vendredi 24 mars 2023

Taming the Garden, de Salomé Jashi (2021)

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Domptage de la nature et voyage d'un arbre centenaire

Il m'aura fallu embarquer à bord d'un documentaire réalisé par la réalisatrice géorgienne Salomé Jashi pour apprendre qu'une chose que je pensais impossible est en réalité tout à fait envisageable, si tant est qu'on en ait les moyens : déplacer des arbres centenaires d'un bout à l'autre d'un pays pour les faire atterrir dans son jardin, transplanter des tonnes et des tonnes de bois, de terre et de pierre, et au final s'approprier peut-être l'une des plus belles manifestations de la permanence végétale. On reste bouche bée devant l'ampleur de la tâche, qu'on ne comprend d'ailleurs pas tout de suite au début de Taming the Garden (qui entretient un certain mystère dans la première partie) avec cette image d'une île apparente, au milieu de la mer Noire, et cet arbre gigantesque trônant en son centre. Peu à peu l'entreprise se dessine et on réalise qu'il s'agit d'un caprice de milliardaire (on apprendra en dehors du film qu'il s'agit d'un ancien Premier Ministre de Géorgie) dans toute sa splendeur.

Précisons d'emblée que le docu arbore une lenteur et un sens de la contemplation qui peut rebuter car les 45 premières minutes avancent dans un univers particulièrement décontextualisé, concentrées sur des tâches techniques avec une loupe microscopique (on creuse des trous pour des énormes tuyaux métalliques, on élague des arbres, on travaille dans une carrière) sans comprendre ce qui relie tous ces événements, avant de prendre du recul et observer à une échelle plus macroscopique ce qui se joue. C'est sans doute l'effet recherché : lorsque les enjeux se précisent, lorsque le recul est effectué, toute la sève surréaliste de l'opération explose à l'écran.

Il s'agit donc d'un homme qui, parce qu'il en a les moyens, s'est construit un parc d'arbres centenaires (avec arrosage automatique, paillage circulaire, et pelouse verte tondue au millimètre par une armée de serviteurs bien évidemment, mais c'est de l'ordre du détail dans le tableau). Pour ce faire, rien de plus simple : creuser à la pelleteuse autour de l'arbre majestueux à un rayon d'environ 10 mètres ; fixer un emballage hermétique autour de cette gigantesque motte de terre ; déposer sur deux camions côte-à-côte la chose après l'avoir déracinée par perforation ; traverser le bout de pays qui le sépare de la mer après avoir préalablement rasé tout ce qui encombrait sur le passage (autres arbres, constructions, lignes électriques) sans oublier de dédommager les locaux, sans oublier de se faire magnanime (par exemple en construisant une route goudronnée) ; charger le colis de 10 tonnes et 30 mètres de haut sur un remorqueur après avoir aménagé la plage en conséquence ; après traversée maritime et transplantation devant chez soi, le tour est joué.

Personnellement j'aurais bien aimé avoir davantage de détails sur la façon dont se sont déroulées les négociations (ou les non-négociations) pour obtenir l'acceptation des populations locales, sur la nature des concessions politique à l'œuvre. Mais il suffit de vraiment peu d'images pour ressentir l'étendue de la catastrophe et comprendre les ramifications sans fin de l'asservissement de la nature — et en l'occurrence des pauvres hères qui se trouvent sur le chemin, totalement floués et dépassés. La métamorphose des paysages pour les convois exceptionnels est aussi hypnotisante que les moyens employés pour transporter une matière aussi insolite en taille et en nature. La métaphore de la dévastation qui en émerge est vraiment poignante.

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mercredi 22 mars 2023

Le Mythe de l'entrepreneur, de Anthony Galluzzo (2023)

mythe_de_l-entrepreneur.jpg, mars 2023
Redonner sa part au hasard

Construction originale d’un essai qui semble d'abord chercher à définir les termes d'un sujet, explicites en apparence (tout le monde a déjà entendu parler de la notion d'entrepreneur, même si la distinction avec celle de patron n'est pas si claire a priori et nécessite des précisions) mais en apparence seulement. Les deux premiers chapitres s'attachent donc à exploiter une étude de cas avec l'histoire de Steve Jobs, un régal de décorticage de deux aspects du mythe, le côté créateur (le génie visionnaire sortant du néant, dans une conception schumpétérienne) avec en l'occurrence l'image assimilée par tout le monde des deux gamins, avec Steve Wozniak, dans leur garage et le côté héroïque du capitaine allant contre les idées reçues et contre les obstacles jetés sur son chemin pour illuminer les masses.

J'ai toujours été fasciné par ces talk-shows américains montrant ce genre de personnages sur une estrade qui annonce une "révolution" (dans une version parodique qu'on croirait pompée sur un sketch des Guignols), à quel point ils pouvaient avoir une influence immense sur des gens à travers le monde. C'est un peu la version tech de la messe, et le bouquin s'intéresse beaucoup à la contribution d'Apple à la réécriture de l'histoire, comme si Jobs avait inventé from scratch l'ordinateur personnel — avec une invisibilisation totale de tout ce qui permet la création et l'industrialisation de ce genre d'objets, à commencer par les développements précédents, nombreux, et la contribution de l'État, qui a largement participé à la subvention. Je n'avais pas ou peu conscience du récit autour du personnage (l'enfance, le génie, la chute, la renaissance, la mort), et Anthony Galluzzo s'est farci une quantité de biographies vomitives assez hallucinante pour en faire un tel compte-rendu, chapeau. L'aperçu donné des poncifs journalistiques est délicieux.

Ce que j'ai le plus apprécié je pense, c'est la suite : le travail sur la violence d'une telle industrie (avec l'exemple de Foxconn notamment, archétype parfait de la fausse innocence du capitalisme néo-libéral qui délocalise toutes les horreurs et qui nie toute connaissance du sort réservé aux travailleurs à l'autre bout du monde), l'histoire récente de la construction du mythe à deux grandes époques (en remontant à la fin du XIXe siècle avec les figures de grands industriels comme John D. Rockefeller ou Andrew Carnegie, avec notamment la grève et la fusillade marquantes de Homestead, et la différence entre entrepreneur supérieur et vil capitaliste), et la légitimation d'un ordre social (avec en particulier l'opposition entre Jobs et quelqu'un comme Bill Gates, le premier ne s'étant jamais préoccupé de travailler son image de philanthrope).

De Thomas Edison à Elon Musk, la vision d'ensemble donne quand même le vertige sur plus d'un siècle, à préciser comment tout cela est rendu possible et diffusé à travers le monde, d’autant que le bouquin ne laisse guère de place à l’optimisme (tout gourou est voué à être remplacé, peu importe les démonstrations concernant ses escroqueries type Elizabeth Holmes, et on se moquait déjà à l’époque de Carnegie par exemple). Tout le monde se fout complètement qu'on en vienne à tendre des filets autour des immeubles d'une usine chinoise pour limiter les suicides d'ouvriers fabriquant des composants à la source de 90% du matériel informatique mondial. Le sang des travailleurs se dilue dans l'eau des océans traversés par les porte-conteneurs, et on n'aura jamais de documentaire sur l'intérieur de ces entreprises où tout est effroyablement contrôlé. Le niveau de cynisme qui règne est inimaginable, allant chez certains de ces héros à affirmer que ce sont les plus pauvres les plus chanceux car ils auront vraiment le goût de la réussite conquise sur des conditions difficiles (des discours aussi passionnants que ceux de Reagan). Je n’avais pas du tout conscience de l’étendue de la puissance d’un tel mythe et Le Mythe de l'entrepreneur aura donc eu aussi cette vertu-là.

mardi 21 mars 2023

Godland, de Hlynur Pálmason (2022)

godland.jpg, mars 2023
Histoires d'un périple et d'un échec

Le dernier film de Hlynur Palmason en convoque beaucoup d'autres sur le thème de l'évangélisation de terra incognita au XIXe siècle et des ambitions prométhéennes de l'espèce humaine en terrains hostiles. Impossible de ne pas penser à Herzog et ses conquêtes de l'inutile, difficile de ne pas évoquer Jauja de Lisandro Alonso (2014) qui reprenait ce format carré et cette capacité à dépeindre une nature merveilleuse et merveilleusement hostile (avec un récit qui était beaucoup moins convainquant ceci dit, en ce qui me concerne), et il est même permis de penser à des références à Tarkovski à travers la ressemblance entre l'acteur Elliott Crosset Hove et le protagoniste de Stalker ou encore au cinéma soviétique de Kalatozov dans la tragédie de l'orgueil humain face aux contrées inhospitalières rappelant La Lettre inachevée. Il y a même une forme d'austérité religieuse qui rappelle le cinéma de Dreyer. Sur le thème plus précis du film, on est en outre très proche du canadien Robe noire (réalisé par l'australien Bruce Beresford en 1991) sur la tentative de conversion des Algonquins au christianisme au milieu du XVIIe siècle.

Voilà pour le torrent de références qui découle du visionnage. Arrive tout de suite après mon principal reproche : j'aurais aimé voir mis en scène un film plus "normal", avec un rythme moins volontairement alangui, qui peut en l'état se faire un peu poseur par endroits. Même si on sait que c'est un style que le réalisateur islandais affectionne, comme peut en témoigner, par exemple, son précédent film Un jour si blanc qui avait les mêmes qualités (esthétiques) et les mêmes défauts (narratifs) pour un récit beaucoup moins ambitieux. Le faux grain ajouté en post-traitement à l'image et le format carré ne me semblent pas totalement convaincants, même s'ils établissent une passerelle presque vertigineuse avec le cinéma muet d'il y a plus de cent ans.

Godland se divise en deux parties, une première radicalement éprouvante qui montre la découverte de cette terre inconnue par le jeune prêtre danois, très herzogienne, la meilleure et de loin à mes yeux, et une seconde centrée sur la description de la vie dans une minuscule communauté, sur fond de tensions, de domination et de vengeance(s), cette dernière n'évitant pas toujours adroitement les lourdeurs d'un scénario un peu trop écrit. C'est dans le fond avant tout l'exposition d'un échec flagrant, celui d'une mission qui avait pour but de prêcher dans un recoin du monde (notamment au travers de la construction d'une église) et d'en photographier la population. La première se soldera par une déroute plus symbolique, à travers la présence du chien de Ragnar revenu devant l'église et devant lequel le héros se souillera dans la boue, comme apeuré devant le poids d'un tel retour. La seconde s'illustre davantage par un revers technique, faute de coopération au sein de la population locale et face à un défaut de stock de composés chimiques pour pouvoir réaliser de tels clichés.

Difficile de ne pas être happé par la beauté des paysages dans cet univers nordique bercé autant par les coulées de lave incandescente que par la dureté glaciale de son climat. La nature y est grandiose, un décor de premier choix pour imposer une ambiance jouant sur deux tableaux, le grandiose et le glacial. La dimension primitive de ces espaces transparaît aussi bien au travers d'une éruption, d'un cours d'eau mortel, d'arêtes montagneuses tranchantes que de la rigueur extrême. C'est en un sens un compte-rendu d'une survie en territoire hostile que j'aurais bien aimé voir enfler pendant deux heures, plutôt que de laisser l'espace de la seconde moitié occupé par une défaillance d'autorité morale de la part du prêtre. L'enchaînement de violences en réaction aux différentes formes de mépris n'est malheureusement pas à la hauteur du reste, un peu trop excessif dans sa démonstration de la vanité de l'espèce humaine par l'entremise de l'arrogance du prêtre Lucas. La barrière culturelle évoquée par la problématique des langues (au-delà de l'impact néfaste d'un exercice despotique de la religion, ou presque), le Danois se comportant en bon colon sur ses terres, aurait sans doute gagné à être davantage mise en avant, par exemple en faisant mieux ressortir les différentes langues parlées.

Ce qui restera longtemps gravé sur la rétine : ces paysages naturels captés dans toutes leurs variations, illustrant magistralement le passage du temps. Je ne sais pas combien de temps le projet a occupé l'équipe de tournage mais cela a dû représenter une durée extrêmement longue.

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mardi 14 mars 2023

Take Shelter, de Jeff Nichols (2011)

take_shelter.jpg, mars 2023
L'Amérique hantée par sa ruine

Revoir Take Shelter 10 ans après, quel plaisir... Constater que les déceptions "récentes" chez Jeff Nichols n'étaient pas ou pas uniquement dues à une carapace cinématographique en perpétuel épaississement, raviver les souvenirs d'émois anciens devant la chute libre de Michael Shannon dans un de ses rôles les plus marquants, recentrer le contenu du film à partir de la profusion de faisceaux qui s'en dégagent. La liste des sensations suscitées par une telle séance est longue, éminemment subjective, à mesure qu'on se faufile au travers de tous les niveaux de lecture, et participe à esquisser le portrait d'un cinéma de la catastrophe et de sa périphérie longtemps avant que la collapsologie devienne une thématique de premier plan.

Le plus satisfaisant dans un récit tissé de la sorte tient sans doute dans la cohabitation paisible et pacifique d'une multitude de segments indépendants, d'arcs narratifs explorant des horizons divers dans le champ des angoisses du début du XXIe siècle. La finesse de l'écriture du scénario par Jeff Nichols parvient à articuler une quantité conséquente de replis variés, et c'est à mes yeux la clé de voûte d'un film brassant des thèmes aussi divers que le drame familial, le thriller paranoïaque, la science-fiction pré-apocalyptique, ou encore la tragédie existentielle. C'est ce qui différencie Take Shelter du tout-venant dans ces registres, souvent éjecté dans la case de la dramaturgie lourdingue ou du film à twist stérile.

C'est aussi cette écriture qui fait que l'on ne peut pas réduire le film à une seule de ces composantes, tout en laissant la possibilité à chacun, à chaque sensibilité, de plus ou moins se focaliser sur l'un ou l'autre des aspects comme un jeu de piste. Avec un tableau aussi chargé sur le papier, on imagine facilement dans quelle logique de surenchère on aurait pu se retrouver prisonnier. Mais tout se maintient dans un équilibre élégant et fertile, que ce soit le fonctionnement du noyau familial, les relations professionnelles, la peur diffuse et protéiforme qui enfle, l'angoisse du caractère potentiellement réel des signes annonciateurs, ou encore la conscience du protagoniste quant à son état psychologique fébrile.

Chose sans doute très intime et personnelle, la progression de l'obsession et de l'angoisse liée chez le protagoniste m'est apparue comme très percutante, tenace, aussi poisseuse que la pluie jaune corrompue qui infiltre son univers. Le recours au "mensonge à l'écran", en figurant le contenu de ses cauchemars comme s'il s'agissait de la réalité l'espace d'un instant, fonctionne très bien car il est utilisé avec parcimonie et irrigue toute une strate du récit, avec les douleurs physiques et les blessures psychiques qui persistent bien au-delà chez Curtis. La parcimonie se retrouve également dans la figuration des visions apocalyptiques, c'est manifestement très personnel aussi mais l'évocation à la fois intense et discrète de paysages chaotiques, avec d'immenses tornades au loin qui se découpent dans l'horizon et perçues depuis un environnement proche (un jardin, un chantier, une plage), fonctionne infiniment plus chez moi que tous les effets spéciaux à grand spectacle réunis. J'y crois.

Au final, la question de savoir si Shannon est un prophète ou un cas psychiatrique importe très peu au regard de la possible superposition de ces deux états. En un sens c'est davantage le fait que l'interrogation demeure qui revêt un intérêt, en tous cas plus que le travail de collecte d'indices accréditant telle ou telle thèse. La question plus que la réponse. Et cette incertitude fondatrice n'est permise que grâce à la confection minutieuse d'une ambiance qui prend le temps de poser ses jalons, lentement, les uns après les autres. On voit peu à peu les obstacles apparaître sur la route et joncher le quotidien, alimentant une peur hétéroclite : il y a la terreur de la catastrophe, palpable, conditionnant son comportement le jour (la construction d'un abri) comme la nuit (la souffrance des cauchemars), mais il y a aussi tout le spectre des angoisses quotidiennes, dessinant le portrait de l'époque états-unienne contemporaine hantée par sa ruine. La menace du chômage, l'angoisse de la maladie héréditaire, la fragilité de la protection sociale, l'insécurité climatique, la peur de l'autre : les préoccupations économiques et sociales de notre temps semblent entièrement synthétisées en un seul homme, avec pour point culminant l'épisode traumatique du bunker où l'on ne sait pas si l'on assiste à une forme de salut, de rémission, ou d'absolution.

D'un mouvement initial répondant à la menace (chimérique ou non) par la sécurisation de son foyer, Take Shelter dévie de sa trajectoire pour s'orienter vers une piste bien plus tangible, dans laquelle l’irrationalité semble exclue et où les multiples perceptions du réel peuvent coexister. C'est d'autant plus surprenant que j'avais complètement éludé cette dimension-là (au premier visionnage ou sous l'effet du temps) : Jeff Nichols conclut sur une pirouette qui n'en est pas vraiment une, au sens où il ne statue pas de manière claire au sujet des doutes égrainés pendant deux heures, il choisit les points de suspension plutôt que le point final tout en soulignant le sillage laissé par le couple. Le film se referme ainsi sur une page très intime, montrant les deux personnages qui se sont tant opposés enfin réconciliés, Michael Shannon et Jessica Chastain regardant enfin dans la même direction (celle du cyclone, en l'occurrence). Une complicité est née, finalement, la femme acquiesce et constate la catastrophe qui arrive d'un discret "ok", qu'elle soit lucide ou bien à son tour contaminée par une folie paranoïaque, cela n'a plus d'importance. La fin du monde est peut-être à leur porte, la famille est à nouveau réunie.

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lundi 13 mars 2023

La Bête de guerre, de Kevin Reynolds (1988)

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"What if I kill your brother and you came for Badal, revenge? And I ask for Nanawateh? — Then I would be obligated to feed, clothe and protect you. — That's incredibly civilized."

La (première) guerre d'Afghanistan vue par une caméra américaine au travers de l'équipage d'un char soviétique à la fin des années 80, voilà qui constitue les prémices d'un film assez fou, bizarre, original, non dénué de gros défauts mais doté d'une consistance toute particulière a posteriori. Un film rare à plus d'un titre, à commencer par ce regard depuis une puissance impérialiste (les États-Unis) sur une autre puissance impérialiste (la Russie), critiquant ouvertement l'oppression d'une population afghane par des ennemis étrangers littéralement 15 ans avant qu'elle se lance dans le même schéma guerrier. C'est sidérant, d'un point de vue historico-cinématographique, et tout à tour drôle et tragique selon la perspective adoptée.

Bon personnellement je passe sur la dimension de film d'action, même si l'idée de faire le point focal sur un char russe perdu dans les plaines d'Afghanistan est séduisante en théorie. The Beast tombe dans le travers classique de ces films qui pensent qu'on peut estomper une caricature en produisant dans le même espace une caricature du camp opposé : non, ça n'en fait pas quelque chose de moins manichéen, mais plus simplement quelque chose de doublement manichéen (et ici en l'occurrence, les occurrences sont très abondantes). On pourra apprécier cela étant dit la volonté de montrer qu'il y a des "fous" et des "gentils" des deux côtés, chose sans doute surhumaine et impensable pour ce cinéma — songeons un instant à Rambo III sorti la même année... Mais tout de même : le cliché du commandant du tank dégénéré et sanguinaire, ça va 5 minutes.

Ce qui est très drôle, en revanche, c'est que la première séquence montre la destruction d'un village par une armée de chars, en explicitant toute l'horreur de la chose au moyen des dispositifs classiques du cinéma états-unien (explosions, meurtres, actes barbares, femmes en pleurs) : l'espace d'un instant, si l'on ne sait pas de quoi il s'agit, on pourrait croire que c'est un pamphlet du XXIe siècle contre l'invasion américaine... À la différence près qu'on montre ici des gens plus proches du commandant Massoud que du mollah Omar bien évidemment. Tout cela étant dit, les grossièretés du type "regarde mon gros canon phallique" et la débilité de la plupart des personnages ont globalement raison des qualités du film, à commencer par sa description sans concession de la violence de la guerre (avec par exemple écrasement d'homme sous les chenilles d'un char, ça ne laisse pas indifférent). La rébellion de l'intellectuel russe contre son char aurait pu aussi être un peu plus étoffée, et la scène finale à forte consonance christique (le héros hélitreuillé avec son long fusil-cadeau en croix) en fait un peu trop, au-delà de la photogénicité de la séquence.

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vendredi 10 mars 2023

Monrovia, Indiana, de Frederick Wiseman (2018)

monrovia_indiana.jpg, mars 2023
Ode à la petite ville

Petit saut dans le temps au sein de mon parcours de la filmographie de Frederick Wiseman, délaissant momentanément les années 70 pour venir observer la partie la plus contemporaine de son travail. La méthode est inchangée : des centaines d'heures de rushes collectées pendant quelques mois en posant une caméra discrète aux quatre coins du sujet, et un travail de montage conséquent pour en construire l'ossature — Wiseman affirme ne pas connaître son sujet au moment où il tourne et se baser principalement sur son intuition. Monrovia, Indiana, en choisissant pour cadre une petite ville rurale du Midwest, peut rappeler Central Park du fait de l'étendue de son très — et un peu trop — vaste sujet, donnant l'impression que l'intérêt d'une telle approche trouve sa limite dans la dilution face à un terrain d'étude un peu trop vague.

Wiseman a toujours privilégié la restitution d'une observation comme moyen de communication autour d'un thème de travail, sans pour autant effacer tout commentaire politique, loin de là. Une grande latitude est laissée au spectateur quant à la signification du matériau, disposant d'une toute aussi grande liberté pour décider quoi en penser : le geste est toujours aussi appréciable et constructif. Cela ne veut pas dire que le cinéaste ne glisse pas son point de vue et son interprétation de la réalité entre les lignes, surtout en connaissance de son passif, il faut simplement laisser le documentaire infuser. Dans cette petite bourgade agricole éponyme d'un millier d'habitants, les thématiques motrices ont tôt fait de se dégager, et on n'a pas besoin de savoir que 76% d'entre eux ont voté Trump aux dernières élections présidentielles états-uniennes.

Monrovia, Indiana évolue comme une succession de portraits d'où se dégage une image claire, celle d'une communauté WASP relativement âgée — la vieillesse semble être un thème d'intérêt qui se dessine peu à peu, de la part d'un réalisateur de 88 ans au moment de la sortie du film. La plupart des locaux ne sont jamais allés à Indianapolis, la plus grande ville de la région à 30 minutes de là qui inspire davantage de crainte que d'attirance. Comme à son habitude, Wiseman balaie les lieux : salles de classe, foire agricole, mariage, enterrement, et bien sûr les espaces de débats qu'il affectionne toujours autant matérialisés ici par les réunions municipales. On y discute de l'investissement dans un banc supplémentaire et des bornes incendie qui ne sont toujours pas alimentées en eau, en toile de fond des travaux d'aménagement de l'espace résidentiel en vue d'un agrandissement de la ville. De cette collectivité complexe dépeinte avec beaucoup de nuances émerge peu à peu un trait commun assez fort, l'angoisse du monde extérieur — à commencer par les germes qui s'installent dans les matelas et dont il faut se prémunir.

À travers les préoccupations des habitants et la prédominance de la religion, entre le lycée et le supermarché, c'est clairement une ambiance conservatrice qui se dégage, mais captée par un observateur proche, ou pour le dire autrement non-européen — la différence franche avec la démarche d'un Claus Drexel dans America sorti la même année. Toujours dans l'esquive et dans le détour, toujours prêt à manifester quelques notes discrètes d'humour et d'empathie, Wiseman développe la même aversion pour une vision manichéiste des choses, ce qui ne l'empêche pas d'afficher une certaine lucidité face à la dimension autarcique de ce petit monde intéressé essentiellement par lui-même, comme prisonnier de ses propres clichés.

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jeudi 09 mars 2023

American Movie, de Chris Smith (1999)

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"You guys gotta look menacing! Can you be more menacing?"

American Movie : un film sur des gens qui essaie de faire un film dans le but de financer un autre film. On est en plein cinéma méta qui se met en scène, en passant par les phases de pré-production et de post-production, de la réunion du bureau des potentiels producteurs jusqu'à la salle de montage — en l'occurrence quelques jours voire quelques heures avant la première dans un petit cinéma local. L'amateurisme à tous les étages est un puissant moteur comique et confère au film un capital sympathie assez phénoménal.

L'histoire de Mark Bochardt, un ouvrier dans une banlieue du Wisconsin, et accessoirement cinéaste à ses heures perdues, qui rêve depuis tout petit de faire des films d'horreur. Ne parvenant pas à réunir l'argent nécessaire à la réalisation d'un long métrage, Northwestern, film qu'il souhaite entreprendre envers et contre tout (il se considère non pas comme un génie mais comme un artiste ayant droit à sa part de rêve américain), il se résout à déporter dans un premier temps ses ambitions vers la reprise d'un moyen métrage d'horreur à très petit budget baptisé Coven — qu'il s'applique à prononcer avec un 'o' long afin de ne pas faire penser à "oven", source de nombreuses altercations comiques parmi beaucoup d'autres.

C'est un portrait délicieux, une galerie de personnages parfaitement inadaptés aux tâches qu'ils sont censés assurer. Mark, à commencer par lui, est un gestionnaire catastrophique, partagé entre des phases oisives, excentriques et alcooliques, c'est une tornade insaisissable qu'on croirait sortie d'une fiction, et qui se débat avec des bouts de ficelles pour faire son film, aidé grandement par son oncle, un vieillard de 82 ans qui vit dans un mobile home alors qu'il a plusieurs centaines de milliers de dollars sur son compte. Mark essaie de le convaincre d'investir ("And you get your name on the credits as a producer, man!"), projette des milliers de VHS vendues pour rembourser les investisseurs ("Would you buy this movie for $14.95? — Yeah, hell yeah, man. — If I can find 3,000 people like you across this country, man, I'm in business."), c'est très drôle. Autant que sa conviction intime qu'il a un destin de grand cinéaste, ce qui alimente un enthousiasme délirant, en contraste total avec son pote Tom (qui visiblement est resté bien scotché après un fix de trop). La crise identitaire de l'apprenti réalisateur est à ce titre géniale, point focal d'un bordel sans nom pétri de bonnes intentions. Le cocktail à base d’incompétence notoire et d’ambition artistique bouillonnante est délicieux.

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lundi 06 mars 2023

Le Faux Coupable, de Alfred Hitchcock (1956)

faux_coupable.jpg, mars 2023
"An innocent man has nothing to fear, remember that."

Hitchcock très inhabituel, même si ma frénésie de découvertes hitchcockiennes commence à remonter à un bon moment. Le premier truc inhabituel, c'est l'introduction assurée par le réalisateur himself, nous assurant que ce qui va suivre est le récit de faits réels, survenus en 1953, détonnant à ce titre avec le reste de sa filmographie (essentiellement basée sur de la fiction, donc). Le second, beaucoup plus conséquent, porte sur la tonalité de The Wrong Man, délaissant totalement les notions de suspense que l'on connaît et avec lesquelles on est familier pour s'attacher à la description très pragmatique des déboires de Manny Balestrero, un musicien de jazz accusé de hold-up, qui passera l'essentiel du film à tenter de prouver son innocence.

D'entrée on peut avouer que le choix de Henry Fonda dans le rôle principal est une très bonne chose, il semble vraiment être l'acteur idéal avec sa gueule triste et son air blême pour figurer l'innocent condamné à tort, prisonnier de sa fragilité, largement dépassé par les événements. Dans la description méthodique et très subjective de son arrestation sur le seuil de sa porte jusqu'à son emprisonnement, Hitchcock se laisse aller à un style de mise en scène que je ne lui connaissais pas, il filme la déchéance du personnage dans toute sa longueur, sa pénibilité, son arbitraire, mais surtout en prenant le soin d'adopter le point de vue de Fonda en se concentrant sur son champ de vision, extrêmement réduit, les yeux baissés : il voit les menottes que va lui mettre un policier, il voit les chaussures des codétenus dans le fourgon, il scrute les coins de sa cellule, etc. C'est bien simple, parfois on se croirait chez Bresson, tendance Pickpocket (si j'avais su qu'un jour j'oserai un tel parallèle...), tant dans l'austérité formelle que dans le découpage et le réalisme subjectif. Un poids moral supplémentaire se fait ressentir lorsqu'un inspecteur lui assène le fatidique "an innocent man has nothing to fear, remember that", très peu rassurant étant donnée la situation et contraignant le principal intéressé à une forme de soumission insidieuse.

L'autre chose intrigante, c'est ce qui arrive au personnage de Vera Miles : elle perd pied, totalement, sans raison apparente. Il y a un côté inexpliqué livré de manière brute, jusqu'à l'ultime péripétie du récit qui se contentera d'un carton final relativement sobre. Tout est fait pour maximiser l'empathie au plus près du pauvre protagoniste, l'homme moyen injustement accusé, pris au piège d'un sosie malgré lui, avec une thématique de fond très chrétienne dans la dernière partie (rosaire, prière, portrait de Jésus, miracle) qui fait quelque peu peser le poids des nombreuses décennies passées.

img1.jpg, mars 2023 img2.jpg, mars 2023 img3.jpg, mars 2023 img4.jpg, mars 2023

mardi 28 février 2023

Mariama, de Boubacar Traoré (1990)

mariama.jpg, févr. 2023

Boubacar Traoré est sans doute l'un des derniers représentants de cette musique mandingue qu'on pourrait qualifier de blues africain, dans la lignée des personnalités maliennes sans doute plus connues comme Ali Farka Touré. Dès son premier album sorti sur le tard en 1990 (il est né en 1942), l'osmose entre ces deux pôles est très appréciable, avec la douceur du chant, la beauté des contes, et la délicatesse de la guitare. Et c'est donc par le plus grand des hasards, en écoutant Mariama, que je me suis rendu compte que de la version très psychédélique de Diabari enregistrée par Goat 20 ans plus tard sur leur album World Music (voir le billet) était une reprise. Son album Dounia Tabolo de 2017 vaut également le détour au travers d'un mélange des genres encore plus poussé, entre sonorités Folk américaines et un semblant de Zydeco tout en alternant plusieurs langues dont le français, l'anglais et le mandingue.

Extrait de l'album : Diarabi.

À écouter également : Mariama Kaba.

boubacar_traore.png, févr. 2023

lundi 27 février 2023

L'Affaire Cicéron, de Joseph L. Mankiewicz (1952)

affaire_ciceron.jpg, janv. 2023
"Maybe that's why I like my work. Counter espionage is the highest form of gossip."

On reconnaît très vite le style de Mankiewicz, plus que dans la mise en scène de L'Affaire Cicéron à proprement parler, au caractère raffiné du scénario et des dialogues (souvent composés par lui-même ou a minima auxquels il a participé) très écrits qui constituent des joutes oratoires à chaque échange, ou presque, entre deux personnages. Impossible de cuisiner ou de repasser du linge en même temps au risque de rater 10 secondes cruciales pour la compréhension de l'ensemble. Cette forme d'élégance n'est néanmoins pas satisfaisante en soi en toutes circonstances, et il m'est déjà arrivé de me retrouver quelque peu étranger aux déluges de "virtuosité", comme par exemple devant La Comtesse aux pieds nus. Sans engagement, sans accroche, sans immersion, si le fond ne paraît par entraîné par la forme, la complexité peut se noyer toute seule dans la plus belle eau.

Bonne nouvelle donc puisque L'Affaire Cicéron aka "5 Fingers" n'appartient pas à cette dernière catégorie à mes yeux. Il y a deux composantes principales à l'œuvre dans cette histoire d'espionnage : la partie presque thriller, au travers des agissements du personnage de James Mason au service d'un ambassadeur anglais à Ankara et livrant des photographies de documents secrets alliés aux nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, et la partie plus sociologique, sur ce qu'elle révèle des rapports humains, de la vision très acerbe des intérêts particuliers ou de l'opportunisme écrasant qui semble régir les relations avec un personnage comme celui de Danielle Darrieux.

Je passerai rapidement sur une partie de la tension devenue désuète aujourd'hui, derrière une recherche évidente de réalisme qui s'est perdue avec le temps (l'introduction surtout, très datée). Il y a tout de même quelques passages efficaces de ce point de vue-là, comme notamment la séquence digne d'Hitchcock durant laquelle une femme de ménage fait capoter le plan de l'espion — il y a là un talent net dans la mise en scène du temps qui s'écoule, lentement, terriblement lentement même, la tension allant crescendo, avec une action parallèle en hors champ qui relève presque du split screen implicite : à ce moment-là, sans même s'en rendre compte, en espérant qu'il ne se fasse pas prendre, on est presque du côté de l'Axe.

En revanche, la chorégraphie du jeu de dupes entre les deux personnages principaux conserve toute sa saveur, et la double explosion de vanité qui se dégagera de la conclusion est intacte. Que ce soit l'un pour son arrivisme social ou l'autre pour son arrivisme financier, les deux personnages principaux forment un duo assez intéressant dans ce qu'il renferme de rapports de domination sous-jacents. Leurs destinées sont entremêlées, et bien plus fragiles que ce qu'on pourrait penser, tandis que leurs intérêts communs seulement en apparence finissent par éclater dans tous leurs antagonismes — sans le poids d'un jugement moral, c'est à noter. La révélation finale sur la duplicité conjointe des personnages, de simples pantins au final, avec le rire de Mason à Rio à la fois très théâtral et très communicatif, forme une conclusion ironique sur le mépris profond qui couvait derrière une relation courtoise uniquement en superficie.

img1.png, janv. 2023 img2.png, janv. 2023 img3.png, janv. 2023

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