dimanche 25 juin 2023

Getz / Gilberto, de Stan Getz & João Gilberto (1964)

getz_gilberto.jpg, juin 2023

Il y a parfois un léger parfum de caricature de Jazz brésilien, tendance Bossa nova / Samba, qui se dégage en écoutant cet album qui porte le nom du duo Getz / Gilberto. Sans doute un peu la faute à Chabat / Darmon dans La Cité de la peur... C'est très agréable cependant, avec des grands standards comme The Girl From Ipanema (difficile pour le reste de l'album de passer après le morceau introductif) ou Corcovado, des combos très simples (sax, guitare, piano, batterie, sans oublier la participation au chant de Astrud Gilberto sur quelques morceaux). L'ensemble coule avec un naturel confondant.

Triste coïncidence, la chanteuse Astrud Gilberto est morte il y a quelques jours.

Extrait de l'album : Corcovado.

À écouter également : The Girl From Ipanema.

getz_live.jpg, juin 2023

vendredi 23 juin 2023

Sang et or, de Robert Rossen (1947)

sang_et_or.jpg, juin 2023
"What are you gonna do? Kill me? Everybody dies."

La structure très codifiée du film noir à flashback et les traits un peu épais qui alimentent de nombreuses caricatures ne sauraient complètement désactiver l'intérêt de ce film prenant pour cadre un homme dont le salut ne tient qu'à la boxe. Quand on apprécie le genre, on ne se formalise pas des passages attendus, presque obligés : la séquence inaugurale posant le contexte, l'amorce d'un long flashback qui occupera l'essentiel du film, et enfin la conclusion de l'ensemble, à l'issue de l'action antérieure, après être revenu dans la temporalité initiale et fort des divers éclairages acquis. Le procédé n'est pas en soi rebutant : il suffit que le classicisme soit suffisamment bien articulé et qu'on n'y soit pas réticent pour que la mécanique fonctionne agréablement.

Le plus délicat ici est sans doute concentré dans le personnage de John Garfield, d'un côté une brute très à l'aise sur le ring et de l'autre un petit côté simple d'esprit (involontairement) puisqu'il se fait balader par à peu près tout son entourage. Ce n'est pas un personnage particulièrement attrayant, même s'il se fait le support d'une réflexion et d'un message, eux, beaucoup plus prenants. Disons simplement, en résumé, que son nouveau manager est une caricature très lourde de grand méchant, tendance véreux cupide, et que la femme qui l'aime est une caricature de gentille invariante, tendance femme aimante. Ces deux pôles sont agrémentés d'autres caricatures (l'homme de main violent, la femme fatale vénale, etc.), mais le portrait est massif dans son unilatéralité. Il y a les gentils d’un côté et les méchants de l'autre, bien identifiés.

Après c'est une époque où l'on avait besoin de certitudes au sortir de la guerre, pas de doute — la thématique du sort des Juifs est évoquée brièvement. Mais c'est aussi un beau mélodrame sur le miroir aux alouettes des promesses financières, au travers des nombreuses avances alléchantes comme autant de panneaux dans lequel le protagoniste s'encastre — un peu trop — systématiquement. Même si le doute plane souvent : "After mink comes sable", que l'on pourrai traduire très prosaïquement par "après le vison vient la zibeline", sous-entendu : le futur n'est pas radieux. Les ficelles de la fable morale sont grosses, mais ça passe et ce d'autant plus que plusieurs personnes impliquées (dont John Garfield qui mourra quelques années après) subiront les foudres du maccarthysme.

Il aurait juste fallu un dernier combat un peu plus palpitant (même si l'enjeu est ailleurs) et un schéma un peu différent du rise & fall & redemption traditionnel, et des menaces plus éloquentes, plus sérieuses, qui ne soient pas rejetées facilement à coups de belles tirades : "What are you gonna do? Kill me? Everybody dies.").

img1.png, juin 2023 img2.png, juin 2023 img3.png, juin 2023 img4.png, juin 2023

jeudi 22 juin 2023

La Maison dans l'ombre, de Nicholas Ray et Ida Lupino (1952)

maison_dans_l-ombre.jpg, juin 2023
"Friends? Cops have no friends. Nobody likes a cop."

L'exploration du versant "films noir" de la filmographie de Nicholas Ray se révèle très riche en élargissement des horizons, sur des territoires extrêmement différents de ceux définis par ses œuvres les plus connues comme Rebel Without a Cause et Johnny Guitar. C'est ici un film policier des 50s très étonnant, co-réalisé avec Ida Lupino (qui interprète également un second rôle dans lequel elle est très convaincante), qui fait preuve d'une rupture de ton franche tout à fait inhabituelle, toutes époques confondues. C'est quasiment un film coupé en deux, avec une première partie urbaine concentrée sur une enquête autour du meurtre d'un policier, et une seconde partie rurale perdue dans des paysages enneigés à la poursuite d'un autre fugitif. Ce second segment fait à ce titre beaucoup penser à un autre film noir dans la neige, Poursuites dans la nuit aka "Nightfall" de Jacques Tourneur qui lui aussi, d'ailleurs, proposait une alternance entre ville et campagne.

Robert Ryan reprend en quelque sorte le rôle du violent (flic ici en l'occurrence) de Humphrey Bogart dans In a Lonely Place, un gars aux méthodes qualifiées de musclées et critiquées par ses collègues et supérieurs. Il en fait preuve durant toute la première partie, jusqu'à ce qu'il soit envoyé paître à la campagne en guise de punition pour se détendre. Cette première partie est intrigante à plusieurs titres, principalement pour une composante qu'on pourrait qualifier de réaliste au travers des nombreuses séquences montrant les policiers chez eux en train de se préparer pour aller bosser. L'ambiance y est tendue sur 30 minutes, plongée dans la nuit, sans que le cœur des enjeux ne soit à proprement parler détaillé — on sait juste qu'un flic a été tué et que deux hommes sont en fuite. Tous les codes du film noir sont présents. Y compris les tirades : "Friends? Cops have no friends. Nobody likes a cop." ou encore "The city can be lonely too. Sometimes people who are never alone are the loneliest."

C'est au contact de la neige campagnarde (et du personnage de Lupino, une femme aveugle et touchante) qu'il se découvrira un cœur, en quelque sorte. Le virage avec la première partie est brutal, dépaysement total, cette fois-ci dans un environnement diurne. Bon, c'est là aussi que La Maison dans l'ombre (le titre original est "On Dangerous Ground") trouve sa principale limite, à savoir la faiblesse de la profondeur psychologique des personnages. Ryan se transforme en un clin d'œil ou presque en flic droit et juste, il maîtrise son comparse violent, il découvre les vertus de l'amour salvateur, etc. Zéro transition non plus du côté de l'enquête, si on rate 5 minutes on peut penser qu'il est encore sur la même piste bien que déporté loin de la ville. Un peu dommage car les deux blocs de solitudes qui se rencontrent auraient mérité plus de développement, moins de facilités, et une conclusion moins abrupte. De même, le personnage du sidekick violent se trouve une conscience sitôt le gamin tué : c’est une évolution morale quelque peu expéditive et sans finesse de trait.

img1.png, juin 2023 img2.png, juin 2023 img3.png, juin 2023 img4.png, juin 2023

mercredi 21 juin 2023

Une vie difficile, de Dino Risi (1961)

une_vie_difficileB, juin 2023 une_vie_difficileB.png, juin 2023
Sordi galère

Le duo Dino Risi / Alberto Sordi trouve un équilibre assez fascinant à mes yeux au sein de la comédie italienne de la grande époque, que ce soit dans les tonalités adoptées (comédie, drame, guerre, historique, critique sociale), dans la diversité des coups portés (médiocrité intellectuelle des uns, arrivisme des autres, sur fond de chronique nationale très caustique) et dans la finesse de l'écrin qui encapsule l'ensemble (photographie impeccable, nombreuses séquences marquantes par leur bouffonnerie ou leur dimension tragique). Dans Une vie difficile, le personnage principal parcourt un bout d'histoire italienne du milieu de la Seconde Guerre mondiale jusqu'aux années 60 (le film sort en 1961) en endossant les costumes de résistant antifasciste ou de rédacteur dans un journal clandestin, constamment sous le regard d'une jeune femme qui le renverra systématiquement à ses compromissions.

C'est clairement la dynamique de leurs rapports qui irrigue en secret le récit, oscillant sans cesse entre des phases d'attirance et de répulsion. À chaque compromission, à chaque manifestation de sa veulerie passagère, un regard foudroyant de Lea Massari vient le rappeler à l'ordre, et le voilà reparti sur des rails, pendant un certain temps du moins. Risi s'applique à montrer comment l'intégrité de Sordi se solde systématiquement par des mésaventures (professionnelles ou financières, pauvreté ou prison), de manière certes un peu systématique, mais toujours avec un pied dans la comédie pour huiler la mécanique. Les scènes mémorables sont assez nombreuses, celle où complètement bourré il crache sur les voitures des riches touristes, celle où dans un moment de misère il se faufile dans une maison bourgeoise et monarchiste avec sa femme pour se remplir la panse grassement (pendant le référendum qui installera la république), ou encore cette claque finale pour mettre un terme à une énième humiliation de la part de son employeur, un riche homme d'affaires. Mais Risi reste très lucide : le happy end n'en est pas du tout un, on sait très bien qu'il ne s'agit que d'une phase "positive" avant la prochaine rechute.

Dans cette optique Alberto Sordi compose un rôle vraiment attachant, un enthousiaste de son époque participant à toutes les luttes et baignant dans un idéalisme à géométrie variable, mais dans le fond très honnête. Parfois pathétique, parfois vertueux, parfois minable. Juste très maladroit et à ce titre victime des aléas caractéristiques de la société italienne d'après-guerre : libération, élections, renouveau économique (drôle d'apparition de Vittorio Gassman dans un péplum), et diverses déceptions politiques sur fond d'opposition nord / sud entre les différentes régions. La dynamique de la narration maîtrise la rupture de tons avec malice, alternant entre gravité (on frôle l'exécution pendant la guerre) et situations plus ironiques ou émouvantes. L'histoire d'un homme doté d'idéaux, mais soumis à une pression extrême de la part des secteurs économiques, familiaux et politiques qui le conduira d'échec en échec, en essayant de ne jamais perdre la face. Du néoréalisme classique gonflé à la comédie burlesque et aux désillusions tenaces, en un sens.

img1.png, juin 2023 img2.png, juin 2023 img3.png, juin 2023 img4.png, juin 2023

mardi 20 juin 2023

De humani corporis fabrica, de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel (2023)

de_humani_corporis_fabrica.jpg, juin 2023
Chirurgien en pleine opération : "ça commence à devenir abstrait, je suis un peu paumé".

Bon déjà, très sincèrement, je ne comprends pas qu'un documentaire imprimant de telles images sur nos rétines ne soit pas accompagné en préambule de mises en garde plus franches quant à la nature du contenu. Je suis loin d'avoir l'âme d'un censeur, mais qu'un film jouissant d'une telle visibilité (on n'est pas en train de parler d'une obscure œuvre bricolée dans un garage comportant des séquences gores comme Modify, un documentaire de Greg Jacobson et Jason Gary redéfinissant la notion de saucisse Knacki explosée, qui n'attirera que les très volontaires, mais d'un film qui a bénéficié d'une sortie cinéma nationale) laisse l'horizon aussi vague vis-à-vis de ce qui attend les courageuses personnes désireuses de tenter l'expérience reste pour moi une énigme. À titre personnel, je pense que j'aurais aimé avoir accès à un synopsis plus direct du style "attention, boucherie, âmes sensibles s'abstenir", mais cela n'enlève en rien la puissance phénoménale des images qui sont montrées, pour leur intensité purement graphique mais aussi pour tout ce qu'elles signifient en matière de gestes techniques et de réparation des corps.

Du duo Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel je ne connaissais que le premier pour un documentaire ovin tout mignon : Sweetgrass, ou la transhumance de 3000 moutons à travers les montagnes du Montana sur trois mois. Mais De humani corporis fabrica est en réalité une sorte de version longue, beaucoup moins précautionneuse (en termes de dégoût suscité) et avec moins d'emphase dans la chorégraphie que l'éblouissant Da Vinci, un court-métrage du talentueux documentariste italien Yuri Ancarani.

Il y a deux régimes dans le documentaire : les images d'opérations chirurgicales (et tout ce qui gravite autour, la préparation du matériel, des discussions sur les conditions de travail), et les images glanées dans les couloirs des différents hôpitaux français qui ont servi de lieux de tournage. On peut le dire clairement, les secondes ne brillent pas par leur intérêt et sont assez limitées dans ce qu'elles proposent sur la vieillesse ou la sénilité, et les passages dans une aile psychiatrique ne valent pas davantage le détour que celles dans les sous-sols. Si ce n'est de poser un rythme alterné, pour souffler un peu. Des tentatives pas toujours très adroites de créer une ambiance, à l'instar de l'introduction étrange, mais avant tout un hors-champ salutaire aux horreurs visuelles opératoires. Cette partie de la démarche artistique n'est pas la plus réussie, pas plus que le final (le personnel pendant une fête) ou que le passage consacré à la morgue (dans la continuité du court-métrage de Stan Brakhage The Act of Seeing with One’s Own Eyes consacré à l'autopsie), mais ces moments ont tout de même le mérite d'enrichir le portrait hospitalier.

Pour le reste en revanche, on peut dire qu'on est bien servi. Double ration d'actes chirurgicaux qui fonctionnent comme une hypnose, pour peu qu'on ait la capacité de ne pas détourner le regard et d'entrer dans le ballet des chairs intérieures. Au menu, des cœlioscopies principalement, mais aussi des opérations plus invasives, des analyses de lames histologiques, des préparations de tumeurs extraites. Attention, ça va mêler l'os et le métal dans un bain de liquides physiologiques. Beaucoup d'images correspondent aux caméras insérées par les chirurgiens à l'intérieur du corps : opération du cerveau à travers la boîte crânienne, déambulation dans la micro-vascularisation derrière la rétine, aventure dans le tube digestif et les intestins (difficile de dire s'il s'agit d'une coloscopie ou d'une endoscopie, je pencherais pour la première), récurage des corps caverneux dans un pénis en passant par l'urètre, césarienne filmée en full frontal, analyse d'une mastectomie totale suite à un cancer du sein, retrait intégral d'une prostate, et peut-être le plus impressionnant de tous les actes, le redressement d'une colonne vertébrale (je ne dis rien, mais sachez que ça fait intervenir beaucoup de métal au travers de vis et de barres).

Le geste avancé par les cinéastes consiste à se réapproprier ce que la médecine moderne a emprunté au cinéma (l'utilisation de caméras) : pourquoi pas. Si les séquences en dehors des blocs opératoires sont d'un intérêt plus négligeable, le pouvoir des images de l'intérieur des corps est immense, sidérant même — entre dégoût et fascination, difficile de se positionner tant certaines confinent à une abstraction organique triturée par la mécanique du matériel médical. 5 années pour collecter 350 heures de film, condensées en une hallucination organique de 2 heures. Et au milieu, seul moment éventuellement drôle, on entend un chirurgien lui-même perdu dans ces paysages sanguinolents : "ça commence à devenir abstrait, je suis un peu paumé", juste avant de voir surgir de derrière une vessie encombrante une énorme prostate cancéreuse à extraire.

img1.png, juin 2023 img2.png, juin 2023 img3.png, juin 2023 img4.png, juin 2023 img5.png, juin 2023 img6.png, juin 2023 img7.png, juin 2023 img8.png, juin 2023

lundi 19 juin 2023

L'Homme-sandwich, de Hou Hsiao-Hsien, Chang Tseng-chai et Wan Jen (1983)

homme_sandwich.jpg, juin 2023
Trio de courts taïwanais

L'Homme-sandwich est plus la réunion de trois courts-métrages qu'un film à sketches comme il est souvent présenté, même si la thématique commune du Taïwan du milieu du XXe siècle pose un cadre unificateur se prêtant bien à l'exercice. Étonnamment le projet ne s'est pas embarrassé pour le titre de l'ensemble et a retenu celui du premier segment, réalisé par Hou Hsiao-Hsien (plutôt au début de sa carrière) dans un style très éloigné de ce qui fera par la suite sa réputation dans les années 1990 / 2000. Trois courts de 35 minutes environ, qui valent à mes yeux le détour avant tout pour l'ambiance qu'ils parviennent à retranscrire tant de la culture taiwanaise durant la Guerre froide, à une époque de développement économique sous l'influence états-unienne, que du renouveau cinématographique des années 1980 à travers la Nouvelle Vague taïwanaise — une autre anthologie en marque d'ailleurs les débuts : In Our Time, avec entre autres contributeurs Edward Yang.

Hou Hsiao-Hsien s'intéresse à la situation contraignante d'un jeune père de famille qui accepte un emploi d'homme-sandwich (une opération de publicité à destination d’un cinéma du village) pour subvenir aux besoins de sa famille, dans un accoutrement partagé entre le ridicule et le miséreux. Il est beaucoup question de l'image dégradée résultant de ce travail, déguisé en clown involontairement triste, qu'il renvoie à sa famille, sa femme et son enfant.

Chang Tseng-chai adopte quant à lui un ton beaucoup plus contrasté, avec des élans presque comiques dans les tribulations d'un duo qui essaie de vendre tant bien que mal des cocottes-minute, avec d'un côté une sorte de mystère poétique (une jeune fille à qui il offre un coquillage sculpté a toujours un chapeau vissé sur la tête et attise la curiosité d'un des deux) et de l'autre des sursauts dramatiques (une démonstration de l'utilisation de la cocotte tourne au drame).

Wan Jen termine le cycle en embrayant sur une confrontation plus directe avec la misère des banlieues, lorsqu'un homme se fait renverser par un responsable militaire américain et finit à l'hôpital. Symbole sans doute le plus évident du regard porté sur la situation nationale, au travers de la gêne exprimée par le personnage étranger (il y a beaucoup de questions diplomatiques derrière) et la joie procurée par l'argent obtenu en compensation ainsi que les pommes donnant leur nom au segment.

img1.png, juin 2023 img2.png, juin 2023

vendredi 16 juin 2023

Ariane, de Billy Wilder (1957)

ariane.jpg, mai 2023
"If people loved each other more, they'd shoot each other less."

Eh ben voilà : aussitôt dit, aussitôt contredit. Récemment (c'était il y a quelques mois en regardant Meet John Doe aka L'Homme de la rue de Capra) je me faisais la remarque peu aimable au sujet de Gary Cooper qui m'apparaissait de plus en plus comme un Cary Grant du pauvre. Et le voilà ici en milliardaire américain vieillissant de passage à Paris, tout à fait à l'aise dans son rôle, loin des personnages de cowboy archétypaux et rigides qui m'attristent plus qu'ils m'agacent. Il occupe ici un rôle proche de celui qu'il incarnait 20 ans avant dans La Huitième femme de Barbe Bleue, et la référence à Ernst Lubitsch n'est pas tout à fait innocente tant Billy Wilder semble ici rechercher des liens avec les comédies sophistiquées des années 30.

Bon après il ne faut pas exagérer, car Love in the Afternoon a de nombreux défauts et ne jouit pas du même charme délicat malgré la présence (toujours exquise en ce qui me concerne) de Audrey Hepburn, qui contribue énormément au charme (ou au rejet, je suppose, selon l'adhésion) de l'ensemble. Il y a un petit côté récit d'apprentissage dans son histoire, tout d'abord un peu sous la protection de son père, puis de manière inopinée dans un premier temps au contact de Gary Cooper — mais la phase d'apprentissage sera très rapide et elle gagnera son indépendance avec une vitesse surprenante, jusqu'à mener en bateau le Don Juan américain.

La partie en lien avec le travail du père, détective privé, est très légère et ne vaut le détour que pour son interprète, Maurice Chevalier. En revanche, elle permet d'aboutir sur une conclusion très surprenante : pendant tout le film, on sent qu'il y a une petite dissonance entre la toute jeune Hepburn et le vieillissant Cooper (ils ont près de 30 ans d'écart quand même, et ce fut un petit scandale à l'époque), et il faudra attendre la toute fin pour voir établi un parallèle entre le père et l'amant, unit dans un même plan qui établit la correspondance de leurs âges. Deux corps vieillissants. C'est très bien trouvé, très percutant. Il flotte sur toute l'intrigue de petites touches subversives, sur le thème du libertinage et de la liberté sexuelle pour les deux amants — avec un effet miroir qui pose des questions intéressantes — qui ont recours à différentes formes de mensonge. Selon la perspective adoptée, le sexe est tour tout épanouissant ou sale, drôle de renversement. Un petit goût de désenchantement, aussi, au milieu de la comédie romantique superficielle.

Une tirade très cliché censée caractériser la vie parisienne : "In Paris people eat better, and in Paris people make love, well, perhaps not better, but certainly more often."

img1.png, mai 2023 img2.png, mai 2023 img3.png, mai 2023

jeudi 15 juin 2023

Les Amants, de Louis Malle (1958)

amants.jpg, mai 2023
Le mari, l'amant, et la rencontre

Je classe Les Amants dans la catégorie des films désuets, tendance romance vieille France, qui ont conservé malgré tout un certain charme. La façon qu'a Louis Malle de décrire le carcan bourgeois dans lequel est enfermée la protagoniste Jeanne Moreau a absolument toutes les caractéristiques des clichés en la matière : la femme est mariée à une homme beau et riche, c'est une mère au foyer qui s'ennuie dans son immense et luxueux château, elle fait régulièrement des allers-retours à Paris pour rendre visite à son amie et passer du temps avec son amant qui pratique le polo, et le tout est abordé avec un recours récurrent à une voix off tout ce qu'il y a de plus artificiel en matière de mélancolie littéraire adaptée au cinéma.

Mais il y a des formes de désuétude plus appréciables que d'autres, et ici le plaisir passe par cette façon de mettre en scène la rencontre (certes bien tardive, après une heure de lenteurs descriptives un peu pénibles à surmonter il faut le reconnaître) avec un homme qui n'appartient pas aux mêmes sphères qu'elle, sans conséquence dans un premier temps mais à l'origine d'un dérèglement qui poussera assez loin le désir d'émancipation. Même la scène du repas avec tous les représentants masculins est composée de manière rigide, avec le mari à droite, l'amant à gauche, et le nouveau venu au milieu de l'écran, les trois formant un triangle un peu trop parfait.

Pour l'époque il y a également pas mal de partis pris concernant la liberté féminine qui sont surprenants, à commencer par le plaisir frontal qu'éprouve la protagoniste au cours d'un adultère dont le rapport sexuel est filmé très originalement — avec un gros plan sur les poils sous les bras pendant l'orgasme très bien vu. Le film fit scandale à l'époque et des tentatives de censure eurent lieu contre une telle licence de mœurs. Reste qu'il persiste une ambiance très affectée autour du milieu bourgeois superficiel, avec une forme de gravité et des dialogues romantiques qui peuvent s'avérer artificiels, dans une certaine mesure compensés par la pertinence du discours.

img1.jpg, mai 2023 img2.jpg, mai 2023 img3.jpg, mai 2023 img4.jpg, mai 2023 img5.jpg, mai 2023

mercredi 14 juin 2023

L'Inquisition, de Arturo Ripstein (1974)

inquisition.jpg, mai 2023
Chronique d'une persécution

Pas déçu du voyage du côté de chez Arturo Ripstein, cette fois-ci au milieu du XVIe siècle au Mexique en proie à deux fléaux mortifères, la peste et la persécution des hérétiques. En se concentrant dans El santo oficio sur l'inquisition espagnole (le Mexique faisait partie de la Nouvelle-Espagne et Mexico en était la capitale jusqu'à l'indépendance en 1821), l'austérité de sa mise en scène qui avait été très éprouvante dans Le Château de la pureté trouve tout son sens ici. Elle est mise au service de la chronique d'une persécution dans un cadre historique précis et intéressant, et le niveau de production semble également bien différent, plus à même de rendre compte en l'occurrence des ramifications du pouvoir oppresseur de l'institution cléricale.

L'origine de la chasse aux sorcières menés contre les Juifs est lié dans le film, inspiré de documents retraçant des procès ayant réellement eu lieu, à la propagation de la peste — ils sont soupçonnés d'en être à l'origine notamment en polluant les puits. Ripstein plante un décor particulièrement hostile d'entrée de jeu en montrant comment un moine dénonce sa famille comme hérétiques, à la mort de son père, en constatant que ses proches pratiquent des rites funéraires peu orthodoxes d'un point de vue catholique. La famille pensait être tranquille vis-à-vis de l'ordre religieux en ayant placé un de ses enfants dans l'institution... Bel échec, qui marque le début d'une persécution longue, à la violence protéiforme, touchant un cercle très large de personnes considérées comme infidèles. Le sceau de l'intolérance, du pouvoir patriarcal et de l'aliénation coloniale est placé avec vigueur au tout début du film et ne relâchera pas son étreinte pendant les deux heures qui suivront.

L'Inquisition vaut le détour pour plusieurs aspects, à commencer par la froideur de la reconstitution des pratiques de l'église catholique. Il manque sans doute un peu d'envergure à cette reconstitution (ce sont essentiellement des moyens qui font défaut, dans les costumes, les maquillages, les décors, les figurants), mais la plongée dans le rythme de vie et les coutumes des différentes communautés (les traditionalistes autant que les Juifs hérétiques) reste très prenante. Le rythme très apathique de l'ensemble amplifie la langueur de l'atmosphère et s'accommode assez bien des nombreuses séquences très dures que compte le film, assez bien chargé en tortures et autres sévices. Ripstein parvient ainsi à créer et recréer un climat de peur et de suspicion qui trouve pour apogée une sidérante séquence finale, reconstitution d'une exécution collective (assez éloignée dans le style de celle de Grandier dans The Devils) après déambulation dans les rues de Mexico et énumération des sentences.

img1.png, mai 2023 img2.png, mai 2023 img3.png, mai 2023 img4.png, mai 2023 img5.png, mai 2023

mardi 13 juin 2023

Les Anges de miséricorde, de Mark Sandrich (1943)

anges_de_la_misericorde.jpg, mai 2023
"I don't know whoever said the flesh was weak. I find it very strong."

So Proudly We Hail! fait partie de la cohorte de films de guerre américains réalisés pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est sous certains aspects un film de facture très classique, consacré à l'héroïsme national en temps de crise, mais qui parvient tout de même à susciter un intérêt notable en raison de son positionnement : l'action est entièrement circonscrite aux tumultes subis par un groupe d'infirmières militaires en poste aux Philippines, en 1942. La dimension de drame avec de nombreux échos en direction de la tragédie romantique en fait un film presque décontextualisé de toute propagande politique, malgré le contexte de production (le film est sorti en 1943). On ne voit aucun champ de bataille, aucune séquence liée à la stratégie militaire. Juste des blessés qui arrivent par centaines, des bombardements incessants, et une ambiance chaotique alimentée par les avancées inexorables des troupes japonaises dans la péninsule de Bataan, à l'ouest de la baie de Manille.

Le film n'y fait quasiment pas référence, mais il s'inscrit dans le contexte historique de la marche de la mort de Bataa, un crime de guerre qui eut lieu en avril 1942 durant lequel l'armée impériale japonaise contraignit des dizaines de milliers de prisonniers de guerre philippins et américains à marcher — et mourir, pour beaucoup — sur près de 100 kilomètres.

Si Les Anges de miséricorde adopte la structure du flashback pour expliquer les raisons d'une situation initiale traumatique (en l'occurrence, une infirmière en état de choc cataleptique) depuis un moment relativement calme, il est presque intégralement constitué de situations d'urgence diverses. Encore une fois, il est important de relever qu'il n'est pas vraiment question d'un affrontement au sens militaire classiquement rapporté dans un film de guerre, il n'y a pas de combats entre des gentils GIs et des méchants japonais, chose très notable pour l'époque. Toutes les péripéties sont vécues au travers d'un prisme féminin, avec des femmes certes victimes des circonstances, mais toujours captées comme un drame existentiel et non comme la résultante d'un ennemi bien identifié et diabolisé.

Les trois principales figures sont Claudette Colbert, l'infirmière en chef qui dirige la troupe, Paulette Goddard pour souligner la volonté de ne pas se laisser briser moralement par la situation (un running gag tourne autour de sa chemise de nuit très sexy pour le lieu), et Veronica Lake pour le versant plus dramatique et émotionnellement intense (une scène particulière la montrera sauver ses camarades à l'occasion d'un acte d'une violence assez inouïe pour l'époque). Les infirmières sont montrées comme des femmes particulièrement libres et fortes, conscientes de la situation catastrophique et aux réactions très diverses. Avec une pointe de réalisme fataliste du genre "What is a heroine, anyway? — I don't know. Somebody whose still alive, I guess".

img1.png, mai 2023 img2.png, mai 2023 img3.png, mai 2023 img4.png, mai 2023

- page 20 de 122 -

Haut de page