apprentis et gère les différentes commandes en cours, il se comporte en petit patron malmenant ses ouvriers en les soumettant au régime de travail a priori classique à l'échelle locale (c'est-à-dire travailler d'arrache-pied sur des durées et dans des conditions peu enviables pour gagner une misère) afin de satisfaire les demandes de ses clients étrangers, mais il est aussi le résultat d'une autre exploitation à un autre niveau, qui se dévoile lors de son voyage aux Pays-Bas pour aller visiter le musée le plus important à ses yeux. En allant sur place, il découvre que ses peintures ne sont pas du tout vendues dans une galerie d'art mais dans la rue comme simples objets-souvenirs, à côté de cartes postales moches et de décapsuleurs inutiles, avec une marge énorme (fois 10) et indécente.

C'est un personnage intéressant aussi pour sa connaissance du peintre néerlandais, dont il a reproduit nombre de ses toiles les plus célèbres sans jamais avoir vu en vrai les œuvres originales — le passage à Amsterdam est à ce titre très touchant, car il ignorait les vraies couleurs, les textures, etc. — et qui a développé au fil du temps une passion effrénée pour Van Gogh. Au point de visionner régulièrement Lust for Life de Vincente Minnelli avec Kirk Douglas dans le rôle de Vincent. À force de peindre des copies, il est devenu un passionné fanatique et il est difficile de cerner le rapport qu'il entretient à l'art car visiblement lui-même ne se considérait pas comme artiste jusqu'à son pèlerinage en Europe. Un copieur se découvre l'âme d'un artiste, donc, même si ces aspects-là sont vite expédiés en fin de docu. Il faudra toujours alimenter les rayons de Walmart et il faudra toujours des stakhanovistes de la reproduction pour satisfaire les commandes renversantes (l'ordre de grandeur est le millier de toiles par mois), mais la prise de conscience du peintre-ouvrier, avec son épiphanie de plagiaire-copiste, en miroir de la prise de conscience de consommateurs occidentaux quant à l'exploitation en bout de chaîne, est assez incroyable.

img1.jpg, août 2023 img2.jpg, août 2023 img2b.jpg, août 2023 img3.jpg, août 2023 img4.jpg, août 2023 img5.jpg, août 2023

vendredi 22 septembre 2023

Krysar, le joueur de flûte (Krysař), de Jiří Barta (1986)

krysar_le_joueur_de_flute.jpg, août 2023
Du bois gothique

Jiri Barta a très probablement vu beaucoup de films d'animation de Jan Švankmajer avant de réaliser Krysař, une adaptation en stop-motion de la légende médiévale allemande du Joueur de flûte de Hamelin. Cela ne l'empêche absolument pas de parvenir à créer une bulle d'originalité qui lui est propre, à l'intérieur du cinéma d'animation tchécoslovaque de la deuxième moitié du XXe siècle. L'histoire est connue, celle d'un mystérieux joueur de flûte à qui l'on promet une forte somme d'argent en échange de son aide pour débarrasser la ville de la horde de rats qui l'infeste, mais que les notables traitent avec mépris une fois la tâche ingrate accomplie. Et il se vengera... En sachant que la nature de la vengeance varie selon les versions, mais quoi qu'il en soit la fin n'est pas heureuse et entérine froidement la tonalité macabre qui s'est installée durant tout le récit.

Krysar, le joueur de flûte trouve sa singularité dans la composition même de son support physique pour le stop-motion, presque entièrement déterminée par le choix du matériau : les personnages et une partie des décors sont taillés dans le bois, leur conférant des formes anguleuses qui s'accordent particulièrement bien avec la nature du récit. Pour figurer l'ambiance dans la ville de Hamelin au XIIIe siècle, une multitude d'accessoires vient compléter les poupées de bois et les demeures des différents personnages pour illustrer certains partis pris en lien avec l'atmosphère sombre qui y règne. La majeure partie des habitants est ainsi représentée comme cupide, brutale et névrosée, avec un festival de séquences les montrant en train de ripailler salement, de se comporter comme des animaux sur la place du village, ou encore de manifester tous les signes apparents d'avarice en cachant toutes leurs richesses dans des contenants divers fermés à clés. L'atmosphère est très cohérente et réussie de ce point de vue-là, sans que l'animation n'atteigne des sommets comme Mad God de Phil Tippett (sorti 35 ans plus tard tout de même, la comparaison a ses limites).

De temps en temps la concentration en stéréotypes devient un peu excessive, au-delà de ce que ce format tolère à mes yeux, à l'image des dialogues entre les personnages figurés par des écus qui sortent de leur bouche — il n'y a pas de "vrais" dialogues, parlés, dans ce film. Bien sûr la symbolique des rats (avec quelques inserts de vrais animaux) qui envahissent la ville est très forte, mais elle complète assez bien l'ambiance gothique médiévale des ruelles étroites et des arches gothiques menaçantes, et permet de refermer l'histoire sur un mouvement franchement sordide. L'ambiance générale, avec ses couleurs et ses lumières, constitue ainsi quelque chose de vraiment saisissant, inspirée par l'univers de Robert Wiene (Le Cabinet du Docteur Caligari est une référence directe, citée par le réalisateur).

img1.jpg, août 2023 img2.jpg, août 2023 img3.jpg, août 2023 img4.jpg, août 2023 img5.jpg, août 2023 img6.jpg, août 2023

jeudi 21 septembre 2023

Pharaon (Faraon), de Jerzy Kawalerowicz (1966)

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Pharaons fictifs et luttes de pouvoir

Impossible de passer à côté de sa spécificité. Pharaon de Jerzy Kawalerowicz n'est pas n'importe quel film sur le règne d'un pharaon de l'Égypte antique, c'est un film polonais évoquant la vie du pharaon fictif Ramsès XIII, tourné en langue polonaise de l'autre côté du rideau de fer, avec un contingent dantesque d'acteurs soviétiques. On peut imaginer l'ampleur du budget alloué au fond de teint "très bronzé" et aux perruques noires pour transformer ces hordes d'hommes slaves en authentiques Égyptiens crédibles. Et le budget a forcément dû être conséquent, quand on voit l'étendue de l'action, la diversité des lieux, le nombre de figurants, la qualité des costumes et des décors, et plus généralement le soin apporté à la technique pour faire de cette fiction une fresque politique de grande ampleur — dont la durée varie entre 2h30 et 3h selon les versions.

Kawalerowicz construit un imaginaire étonnant, très différent des péplums à grand spectacle auxquels on peut être habitué de la part du cinéma hollywoodien déjà à l’époque, les Quo Vadis, Les Dix Commandements, Ben-Hur, et autres La Chute de l'empire romain. Pharaon se sert d'un cadre réaliste — j'aimerais bien avoir l'avis d'un spécialiste mais la reconstitution, sur le plan des accessoires, me paraît extrêmement soignée — pour établir un récit à forte consonance politique et dans lequel, avec le recul, on aime voir une allégorie de son époque avec la dualité décadence de la dynastie égyptienne / situation de la Pologne au XXe siècle ou encore contestation de l'autorité du clergé / anticléricalisme du pouvoir communiste, à moins qu'il ne s'agisse d'une critique masquée de l'immixtion soviétique. Car au-delà de la métaphore servie en introduction montrant deux scarabées se bagarrant pour une boule de fumier, c'est bien sûr la lutte entre le jeune pharaon et les grands prêtres qui se joue sur fond de menace d'annexion par le royaume assyrien.

Toute composante biographique est donc expurgée d'entrée de jeu avec la mise en scène d'un pharaon n'ayant jamais existé, pour mieux se concentrer sur les pressions et manipulations exercées par les conservateurs sur ce dernier, les hauts dignitaires religieux ne voyant pas d'un bon œil son exercice du pouvoir (qu'on pourrait qualifier de plus progressiste et réformateur). C'est donc un film sur les luttes de pouvoir avant tout, avec en toile de fond de nombreuses femmes dans les environs du monarque donnant lieu à de très belles séquences en intérieur. Le travail du chef opérateur est aussi assez remarquable, dans sa teinte presque grise et bleutée, pour rendre aux horizons désertiques tout leur potentiel photogénique. La scène de l'éclipse solaire et de son pouvoir de soumission, par exemple, ne tient pas à grand-chose et pourtant fait son petit effet (sur le peuple, apeuré, comme sur le spectateur, intrigué). Les particularités abondent, un labyrinthe mortel dans lequel est caché un trésor, quelques passages guerriers en caméra subjective, une histoire de double dont on ne saura jamais la part de réel (mais n'ayant vu que la version "courte" de 2h30, l'amputation a peut-être altéré la compréhension de ce segment). Sans doute qu'avec un peu moins de froideur dans l'interprétation et un peu moins de sérieux quasi-religieux dans le ton, quand bien même il conserverait malgré tout une part non-négligeable d'originalité, Pharaon aurait pu atteindre un niveau supérieur dans la fascination.

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mercredi 20 septembre 2023

Itim, les rites de mai (Itim), de Mike De Leon (1977)

itim_les_rites_de_mai.jpg, août 2023
Au nom du père

Les spécificités des cultures thaïlandaise et philippine me sont très largement inconnues, aussi le fait que le visionnage du premier long-métrage de Mike De Leon "Itim" m'ait beaucoup fait penser à celui de Banjong Pisanthanakun, The MediumShutter étant probablement le plus connu de sa part mais beaucoup moins prenant dans le registre épouvante-horreur — est très probablement lié à une confusion dans mon imaginaire construit autour du cinéma horrifique d'Asie du sud-est. Les deux sont en plus séparés de près de 45 années : la comparaison paraît donc à première vue aussi spontanée qu'improbable...

J'aime beaucoup l'idée de voir germer à la fin des années 70 aux Philippines une thématique que l'on a vu s'épanouir classiquement dans le cinéma américain de la même période, et qui a pour origine des films (de série B) comme Carnival of Souls (1962) ou encore La Maison du diable (1963). Évidemment, vu d'aujourd'hui, les symboles sont comme surlignés au stabilo et on voit très bien quel sera le contenu des révélations de la séquence finale de spiritisme. On peut dire que la tension créée par cet enflement du mystère ne tient plus la route dès lors qu'on a déjà vu des dizaines et des dizaines de films suivant le même principe.

L'originalité ici réside dans l'ambiance que confectionne avec brio Mike De Leon, forcément originale d'un point de vue occidental alors qu'il est beaucoup question de mystique chrétienne, de vendredi saint et autres Holy Week. Le schéma du photographe de Manille retournant dans sa ville natale et capturant son environnement sur pellicule est aussi quelque chose d'assez convenu, mais cela n'empêche pas de voir prospérer une ambiance pesante et un malaise lancinant autour de la poignée de personnages. Il y a quelque chose qui cloche avec le père du héros, ancien médecin dans une chaise roulante suite à un accident de voiture, et toutes les horreurs révélées à la fin seront le point de chute d'une histoire de possession qui trouve sa justification dans une quête de vengeance — là aussi un schéma assez classique en horreur, qui pour autant n'entache en rien le plaisir de la progression dans cette ambiance. En guise de fond, la toile toxique d'un patriarcat traumatisant qui donne lieu à pas mal de scènes d'exploration angoissantes.

img1.jpg, août 2023 img2.jpg, août 2023 img3.jpg, août 2023 img4.jpg, août 2023 img5.jpg, août 2023

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