lundi 20 février 2023

Les Quatre Fils, de John Ford (1928)

quatre_fils.jpg, févr. 2023
"I guess those fellows have mothers too."

En fait, le recours au mélodrame chez John Ford trouve tout son sens, à mes yeux, dans le cinéma muet. Ses codes tout en exagérations diverses s'accordent bien mieux que le parlant à ces prédispositions au larmoyant et de manière plus globale aux excès en tous genres il me semble. Même en matière de western, Trois sublimes canailles est un très bon film quand bien même il serait très éloigné de tout son style futur qui a participé à construire sa renommée.

Étonnant de trouver Ford du côté bavarois dix ans seulement après la fin de la Première Guerre mondiale, avec un récit de drame familial mêlé aux contraintes en temps de guerre. On retrouve beaucoup de caricatures propres au cinéaste américain en ce qui concerne les gentils (la mère bienveillante en toutes circonstances, les enfants déterminés et entreprenants, le postier bedonnant et un peu gauche) et les méchants (l'officier allemand notamment, avec tout ce qu'on peut imaginer comme aigreur et comme méchanceté), qui s'inscrivent plutôt normalement et sans accroc majeur dans l'écrin du muet. Four Sons est un film aussi frontalement que subtilement antimilitariste, ou du moins un film qui prend le soin de montrer que des conflits meurtriers pareils occasionnent des peines de tous les côtés des frontières. En choisissant une famille et ses quatre fils dont 3 se battent du côté allemand et un du côté américain après y avoir émigré, le dilemme est posé très facilement, de manière intelligible et en un sens évidente.

Étonnant aussi de trouver des influences chez Ford du cinéma allemand, nommément celui de Murnau, dont l'influence très légèrement expressionniste se ressent de temps à autres — des décors de L'Aurore ont été réutilisés ici. On retrouve une description truculente de conditions de vie idylliques qui n'appellent qu'à être malmenées, pour déboucher sur des drames qui peuvent faire penser, de manière anachronique, à ce qu'il produira dans Qu’elle était verte ma Vallée, surtout, et dans une moindre mesure Les Raisins de la colère. J'ai beaucoup aimé sa façon de signifier la mort, non pas à travers les tristes lettres amenées à la mère par le postier maladroit, mais dans ce que cela suscite en termes de mélancolie, par les souvenirs en surimpression lorsque la mère est seule à table (très belle scène) ou lorsque l'enfant émigré rencontre son frère mourant sur un champ de bataille (coïncidence ahurissante bien sûr, mais totalement acceptée dans ce cadre). Mamie perdue dans New York, en revanche, constitue une dernière partie un peu molle et à ce titre très superflue.

img1.png, févr. 2023 img2.png, févr. 2023 img3.png, févr. 2023 img4.png, févr. 2023

jeudi 16 février 2023

Pacifiction : Tourment sur les Îles, de Albert Serra (2022)

pacifiction.jpg, janv. 2023
Une soirée avec le diable

N'ayant pas pu rédiger ma notule à l'issue du visionnage et n'ayant pas trouvé le temps pour le faire durant les 24 heures qui ont suivi, j'ai passé la journée avec des images de Benoit Magimel hagard, errant de bars en bords de mer à Tahiti, essayant vainement d'assurer ses fonctions de Haut-Commissaire de la République (un équivalent local de préfet). Les couleurs rougeoyantes et violacées très caractéristiques de la photographie du film ont renforcé en l'espace de ces heures la dimension très surréaliste du voyage de près de trois heures. Sensations très étranges pour un plaisir qui l'est tout autant.

C'est très surprenant, et totalement invraisemblable en ce qui me concerne, mais j'ai pour la première fois peut-être apprécié l'interprétation de Magimel, parfait dans son rôle d'officiel pas à sa place sur l'île de Polynésie française, passant d'une réception administrative à des boîtes underground en proférant des discours variant entre différents niveaux d'abscons, en essayant de prendre la température au sein de mouvements contestataires face à l'hypothèse de nouveaux essais nucléaires. À l'origine, des rumeurs de présence d'un sous-marin français dans les parages, que Magimel traque de temps en temps avec ses jumelles et sa lampe-torche.

Une chose est certaine, le cinéma d'Albert Serra ne ressemble pas à grand-chose d'autre de connu — sans que ce soit nécessairement un gage de qualité, j'ai été très perturbé par le film, beaucoup plus que La Mort de Louis XIV qui pourtant était déjà une sacrée expérience.

L'impression d'avoir assisté à un spectacle mis en scène par Weerasethakul, présentant des phénomènes qui nous dépassent, mais avec un degré de loufoquerie supérieur grâce à Magimel, un représentant de l'état qui fait semblant de tout contrôler dans son costume blanc alors qu'il ne pige rien du tout à la situation dans un environnement inhospitalier. La présence de Pahoa Mahagafanau participe aussi à une ambiance différente, avec une menace sourde un peu intangible. Le décor paradisiaque associé à une ambiance délétère sur fond de relations de pouvoir bizarres héritées de la colonisation produit un rendu hors du commun. Le personnage principal oscille entre des élans de sincérité et un opportunisme outrancier, tantôt assuré, tantôt fumeux, et participe à ce titre à un récit opaque (mais parfois très clair, voire même un peu trop, cf. le "La politique c’est comme une discothèque : une soirée avec le Diable"). Drôle de film.

img1.jpg, janv. 2023

mercredi 15 février 2023

Liliane, de Alfred E. Green (1933)

liliane.jpg, janv. 2023
"Face life as you find it - defiantly and unafraid. Waste no energy yearning for the moon. Crush out all sentiment."

Le Pre-Code dans toute sa splendeur, avec une Barbara Stanwyck toute jeune et franchement flamboyante qui évolue en pleine Prohibition de manière spectaculaire grâce à ses charmes. Déluge de séquences on ne peut plus explicites de la part de Liliane (le titre de la distribution française est un peu pâlichon, Baby Face avait quand même un autre pouvoir de suggestion), que ce soit dans le fortement suggéré des rapports sexuels ou dans l'exposition de certains atouts, notamment du côté des jambes et de la dentelles associées.

Liliane est vraiment très étonnant à plusieurs niveaux, et le premier d'entre eux est probablement les prémices de son ascension sociale : suite à l'explosion de la distillerie de son père qui l'exploitait allègrement, un client bienveillant la conseille quant à son avenir. Un cordonnier philosophe un peu anar qui l'incite à conquérir le monde entier, le propos est on ne peut plus explicite, et se permet même de citer Nietzsche : "A woman, young, beautiful, like you, can get anything she wants in the world. Because you have power over men! But you must use men! Not let them use you. You must be a master! Not a slave. Look, here, Nietzsche says, "All life, no matter how we idealize it, is nothing more nor less than exploitation." That's what I'm telling you! Exploit yourself! Go to some big city where you will find opportunities. Use men! Be strong! Defiant! Use men! To get the things you want." Un véritable coup de fouet qui lancera sa carrière mémorable.

De serveuse dans un bar miteux orné de clients rustres, elle fuit vers New York et se fera embaucher dans une banque tout en bas de l'établissement, autant socialement que géographiquement. Avec son arrivisme jusqu'au-boutiste et son absence de pudeur, elle parvient à gravir les échelons à une vitesse fulgurante, chaque homme étant perçu comme le marchepied vers l'étape suivante, un homme à séduire pour se propulser chaque fois un peu plus haut — et la mise en scène joue beaucoup là-dessus à l'aide de petites animations qui rendent comptent de l'ascension jusqu'en haut de la tour de la banque. On peut aussi s'amuser à étudier l'évolution de ses tenues, de plus en plus sophistiquées. D'un point de vue narratif, c'est la partie la plus faible du film qui se perd un peu dans un schéma de séduction très répétitif, mais délicieusement éloigné du code Hays si l'on excepte l'épilogue final moralisant et superflu. Dans l'ensemble le film est très provocateur également dans le côté inexorable du comportement de Lily, totalement justifié par rapport au comportement des hommes qui croisent sa route, exigeant de sa part des mécanismes de défense si ce n'est de survie.

Parmi les curiosités du film : John Wayne incroyablement peu à l'aise et pas du tout charismatique dans son rôle d'employé de bureau.

img1.jpg, janv. 2023 img2.jpg, janv. 2023 img3.jpg, janv. 2023 img4.jpg, janv. 2023

vendredi 03 février 2023

Tár, de Todd Field (2022)

tar.jpg, janv. 2023
"Don't be so eager to be offended. The narcissism of small differences leads to the most boring kind of conformity."

Elles sont rares les fictions du XXIe siècle à se faire aussi ambitieuses, originales, mystérieuses, et insaisissables sans pour autant être inregardables ou désagréables. À réussir à compenser leurs inévitables maladresses par autre chose. La réussite d'un tel film est à mes yeux multiple : d'abord, Cate Blanchett, évidemment, elle crève l'écran et le monopolise pendant près de trois heures, et il faut dire qu'elle gère extrêmement bien ce rôle de cheffe d'orchestre allemande. Le portrait qu'elle dessine est délicieux, riche, plein de zones d'ombre, morcelé en part explicites et inconscientes, difficile à cerner dans ses évolutions saccadées. Il y aussi la description d'une personne hautement singulière, une artiste au sommet de sa carrière et de son art, disposant de latitudes extrêmement larges qui lui sont concédées précisément parce qu'elle est un peu une étoile céleste. Et c'est un point fort du film de Todd Field, comment dans une longue première partie on ne peut que constater ce sentiment de domination à tous les niveaux, décomplexé, lié à une supériorité intellectuelle écrasante et très consciente. Tant que tous les engrenages sont bien huilés, tant que l'entourage cautionne bon nombre de manifestations d'impertinence arrogante et blessante, on tolère pas mal d'écarts, de conduites autoritaires, d'abus de pouvoir. Mais cela ne dure qu'un temps.

Le film adopte la dynamique du rise and fall un peu classique, mais il n'empêche, la trajectoire de Lydia Tár est aussi captivante qu'étincelante. J'ai beaucoup aimé la toile de fond de l'artiste dans son univers, dans un microcosme très stimulant, privilégié, préoccupée par son prochain livre et sa symphonie de Mahler en préparation avec sa flopée de musiciens qu'elle gère de manière autocratique (elle dira bien "ce n'est pas une démocratie"). Tár est excellent quand il fait émerger des sentiments contradictoires au moment où la carrière de la cheffe d'orchestre commence à se désagréger, faisant peu à peu amplifier la nausée de ses comportements déplacés. On passe du rire magnanime à la gêne confuse. La pression qu'elle exerce sur son entourage, autant que sa domination intellectuelle (et son name dropping, aussi, par moments) comme arme de pouvoir, prendront une toute autre couleur une fois passée de l'autre côté de la reconnaissance.

Quelques passages ratés, forcément, à l'image de l'irruption de Lydia en plein concert pour illustrer à gros traits sa rage contre un chef d'orchestre concurrent.

C'est bien sûr un film un peu élitiste, qui ne ménage pas son côté intellectuel, sans doute prétentieux sous certains aspects, et donc hermétique — il faut réussir à passer la première heure, grossièrement. Mais c'est aussi un film qui aborde une grande quantité de thèmes que je trouve passionnants, les dérives du pouvoir, l'absolutisme du génie, la confrontation entre les mondes (ancien et moderne, classe favorisée et classe moyenne), l'angoisse de la vieillesse et la misère sentimentale qui peut advenir, les étincelles provoquées par la rencontre entre le savoir ancien, massif, intimidant, et l'immédiateté des réseaux sociaux joints aux préoccupations sociales urgentes, ou encore la place délicate de l'art comme culte de la performance dans un système égalitaire. Le film arbore en plus de cela des aspects comiques (parfois tragiques, comme l'échange hilarant entre Blanchett et ses voisins de palier qui trouvent qu'elle fait du bruit et que cela nuit aux visites alors qu'elle pensait qu'ils voulaient la congratuler comme elle en a trop l'habitude) et d'autres très oniriques ou étranges (cauchemars, présence répétée de la femme rousse, final dans un pays asiatique) qui en font une curiosité très recommandable. Un film insaisissable, rempli de recoins à explorer.

img1.jpg, janv. 2023

jeudi 02 février 2023

Thérèse Desqueyroux, de Georges Franju (1962)

therese_desqueyroux.jpg, janv. 2023
Combat de la séquestration contre l'empoisonnement

Cette première adaptation du François Mauriac est glaciale de bout en bout, principalement au travers de l'interprétation de Emmanuelle Riva, comme étrangère à son propre corps, et de la mise en scène de Georges Franju, qui recouvre le tout d'une tonalité morne au dernier degré. C'est autant sa force que sa faiblesse, car d'un côté l'histoire de cette femme prisonnière de sa condition trouve là un support très approprié à sa décadence, mais d'un autre le visionnage se révèle hautement éprouvant au travers de sa redoutable monotonie. Largement au-dessus de la version de Claude Miller en tous cas, même si cette dernière ne m'avait pas laissé un souvenir trop dégradant.

La structure non-linéaire est perturbante dans un premier temps, mais la narration stabilise rapidement l'ensemble et compartimente l'action en deux grandes étapes : ce qui précède le procès pour tentative d'homicide, et ce qui suivra après le non-lieu dont elle a bénéficié grâce au faux témoignage de son mari. Le procès est d'ailleurs un non-événement total dans Thérèse Desqueyroux. Le film très littéraire (via la voix off omniprésente entre autres) se fait parfois un peu plombant avec son ambiance mortifère, mais le jeu de Riva aide grandement à rendre le déroulement hypnotisant, ses agissements autour des gouttes d'arsenic (on se croirait chez Hitchcock) allant de pair avec son caractère monolithique.

Le gros du contenu, c'est aussi le faux témoignage du personnage de Philippe Noiret, préférant cela à une réputation salie. Il y avait là un potentiel immense, à démontrer la vanité de la bourgeoisie provinciale, avec l'austérité absolue des intérieurs cossus animés par les domestiques, un milieu étouffant par définition. Mais bizarrement, je n'ai pas été convaincu par l'interprétation de Noiret, qui ne va pas bien avec la dimension déclamatoire et hiératique de sa femme. C'est vraiment le combat d'une séquestration contre un empoisonnement, avec des coupables à de nombreux niveaux. Peut-être que le film aurait gagné à être plus resserré, mais la libération finale en écho aux palombes du début est magnifique.

img1.jpg, janv. 2023 img2.jpg, janv. 2023

mardi 31 janvier 2023

125, rue Montmartre, de Gilles Grangier (1959)

125_rue_montmartre.jpg, janv. 2023
"Pour moi y a qu'une chose de sérieux dans la vie, c'est l'heure des repas."

Avec Lino Ventura dans le rôle principal et Michel Audiard aux dialogues, il ne faut pas se poser trop de questions : si on peut facilement dénombrer pas mal de ratages chacun dans leur coin, la combinaison des deux personnalités doit presque nécessairement déboucher sur un noir des années 50 de grande qualité. Sans surprise, 125, rue Montmartre est une plongée délicieuse dans le Paris de l'époque, dans l'univers des vendeurs de journaux à la criée et dans les magouilles de première catégorie.

Je trouve Lino Ventura toujours aussi impressionnant quand les rôles sont taillés sur mesure pour lui, il incarne une solide continuité de ce que Jean Gabin a pu produire dans les décennies qui ont précédé — sans oublier que le même Grangier le mettait dans la peau d'un clochard anar l'année avant, en 1958, dans le tout aussi réjouissant Archimède le clochard. Ventura dispose dans ces conditions d'un capital crédibilité tout aussi imposant (il a même participé au peaufinage du scénario), presque instantanément vraisemblable dans ces rôles de travailleurs des temps anciens, ou encore dans celui d'un taxi dans l'excellent Un témoin dans la ville de Molinaro (1959 également).

Quand bien même on se douterait qu'il y a quelque chose de louche dans cette tentative de suicide inaugurale, provoquant la rencontre d'un certain Didier avec son sauveur, avec tout le grand déballage qui s'ensuit au sujet de manigances familiales, la présence de Lino adoucit tous les angles un peu trop rugueux. Il y a derrière tout cela un soin particulier dans la description des milieux sociaux et dans la constitution des atmosphères que les critiques virulentes de Truffaut de l'époque (la fameuse "qualité française" contre laquelle s'est érigée la Nouvelle Vague) ne saurait amoindrir, avec le recul. Le film n'a aucune vocation documentaire et pourtant, le quotidien des vendeurs de journaux à la sauvette entre le siège et les coins de rues participent à un réalisme génial. La seconde partie de type "Cluedo" dès que le personnage de Jean Desailly apparaît est forcément moins intéressante dans mon référentiel, plus convenue, mais elle permet à Lino Ventura, l'innocent bourru et accusé, de faire un dernier joli tour de piste. On peut très facilement se laisser bercer par des tirades du genre "Pour moi y a qu'une chose de sérieux dans la vie, c'est l'heure des repas et puis de temps en temps la bagatelle, mais à condition de pas se foutre à la flotte pour ça."

img1.jpg, janv. 2023 img2.jpg, janv. 2023 img3.jpg, janv. 2023 img4.jpg, janv. 2023

vendredi 27 janvier 2023

Emily the Criminal, de John Patton Ford (2022)

emily_the_criminal.jpg, janv. 2023
Engrenages

Je ne sais pas si on peut classer Emily the Criminal dans la série B, mais en tous cas le film correspond admirablement bien à ces œuvres détachées de toute ambition démesurée, traçant sa voie avec application, sans trop d'étincelles et sans trop d'embûches. La recette est souvent simple, mais son exécution relève d'un savoir-faire qui allie délicatesse et audace, pour un résultat agréable, fluide, sans anicroche majeure. On pourrait résumer cela à des auteurs qui ont choisi des acteurs et des actrices pas demeurés, qui ont travaillé avec des scénaristes ayant un minimum de respect pour les gens à qui ils proposent leur film, et qui mettent tout ça en forme de manière pas trop sale. Quand il y a en plus un bonus thématique (ici le contexte social dans lequel Emily galère), on est à deux doigts de la panacée. En me relisant, on dirait vraiment que j'en suis à me contenter de pas grand-chose, d'un alignement de petites planètes purement techniques... Mais au fond, tout cela a l'air bien simple.

Tout ça pour dire, une fois ces précautions prises, que la façon qu'à Emily de se retrouver engagée dans un réseau d'arnaque à la carte de crédit est très bien exécutée, c'est progressif, crédible, sans incohérence notable. J'ai en outre beaucoup apprécié la présence de Aubrey Plaza, elle incarne une femme dotée d'un sens de la débrouille assez singulier, pas du genre à se laisser marcher sur les pieds, capable de détecter une situation minable assez tôt et de le faire savoir vertement. J'aime beaucoup ce portrait de femme, qui est capable de développer son propre modèle de force sans se calquer sur les modèles masculins classiques. À côté d'elle, Theo Rossi est également un très bon personnage secondaire, bien écrit, avec ses zones d'incertitudes qui le rendent très naturel et crédible, au creux d'une relation jamais trop lisible avec la protagoniste.

Cela étant, John Patton Ford verse un peu trop dans la surenchère contextuelle pour insister sur le fait qu'Emily se retrouve dans la merde car elle ne pouvait vraiment pas faire autrement — son employeur est un connard, les opportunités professionnelles sont minables, elle doit rembourser un prêt étudiant, elle a un casier judiciaire qui revient sans arrêt pointer le bout de son nez aux moments inopportuns, etc. On joue quelque peu à la limite de l'excès à ce niveau, sans jamais verser dans l'invraisemblable au demeurant. En revanche, tout le film est entièrement gouverné par un sens du suspense assez incroyable, on ne sait jamais dans quelle direction on va s'engager, participant ainsi à un climat de tension fort appréciable. Très agréable surprise en matière de petit film en dehors des sentiers battus.

img1.jpg, janv. 2023

jeudi 26 janvier 2023

La Guerre des espions, de Masahiro Shinoda (1965)

guerre_des_espions.jpg, déc. 2022
"Poursuivre sa vie n'est pas toujours une chose agréable."

La Guerre des espions est un chanbara comme je les adore, alliant contexte historique précis (au lendemain de l'importante bataille de Sekigahara, qui a marqué le début de l'époque d'Edo à l'orée du XVIIe siècle, surnommée aujourd'hui "la bataille qui décida de l'avenir du pays" et considérée comme le début non-officiel du shogunat Tokugawa, le dernier à avoir contrôlé le Japon), allusion à l'époque contemporaine (Masahiro Shinoda réalise le film en 1965 et les références à la Guerre Froide peuvent être vues à peu près partout, selon un point de vue de non-aligné), intrigue retorse (bon courage pour comprendre l'intégralité des sous-intrigues au sein de ce réseau dense d'espionnage et de trahison, j'ai dû m'y reprendre à trois fois personnellement, mais sans que le plaisir de visionnage ne soit à aucun moment gâché), et empreinte graphique délicieuse (on pourrait presque considérer chaque plan du film et admirer la composition, le cadre, les jeux de lumière, les angles débullés, les mouvements de caméra, les déplacements des personnages, le contraste du noir et blanc qui rend le sang ténébreux, les ralentis classieux lors des combats, etc.). Même le travail au niveau du son est extrêmement immersif, avec d'un côté des séquences silencieuses lors des phases d'infiltration avec des ninjas qui sautent de toit en toit sans un bruit, et de l'autre des percussions boisées légèrement angoissantes pendant certains affrontements clés.

L'introduction en voix off est assez consistante mais elle pose très clairement le cadre du récit, alors que les clans Toyotomi et Tokugawa sont sur le point de s'affronter à nouveau 14 ans après la fameuse bataille de Sekigahara en 1600. Toute l'histoire est racontée du point de vue de Sasuke, un samouraï espion à la solde d'un troisième clan neutre dans le principal conflit. Suite à deux meurtres impliquant les différentes parties dans lesquels il se trouve mêlé malgré lui, sa neutralité est mise à rude épreuve entre l'enquête à mener et sa peau à sauver. Le conflit entre différentes factions sera à la fois sanglant, fractionné, et particulièrement abstrus.

Même si les détails de l'intrigue politique restent sans doute inaccessibles pour le commun des mortels (en dehors des fins connaisseurs de l'histoire du Japon je suppose), cela n'empêche en rien d'apprécier les nombreux rebondissements qui rythment le film et la mise en scène tranchante comme un katana. Pour le dire autrement, on est totalement paumé (comme le protagoniste, un peu moins sans doute) dans cette intrigue tortueuse où tout le monde espionne, trahit et trucide tout le monde, ou presque. Ce n'est manifestement pas un hasard si de nombreuses séquences s'illustrent par leur obscurité ou par la brume qui envahit l'écran, et si les faux-semblants sont légion — à l'image du samouraï caché sous d'épais tissus blancs pour dissimuler sa lèpre.

Ce bordel scénaristique, excessif dans sa densité et dans son chaos, ne trouvera grâce qu'aux yeux de ceux qui sauront se satisfaire de la stylisation à outrance et se délecter des scènes de combat très peu nombreuses mais extrêmement bien mises en valeur. Elles baignent dans une forme d'abstraction qui en rebutera certains, c'est sûr, mais ce minimalisme très expressif aura à titre personnel été une vraie sucrerie. L'impression que tout est parfaitement millimétré, entre les ninjas faisant preuve d'une détente surhumaine et les sabres qui font rigoureusement pleuvoir des morts à chaque coup. À ranger non loin du très beau film de Satsuo Yamamoto sorti quelques années auparavant, Le Secret du ninja.

img1.jpg, déc. 2022 img2.jpg, déc. 2022 img3.jpg, déc. 2022 img4.jpg, déc. 2022 img5.jpg, déc. 2022 img6.jpg, déc. 2022 img7.jpg, déc. 2022 img8.jpg, déc. 2022

mercredi 25 janvier 2023

Katie Tippel, de Paul Verhoeven (1975)

katie_tippel.jpg, janv. 2023
Le propre et le sale

La période hollandaise de Verhoeven est quand même un moment particulier de l'histoire de la cinéphilie, et Katie Tippel s'y insère parfaitement après Turkish Délices et dans une filiation très naturelle avec Spetters. Le style se reconnaît tout de suite, dans la crasse de l'univers de pauvres et de caniveaux, dans les thématiques brassées comme la sexualité abordée de manière crue ou encore les quêtes émancipatrices de figures féminines particulièrement marquantes. C'est à la fois très attendu au sein de sa filmographie, et dans le même temps entièrement appréciable, jamais décevant. Beaucoup d'approximations, de passages un peu trop bourrins, de facilités et de gros sabots, mais cela n'altère en rien le reste de la charge. Le pavé me paraît intact malgré toutes les faiblesses qu'on peut facilement identifier.

Le décor est posé d'emblée, comme à son habitude, par le voyage en bateau d'une famille miséreuse du XIXème siècle partie s'installer dans les faubourgs miteux d'Amsterdam. Les conditions de vie sont déplorables, la grande sœur se prostitue pour subvenir aux besoins de la famille, les vieux vicelards sont un peu partout, mais étonnamment tout cela n'enferme pas le film dans la caricature stérile et prévisible : c'est en grande partie dû au fait que Verhoeven parsème son film de moments qui désamorcent cette triste misère, au travers du comportement de l'héroïne (excellente Monique van de Ven), une jeune femme au fort tempérament qui ne se laisse pas marcher dessus, avec ses sursauts puissants de vie, ses aspirations qu'elle ne renie pas le moins du monde, et sa gouaille caractéristique, prête à envoyer chier qui ne la respecte pas. Verhoeven c'est quand même le gars capable d'insérer un plan de bite en ombres chinoises (symbole d'un violeur en puissance à ce moment-là du film) sur un mur où une femme s'amusait à faire de jolis animaux... Et ça passe très bien.

En plongeant dans les bas-fonds hollandais de l'époque, en faisant subir à l'héroïne la fange des conditions de travail sordides (la laverie, le magasin de chapeaux, le bordel, mais aussi le sanatorium), le discours s'articule autant autour d'une féminité bafouée prête à se venger que du pouvoir corrupteur de l'argent — comme en témoigne tout ce qui a trait à sa relation avec le personnage de Rutger Hauer. On retrouvera d'ailleurs ce même schéma dans Showgirls 20 ans plus tard, aux États-Unis. La survie passe par une phase d'avilissement, et le personnage de Katie est parfait pour mettre en contraste sa beauté, sous ses traits blonds et juvéniles, avec la saleté qui l'entoure. Pas du genre à se laisser faire malgré les outrages nombreux. Quelques séquences semblent sorties de nulle-part, comme la manifestation écrasée par la police, mais l'hypocrisie mondaine (le corps du pauvre est littéralement et métaphoriquement ausculté par le bourgeois) est abordée d'une manière satirique très convaincante. On pourra regretter une fin quelque peu abrupte, mais Katie Tippel restera pour moi un temps très marquant de la filmographie de Verhoeven.

img1.jpg, janv. 2023 img2.jpg, janv. 2023 img4.jpg, janv. 2023 img5.jpg, janv. 2023

lundi 23 janvier 2023

À l'Ouest, rien de nouveau, de Edward Berger (2022)

a_l-ouest_rien_de_nouveau.jpg, janv. 2023
Boucherie

Cette nouvelle adaptation de À l'Ouest, rien de nouveau (90 ans après celle de Lewis Milestone) est une réponse cinglante et fort à propos au regard qu'avait porté Sam Mendes sur la Première Guerre mondiale à travers son 1917 il y a trois ans, tout en plans-séquences hors sol et en propreté déplacée. La version de Edward Berger est loin d'être irréprochable mais elle est d'une efficacité et d'une pertinence toutes autres à mes yeux, tout en explorant une piste graphique d'ampleur similaire.

Esthétiquement, on peut déjà dire que le budget (merci Netflix je suppose) permet de mettre en scène de très nombreuses séquences avec puissance, que ce soit via certains plans-séquences marquants (l'introduction par exemple, même si le schéma commence presque à devenir un cliché) ou dans l'instauration d'un climat glacé apocalyptique (très beaux éclairages opposant le froid bleuté de la neige et les sources lumineuses rougeoyantes). Les classiques sont là, neige, boue, sang, mais tout est exécuté avec précision.

Ce point de vue, allemand, est quand même infiniment plus intéressant que ce que Mendes a pu proposer il me semble. Un film sur une défaite sera en un sens toujours plus beau que celui sur une victoire, et ici la bataille est double : en cette fin de guerre, les combats font rage dans le nord-est de la France tandis que les généraux négocient l'armistice. Le film n'est pas du tout exempt de clichés, de raccourcis, de passages trop appuyés : notamment j'ai été assez déçu par les trois derniers quarts d'heure, vraiment de trop dans le registre du surplus d'horreur. Il y avait quand même de la marge pour éviter le happy end, pas la peine de sombrer dans un tel cocktail de boucherie et de stupidité guerrière pour terminer la grande parabole qui avait commencé avec l'euphorie des jeunes troupes en introduction (un peu minée par l'épisode de l'étiquette). Deux fautes de goût notables : la répétition de la séquence chez les fermiers, qui tourne mal, et la concomitance armistice / mort d'un personnage. Pas trop emballé non plus par le contraste poussif entre l'horreur viscérale des tranchées et le calme propre de l'intérieur des salons des généraux : c'est vraiment superflu, au cinéma, quoique bien relié à une vérité historique. Même constat au sujet de l'opposition Foch / Erzberger.

Cela étant dit, il y a quelque chose de fascinant dans la beauté de la mise en scène sans cesse corrélée avec l'ampleur de la boucherie, avec de très nombreux gros plans sur des horreurs sanglantes — peut-être un peu trop de plans fixes insistant sur certains cadavres, mais c'est selon les goûts. La peur qui gonfle dans les rangs allemands est rendue avec beaucoup d'intensité, et je pense qu'on se rappellera pendant longtemps de l'arrivée des chars français sur le champ de bataille, ainsi que des lance-flammes et les avions. Glaçant. Au même titre que toutes les scènes de bataille ceci dit, très bien mises en scène. J'ai en outre étonnamment apprécié l'utilisation très anachronique de la musique, qu'on croirait parfois sortie des mains de Hans Zimmer pour un film de science-fiction : très surprenant.

img1.jpg, janv. 2023 img2.jpg, janv. 2023 img3.jpg, janv. 2023 img4.jpg, janv. 2023 img5.jpg, janv. 2023 img6.jpg, janv. 2023

- page 25 de 122 -

Haut de page