mardi 20 juin 2023

De humani corporis fabrica, de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel (2023)

de_humani_corporis_fabrica.jpg, juin 2023
Chirurgien en pleine opération : "ça commence à devenir abstrait, je suis un peu paumé".

Bon déjà, très sincèrement, je ne comprends pas qu'un documentaire imprimant de telles images sur nos rétines ne soit pas accompagné en préambule de mises en garde plus franches quant à la nature du contenu. Je suis loin d'avoir l'âme d'un censeur, mais qu'un film jouissant d'une telle visibilité (on n'est pas en train de parler d'une obscure œuvre bricolée dans un garage comportant des séquences gores comme Modify, un documentaire de Greg Jacobson et Jason Gary redéfinissant la notion de saucisse Knacki explosée, qui n'attirera que les très volontaires, mais d'un film qui a bénéficié d'une sortie cinéma nationale) laisse l'horizon aussi vague vis-à-vis de ce qui attend les courageuses personnes désireuses de tenter l'expérience reste pour moi une énigme. À titre personnel, je pense que j'aurais aimé avoir accès à un synopsis plus direct du style "attention, boucherie, âmes sensibles s'abstenir", mais cela n'enlève en rien la puissance phénoménale des images qui sont montrées, pour leur intensité purement graphique mais aussi pour tout ce qu'elles signifient en matière de gestes techniques et de réparation des corps.

Du duo Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel je ne connaissais que le premier pour un documentaire ovin tout mignon : Sweetgrass, ou la transhumance de 3000 moutons à travers les montagnes du Montana sur trois mois. Mais De humani corporis fabrica est en réalité une sorte de version longue, beaucoup moins précautionneuse (en termes de dégoût suscité) et avec moins d'emphase dans la chorégraphie que l'éblouissant Da Vinci, un court-métrage du talentueux documentariste italien Yuri Ancarani.

Il y a deux régimes dans le documentaire : les images d'opérations chirurgicales (et tout ce qui gravite autour, la préparation du matériel, des discussions sur les conditions de travail), et les images glanées dans les couloirs des différents hôpitaux français qui ont servi de lieux de tournage. On peut le dire clairement, les secondes ne brillent pas par leur intérêt et sont assez limitées dans ce qu'elles proposent sur la vieillesse ou la sénilité, et les passages dans une aile psychiatrique ne valent pas davantage le détour que celles dans les sous-sols. Si ce n'est de poser un rythme alterné, pour souffler un peu. Des tentatives pas toujours très adroites de créer une ambiance, à l'instar de l'introduction étrange, mais avant tout un hors-champ salutaire aux horreurs visuelles opératoires. Cette partie de la démarche artistique n'est pas la plus réussie, pas plus que le final (le personnel pendant une fête) ou que le passage consacré à la morgue (dans la continuité du court-métrage de Stan Brakhage The Act of Seeing with One’s Own Eyes consacré à l'autopsie), mais ces moments ont tout de même le mérite d'enrichir le portrait hospitalier.

Pour le reste en revanche, on peut dire qu'on est bien servi. Double ration d'actes chirurgicaux qui fonctionnent comme une hypnose, pour peu qu'on ait la capacité de ne pas détourner le regard et d'entrer dans le ballet des chairs intérieures. Au menu, des cœlioscopies principalement, mais aussi des opérations plus invasives, des analyses de lames histologiques, des préparations de tumeurs extraites. Attention, ça va mêler l'os et le métal dans un bain de liquides physiologiques. Beaucoup d'images correspondent aux caméras insérées par les chirurgiens à l'intérieur du corps : opération du cerveau à travers la boîte crânienne, déambulation dans la micro-vascularisation derrière la rétine, aventure dans le tube digestif et les intestins (difficile de dire s'il s'agit d'une coloscopie ou d'une endoscopie, je pencherais pour la première), récurage des corps caverneux dans un pénis en passant par l'urètre, césarienne filmée en full frontal, analyse d'une mastectomie totale suite à un cancer du sein, retrait intégral d'une prostate, et peut-être le plus impressionnant de tous les actes, le redressement d'une colonne vertébrale (je ne dis rien, mais sachez que ça fait intervenir beaucoup de métal au travers de vis et de barres).

Le geste avancé par les cinéastes consiste à se réapproprier ce que la médecine moderne a emprunté au cinéma (l'utilisation de caméras) : pourquoi pas. Si les séquences en dehors des blocs opératoires sont d'un intérêt plus négligeable, le pouvoir des images de l'intérieur des corps est immense, sidérant même — entre dégoût et fascination, difficile de se positionner tant certaines confinent à une abstraction organique triturée par la mécanique du matériel médical. 5 années pour collecter 350 heures de film, condensées en une hallucination organique de 2 heures. Et au milieu, seul moment éventuellement drôle, on entend un chirurgien lui-même perdu dans ces paysages sanguinolents : "ça commence à devenir abstrait, je suis un peu paumé", juste avant de voir surgir de derrière une vessie encombrante une énorme prostate cancéreuse à extraire.

img1.png, juin 2023 img2.png, juin 2023 img3.png, juin 2023 img4.png, juin 2023 img5.png, juin 2023 img6.png, juin 2023 img7.png, juin 2023 img8.png, juin 2023

lundi 19 juin 2023

L'Homme-sandwich, de Hou Hsiao-Hsien, Chang Tseng-chai et Wan Jen (1983)

homme_sandwich.jpg, juin 2023
Trio de courts taïwanais

L'Homme-sandwich est plus la réunion de trois courts-métrages qu'un film à sketches comme il est souvent présenté, même si la thématique commune du Taïwan du milieu du XXe siècle pose un cadre unificateur se prêtant bien à l'exercice. Étonnamment le projet ne s'est pas embarrassé pour le titre de l'ensemble et a retenu celui du premier segment, réalisé par Hou Hsiao-Hsien (plutôt au début de sa carrière) dans un style très éloigné de ce qui fera par la suite sa réputation dans les années 1990 / 2000. Trois courts de 35 minutes environ, qui valent à mes yeux le détour avant tout pour l'ambiance qu'ils parviennent à retranscrire tant de la culture taiwanaise durant la Guerre froide, à une époque de développement économique sous l'influence états-unienne, que du renouveau cinématographique des années 1980 à travers la Nouvelle Vague taïwanaise — une autre anthologie en marque d'ailleurs les débuts : In Our Time, avec entre autres contributeurs Edward Yang.

Hou Hsiao-Hsien s'intéresse à la situation contraignante d'un jeune père de famille qui accepte un emploi d'homme-sandwich (une opération de publicité à destination d’un cinéma du village) pour subvenir aux besoins de sa famille, dans un accoutrement partagé entre le ridicule et le miséreux. Il est beaucoup question de l'image dégradée résultant de ce travail, déguisé en clown involontairement triste, qu'il renvoie à sa famille, sa femme et son enfant.

Chang Tseng-chai adopte quant à lui un ton beaucoup plus contrasté, avec des élans presque comiques dans les tribulations d'un duo qui essaie de vendre tant bien que mal des cocottes-minute, avec d'un côté une sorte de mystère poétique (une jeune fille à qui il offre un coquillage sculpté a toujours un chapeau vissé sur la tête et attise la curiosité d'un des deux) et de l'autre des sursauts dramatiques (une démonstration de l'utilisation de la cocotte tourne au drame).

Wan Jen termine le cycle en embrayant sur une confrontation plus directe avec la misère des banlieues, lorsqu'un homme se fait renverser par un responsable militaire américain et finit à l'hôpital. Symbole sans doute le plus évident du regard porté sur la situation nationale, au travers de la gêne exprimée par le personnage étranger (il y a beaucoup de questions diplomatiques derrière) et la joie procurée par l'argent obtenu en compensation ainsi que les pommes donnant leur nom au segment.

img1.png, juin 2023 img2.png, juin 2023

vendredi 16 juin 2023

Ariane, de Billy Wilder (1957)

ariane.jpg, mai 2023
"If people loved each other more, they'd shoot each other less."

Eh ben voilà : aussitôt dit, aussitôt contredit. Récemment (c'était il y a quelques mois en regardant Meet John Doe aka L'Homme de la rue de Capra) je me faisais la remarque peu aimable au sujet de Gary Cooper qui m'apparaissait de plus en plus comme un Cary Grant du pauvre. Et le voilà ici en milliardaire américain vieillissant de passage à Paris, tout à fait à l'aise dans son rôle, loin des personnages de cowboy archétypaux et rigides qui m'attristent plus qu'ils m'agacent. Il occupe ici un rôle proche de celui qu'il incarnait 20 ans avant dans La Huitième femme de Barbe Bleue, et la référence à Ernst Lubitsch n'est pas tout à fait innocente tant Billy Wilder semble ici rechercher des liens avec les comédies sophistiquées des années 30.

Bon après il ne faut pas exagérer, car Love in the Afternoon a de nombreux défauts et ne jouit pas du même charme délicat malgré la présence (toujours exquise en ce qui me concerne) de Audrey Hepburn, qui contribue énormément au charme (ou au rejet, je suppose, selon l'adhésion) de l'ensemble. Il y a un petit côté récit d'apprentissage dans son histoire, tout d'abord un peu sous la protection de son père, puis de manière inopinée dans un premier temps au contact de Gary Cooper — mais la phase d'apprentissage sera très rapide et elle gagnera son indépendance avec une vitesse surprenante, jusqu'à mener en bateau le Don Juan américain.

La partie en lien avec le travail du père, détective privé, est très légère et ne vaut le détour que pour son interprète, Maurice Chevalier. En revanche, elle permet d'aboutir sur une conclusion très surprenante : pendant tout le film, on sent qu'il y a une petite dissonance entre la toute jeune Hepburn et le vieillissant Cooper (ils ont près de 30 ans d'écart quand même, et ce fut un petit scandale à l'époque), et il faudra attendre la toute fin pour voir établi un parallèle entre le père et l'amant, unit dans un même plan qui établit la correspondance de leurs âges. Deux corps vieillissants. C'est très bien trouvé, très percutant. Il flotte sur toute l'intrigue de petites touches subversives, sur le thème du libertinage et de la liberté sexuelle pour les deux amants — avec un effet miroir qui pose des questions intéressantes — qui ont recours à différentes formes de mensonge. Selon la perspective adoptée, le sexe est tour tout épanouissant ou sale, drôle de renversement. Un petit goût de désenchantement, aussi, au milieu de la comédie romantique superficielle.

Une tirade très cliché censée caractériser la vie parisienne : "In Paris people eat better, and in Paris people make love, well, perhaps not better, but certainly more often."

img1.png, mai 2023 img2.png, mai 2023 img3.png, mai 2023

jeudi 15 juin 2023

Les Amants, de Louis Malle (1958)

amants.jpg, mai 2023
Le mari, l'amant, et la rencontre

Je classe Les Amants dans la catégorie des films désuets, tendance romance vieille France, qui ont conservé malgré tout un certain charme. La façon qu'a Louis Malle de décrire le carcan bourgeois dans lequel est enfermée la protagoniste Jeanne Moreau a absolument toutes les caractéristiques des clichés en la matière : la femme est mariée à une homme beau et riche, c'est une mère au foyer qui s'ennuie dans son immense et luxueux château, elle fait régulièrement des allers-retours à Paris pour rendre visite à son amie et passer du temps avec son amant qui pratique le polo, et le tout est abordé avec un recours récurrent à une voix off tout ce qu'il y a de plus artificiel en matière de mélancolie littéraire adaptée au cinéma.

Mais il y a des formes de désuétude plus appréciables que d'autres, et ici le plaisir passe par cette façon de mettre en scène la rencontre (certes bien tardive, après une heure de lenteurs descriptives un peu pénibles à surmonter il faut le reconnaître) avec un homme qui n'appartient pas aux mêmes sphères qu'elle, sans conséquence dans un premier temps mais à l'origine d'un dérèglement qui poussera assez loin le désir d'émancipation. Même la scène du repas avec tous les représentants masculins est composée de manière rigide, avec le mari à droite, l'amant à gauche, et le nouveau venu au milieu de l'écran, les trois formant un triangle un peu trop parfait.

Pour l'époque il y a également pas mal de partis pris concernant la liberté féminine qui sont surprenants, à commencer par le plaisir frontal qu'éprouve la protagoniste au cours d'un adultère dont le rapport sexuel est filmé très originalement — avec un gros plan sur les poils sous les bras pendant l'orgasme très bien vu. Le film fit scandale à l'époque et des tentatives de censure eurent lieu contre une telle licence de mœurs. Reste qu'il persiste une ambiance très affectée autour du milieu bourgeois superficiel, avec une forme de gravité et des dialogues romantiques qui peuvent s'avérer artificiels, dans une certaine mesure compensés par la pertinence du discours.

img1.jpg, mai 2023 img2.jpg, mai 2023 img3.jpg, mai 2023 img4.jpg, mai 2023 img5.jpg, mai 2023

mercredi 14 juin 2023

L'Inquisition, de Arturo Ripstein (1974)

inquisition.jpg, mai 2023
Chronique d'une persécution

Pas déçu du voyage du côté de chez Arturo Ripstein, cette fois-ci au milieu du XVIe siècle au Mexique en proie à deux fléaux mortifères, la peste et la persécution des hérétiques. En se concentrant dans El santo oficio sur l'inquisition espagnole (le Mexique faisait partie de la Nouvelle-Espagne et Mexico en était la capitale jusqu'à l'indépendance en 1821), l'austérité de sa mise en scène qui avait été très éprouvante dans Le Château de la pureté trouve tout son sens ici. Elle est mise au service de la chronique d'une persécution dans un cadre historique précis et intéressant, et le niveau de production semble également bien différent, plus à même de rendre compte en l'occurrence des ramifications du pouvoir oppresseur de l'institution cléricale.

L'origine de la chasse aux sorcières menés contre les Juifs est lié dans le film, inspiré de documents retraçant des procès ayant réellement eu lieu, à la propagation de la peste — ils sont soupçonnés d'en être à l'origine notamment en polluant les puits. Ripstein plante un décor particulièrement hostile d'entrée de jeu en montrant comment un moine dénonce sa famille comme hérétiques, à la mort de son père, en constatant que ses proches pratiquent des rites funéraires peu orthodoxes d'un point de vue catholique. La famille pensait être tranquille vis-à-vis de l'ordre religieux en ayant placé un de ses enfants dans l'institution... Bel échec, qui marque le début d'une persécution longue, à la violence protéiforme, touchant un cercle très large de personnes considérées comme infidèles. Le sceau de l'intolérance, du pouvoir patriarcal et de l'aliénation coloniale est placé avec vigueur au tout début du film et ne relâchera pas son étreinte pendant les deux heures qui suivront.

L'Inquisition vaut le détour pour plusieurs aspects, à commencer par la froideur de la reconstitution des pratiques de l'église catholique. Il manque sans doute un peu d'envergure à cette reconstitution (ce sont essentiellement des moyens qui font défaut, dans les costumes, les maquillages, les décors, les figurants), mais la plongée dans le rythme de vie et les coutumes des différentes communautés (les traditionalistes autant que les Juifs hérétiques) reste très prenante. Le rythme très apathique de l'ensemble amplifie la langueur de l'atmosphère et s'accommode assez bien des nombreuses séquences très dures que compte le film, assez bien chargé en tortures et autres sévices. Ripstein parvient ainsi à créer et recréer un climat de peur et de suspicion qui trouve pour apogée une sidérante séquence finale, reconstitution d'une exécution collective (assez éloignée dans le style de celle de Grandier dans The Devils) après déambulation dans les rues de Mexico et énumération des sentences.

img1.png, mai 2023 img2.png, mai 2023 img3.png, mai 2023 img4.png, mai 2023 img5.png, mai 2023

mardi 13 juin 2023

Les Anges de miséricorde, de Mark Sandrich (1943)

anges_de_la_misericorde.jpg, mai 2023
"I don't know whoever said the flesh was weak. I find it very strong."

So Proudly We Hail! fait partie de la cohorte de films de guerre américains réalisés pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est sous certains aspects un film de facture très classique, consacré à l'héroïsme national en temps de crise, mais qui parvient tout de même à susciter un intérêt notable en raison de son positionnement : l'action est entièrement circonscrite aux tumultes subis par un groupe d'infirmières militaires en poste aux Philippines, en 1942. La dimension de drame avec de nombreux échos en direction de la tragédie romantique en fait un film presque décontextualisé de toute propagande politique, malgré le contexte de production (le film est sorti en 1943). On ne voit aucun champ de bataille, aucune séquence liée à la stratégie militaire. Juste des blessés qui arrivent par centaines, des bombardements incessants, et une ambiance chaotique alimentée par les avancées inexorables des troupes japonaises dans la péninsule de Bataan, à l'ouest de la baie de Manille.

Le film n'y fait quasiment pas référence, mais il s'inscrit dans le contexte historique de la marche de la mort de Bataa, un crime de guerre qui eut lieu en avril 1942 durant lequel l'armée impériale japonaise contraignit des dizaines de milliers de prisonniers de guerre philippins et américains à marcher — et mourir, pour beaucoup — sur près de 100 kilomètres.

Si Les Anges de miséricorde adopte la structure du flashback pour expliquer les raisons d'une situation initiale traumatique (en l'occurrence, une infirmière en état de choc cataleptique) depuis un moment relativement calme, il est presque intégralement constitué de situations d'urgence diverses. Encore une fois, il est important de relever qu'il n'est pas vraiment question d'un affrontement au sens militaire classiquement rapporté dans un film de guerre, il n'y a pas de combats entre des gentils GIs et des méchants japonais, chose très notable pour l'époque. Toutes les péripéties sont vécues au travers d'un prisme féminin, avec des femmes certes victimes des circonstances, mais toujours captées comme un drame existentiel et non comme la résultante d'un ennemi bien identifié et diabolisé.

Les trois principales figures sont Claudette Colbert, l'infirmière en chef qui dirige la troupe, Paulette Goddard pour souligner la volonté de ne pas se laisser briser moralement par la situation (un running gag tourne autour de sa chemise de nuit très sexy pour le lieu), et Veronica Lake pour le versant plus dramatique et émotionnellement intense (une scène particulière la montrera sauver ses camarades à l'occasion d'un acte d'une violence assez inouïe pour l'époque). Les infirmières sont montrées comme des femmes particulièrement libres et fortes, conscientes de la situation catastrophique et aux réactions très diverses. Avec une pointe de réalisme fataliste du genre "What is a heroine, anyway? — I don't know. Somebody whose still alive, I guess".

img1.png, mai 2023 img2.png, mai 2023 img3.png, mai 2023 img4.png, mai 2023

lundi 12 juin 2023

Libera Me, de Alain Cavalier (1993)

libera_me.jpg, mai 2023
Attention : expérimentation

Illustration parfaite de ce que le cinéma peut engendrer comme exercice de style baroque, avec ici un parti pris contraignant essentiellement la forme : un récit formulé sans la moindre trace de dialogue, mais au travers d'une succession de plans épurés, contenant des actions presque unitaires isolées dans un cadre très resserré. Dans les 5 premières minutes, grâce à la puissance symbolique des images et des motifs mis en scène, on comprend par des chemins de traverse qu'on se situe dans un pays au régime totalitaire et qu'une résistance s'organise face à une répression extrême.

C'est un exercice de style, ce qui signifie presque par définition que d'une part les enjeux sont limités au strict cadre fixé par le concept et que d'autre part le procédé contient un potentiel de clivage très élevé, séparant les réceptions possibles de manière très instinctive — on rentre dans la bulle du film ou on y reste hermétique sans trop pouvoir réfléchir ou anticiper. Alain Cavalier est coutumier des œuvres aux apparences très originales, et sa filmographie compte des bizarreries par dizaines. Libera Me est pour l'instant le film le plus extrême que j'ai vu de sa part, du point de vue expérimental, car on se situe dans une épuration formelle qui pourrait évoquer le Dogme95 danois de Lars von Trier et Thomas Vinterberg. L'abstraction ne se fait cependant pas au même niveau, car ici la caméra ne s'attarde pas volontairement sur l'absence de décor : elle fait preuve d'une parcimonie très productive, chargeant chaque petite séquence d'un sens très fort et très net.

Ainsi tout Libera Me s'articule autour d'une lutte aux contours on ne peut plus flous au départ entre un régime dictatorial et une résistance organisée, à travers une quantité extensive de minuscules détails découpant les actions dans la plus grande des sobriétés — un Bresson n'y aurait sans doute pas été insensible. Le flou s'efface progressivement pour installer une narration qui gagne en clarté et en précision à mesure que les motifs s'accumulent. Des objets dissimulés dans les coutures de vêtements, des photos déchirées qui s'assemblent pour confirmer une identité, des faux papiers confectionnés à la main... Beaucoup d'ingéniosité mise en œuvre pour préserver le secret, tandis qu'en toile de fond la violence de la répression s'intensifie. Arrestations et torture rythment ce drôle de film muet, dominé par des fragments de bruits et des morceaux de visages, qui parvient de manière très surprenante à laisser exploser les émotions dans son final, au milieu de ce terreau expérimental.

img1.png, mai 2023img2.png, mai 2023 img3.png, mai 2023 img4.jpg, mai 2023

vendredi 09 juin 2023

À chacun son dû, de Elio Petri (1967)

a_chacun_son_du.png, mai 2023
La vaine quête de la vérité

On peut regretter le format travaillé par Elio Petri dans À chacun son dû, quand même, qui à mon sens nuit davantage qu'il ne joue en faveur du rythme, de l'immersion et de la sensation d'oppression grandissante autour du personnage principal interprété par Gian Maria Volonté. Même en mettant de côté, pour une fois, tout ce qui a trait à la production cinématographique italienne de l'époque et tout ce qu'elle compte comme soucis techniques de post-synchronisation (à mes yeux en tous cas), je trouve que le cadre est quand même très oppressant, de manière involontaire et désagréable cette fois-ci, avec son recours dénué de parcimonie à des effets un peu grossiers comme le zoom / dézoom et tout ce que la caméra à l'épaule peut induire comme désagréments épileptiques. Je suis aussi à deux doigts de penser que l'interprétation du protagoniste aurait peut-être profité d'un acteur moins charismatique que Volonté car il n'est pas toujours aisé de croire à sa faiblesse psychologique, un point au cœur des enjeux du film, à mesure qu'il explore l'antre des maux italiens.

Quand un film de Petri commence par le meurtre d'un médecin et d'un pharmacien d'un village sicilien pendant une partie de chasse à la palombe, on se doute qu'il ne sera pas question des apparences avancées en première intention, à savoir des relations extra-conjugales de la part de l'un d'entre eux. Surtout que le spectateur est mis dans la confidence au sujet des lettres de menace que l'autre recevait. Surtout quand c'est un ami à eux qui mène l'enquête et que ce dernier se trouve être un professeur et militant politique...

Il y a plusieurs intérêts dans le développement de cette enquête, à commencer par la description de la culture dans cette région de Sicile, avec ses coutumes, ses notables, et l'emprise de la mafia. Mais le principal argument tourne autour de l'engrenage dans lequel cet homme se fourre, dans un premier temps assez courageux, au-delà de son intégrité nette, mais peu à peu prisonnier d'une certaine impuissance en lien avec sa méconnaissance de l'environnement social dans lequel il évolue. Petit à petit, il perd confiance en lui, il transpire à chaque nouvelle rencontre, il cherche à se faire discret — tout en essayant de se rapprocher de la veuve, très convaincante Irene Papas. L'ampleur grandissante des menaces qui se structurent autour de sa personne contribue à une atmosphère très pesante, en dépit d'une première moitié presque légère en comparaison, surtout si on pense à la façon qu'à Volonté de ne pas lâcher l'affaire et coller aux basques de la notabilité locale. La distance imposée par la narration enferme un peu À chacun son dû dans une froideur typique de ces films politiques italiens des années 60-70, mais le final puissamment tragique (ensevelissement d'un corps dans une carrière abandonnée d'un côté, mariage vécu comme une trahison posthume en grandes pompes de l'autre) permet d'en sortir sur une note très positive.

img1.jpg, mai 2023 img2.jpg, mai 2023 img3.jpg, mai 2023

jeudi 08 juin 2023

Le Violent, de Nicholas Ray (1950)

violent.jpg, mai 2023
"What does it matter what I think? I'm the guy who tried to talk Selznick out of doing Gone with the Wind!"

En règle générale je ne suis pas très sensible au jeu de Humphrey Bogart, toujours dans le même rôle du macho taciturne qui sait malgré tout se rendre irrésistible auprès de la gent féminine. Chose assez exceptionnelle ici il me semble, dans ce film noir dont la composante propre au genre (l'enquête policière autour d'un meurtre nimbé de mystère) est assez peu importante, il incarne un scénariste dont la violence très masculine est clairement décriée. Il y a ce petit côté de violent-mais-quand-même-victime, sans que cela n'affecte de manière dommageable le reste du discours entièrement porté par ce qu'endure le personnage de Gloria Grahame.

Le Violent (en version originale "In a Lonely Place" on insiste davantage sur la solitude de l'homme) appartient à ce courant cinématographique qui aimait s'auto-psychanalyser, comme Sunset Boulevard de Billy Wilder ou encore All About Eve de Joseph Mankiewicz (tous deux sortis la même année, 1950), ici au travers du personnage principal : Dixon Steele, un scénariste en proie à des crises de violence et accusé d'un meurtre que l'on sait, nous spectateurs, qu'il n'a pas commis. C'est l'enquête à son sujet qui le mettra en contact avec sa voisine témoin, point de départ d'une romance parmi les plus compliquées qui soient.

Tout le film est en réalité articulé autour de leur relation, sur laquelle plane invariablement la suspicion. L'écrivain est soupçonné d'assassinat, cela ne laisse pas indifférent, et jusqu'au bout son entourage doutera de son innocence. Clairement Bogart surjoue un peu le narquois et l'insensible face à un meurtre dont on l'accuse, mais on part vite dans une direction plus intime et plus douloureuse. La crise conjugale est pleine de dilemmes, avec en toile de fond un commentaire assez acerbe sur les mœurs en cours à Hollywood avec un scénariste, déjà peu calme par nature, sous pression. C'est un accès de colère particulièrement virulent, énième pulsion destructrice, qui détruira le couple, au moment où il était censé être innocenté.

La réplique la plus citée du film : "I was born when she kissed me. I died when she left me. I lived a few weeks while she loved me." Une autre plus drôle, de la part de l'agent : "What does it matter what I think? I'm the guy who tried to talk Selznick out of doing Gone with the Wind!".

img1.png, mai 2023 img2.png, mai 2023 img3.png, mai 2023

lundi 05 juin 2023

Another Sky, de Gavin Lambert (1954)

another_sky.jpg, mai 2023
Romance et désert

Très belle évocation d'une solitude, celle d'une jeune femme britannique au contact d'une culture nord-africaine — l'histoire de Rose Graham ne sera jamais circonscrite à un cadre précis, géographique ou temporel, de telle sorte que le sentiment d'errance de la protagoniste dans un pays indéterminé et à une époque indéterminée participe activement à l'ambiance vaporeuse générale et traverse très naturellement l'écran. Another Sky se présente sous la forme de réminiscences partagées à la faveur d'un flashback, dans une tradition romantique caractéristique du cinéma des années 1950, Rose déroulant peu à peu les raisons qui l'ont poussée à émigrer et les conditions qui l'ont conduite à se retrouver dans cette situation. Le premier plan, qui est en réalité structuré en écho avec le tout dernier, ne sera compréhensible qu'à la toute fin, après un long parcours épousant la trajectoire d'une mélancolie amoureuse sinueuse.

Il faut dire, je le concède, que Victoria Grayson (quasiment inconnue) a réussi à composer un personnage très attachant et charmant au travers de cette Anglaise prude de nature, rapidement intimidée par les coutumes locales dans les environs de la maison qui l'emploie comme gouvernante — vestige des protectorats dont la fin fut annoncée en 1956, peu de temps après la sortie du film. C'est en ce sens un film dont le parfum est manifestement désuet, avec cette voix off — tout à fait justifiée et bien intégrée ici — racontant de manière particulièrement mélancolique le contenu d'un drame sentimental et ces dialogues / interprétations pas toujours très adroits, mais dont la désuétude constitue un charme puissant. Ou un puissant repoussoir, bien sûr... La faiblesse du budget qu'on peut deviner n'empêche en rien Gavin Lambert (dont ce sera l'unique réalisation) de déployer une mise en scène très à propos en direction d'une rêverie évocatrice.

Plutôt que de rester dans les environs occidentalisés de son lieu de travail, Rose préfère aller se perdre dans les ruelles de Marrakech, ce qui donne l'occasion de rencontrer de nombreux artistes, musiciens, danseurs et charmeurs de serpents. De ce point de vue-là le film semble 20 ans en avance sur son temps, avec une approche très particulière de la découverte de l'étranger. La chaleur de la région et le côté mystérieux de nombreux aspects de la culture locale ont tôt fait d'alimenter une ambiance très originale et très étonnante pour l'époque, avec une sorte de récit d'apprentissage basé sur un éveil à la sexualité. Après une rencontre marquante et une disparition soudaine, le récit s'embarque dans une quête presque surréaliste dans son dernier tiers, à travers un désert et sa traversée dont la portée symbolique est incroyable. On sort du film comme la jeune femme de ses souvenirs, au bord de la folie romantique (elle se déclare comme morte, symboliquement), comme d'un rêve étrange qui nous enveloppe de son voile envoûtant. Ce portrait d'un éveil sentimental autant que sexuel croisé avec celui du Maroc des années 50 est fascinant.

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