mardi 05 juillet 2022

Tous les autres s'appellent Ali, de Rainer Werner Fassbinder (1974)

tous_les_autres_s-appellent_ali.jpg, mai 2022
La peur dévore l'âme

Lee sentiment est chez moi tenace et persistant avec Fassbinder : j'ai une sorte de revanche à prendre suite à quelques déconvenues (des films qui m'ont laissé un goût de bâclage amer, Roulette chinoise, et Le Bouc en tête) et quelques tentatives qui ont laissé l'impression d'un potentiel pas tout à fait exploité (Le Monde sur le fil et Despair dans les registres du fantastique et de la science-fiction). Tous les autres s'appellent Ali se range quant à lui dans la catégorie des faux mélodrames arborant un classicisme dévoyé comme Le Mariage de Maria Braun ou Lola, une femme allemande et m'a avant tout surpris par son côté très théorique, au sens programmatique, pour appuyer un discours reposant sur des archétypes. J'ai encore du mal à discerner ce qui est volontaire et ce qui relève de la maladresse, mais on est manifestement dans une sorte de conte qui joue avec beaucoup de clichés.

L'ambiance mélodramatique se noue autour de la rencontre de deux solitudes, et pas des moins antagoniques : une vieille dame allemande et un Marocain 20 ans plus jeune qu'elle. Dans cette relecture de Douglas Sirk, Fassbinder fait ostensiblement le portrait d'une Allemagne viciée, corrompue par un racisme acide, conduisant à la réprobation générale d'une relation jugée non-conforme. Le film est très cruel (et très machinal dans sa cruauté) pour exposer les rapports de domination et de soumission au sein des relations amoureuses, une analyse qui traverse toute son œuvre d'ailleurs il me semble : ici cela prend la forme d'une structure binaire, avec dans un premier temps un couple heureux opposé à un environnement hostile (Ali et Emmi sont victimes de la jalousie et de la médisance de tout leur entourage, en prise directe avec un racisme ordinaire) et dans un second temps un couple en crise dans un tissu local qui s'y est accommodé (le mépris fait place à une tolérance feinte et intéressée, marquée par la cupidité et l'opportunisme très commerçant de tout le monde). Le racisme est en constante mutation, et la peur dévore l’âme, comme l'indique le titre original.

Fassbinder n'y va pas de main morte pour dépeindre les contradictions de ses personnages, à l'image d'Emmi, révulsée par le racisme de ses proches mais nostalgique du nazisme au point d'aller fêter son mariage dans un restaurant fréquenté à l'époque par Hitler. Son changement de rapport avec Ali dans la seconde partie de leur relation est aussi un peu abrupt, en le transformant soudainement en un objet sexuel auprès de ses copines. En réalité le film s'apparente davantage à une sorte de conte de fées dégénéré, maniant les caricatures, avec un regard doublement pessimiste, d'un côté en dépeignant une humanité hypocrite pétrie de préjugés, et de l'autre en pointant l'impuissance du couple à surmonter l'oppression de l'entourage. Au-delà des stéréotypes omniprésents avec lesquels il faut se familiariser (et auxquels il faut adhérer), le film revêt une tonalité particulière grâce à l'interprétation de El Hedi ben Salem, amant de Fassbinder qui mourut dans une prison française à la fin des années 1970. La présence de Brigitte Mira (une habituée de Fassbinder) dans le rôle principal est aussi une source de singularité attrayante.

img1.jpg, mai 2022 img2.jpg, mai 2022 img3.jpg, mai 2022

mardi 28 juin 2022

Flag in the Mist, de Yoji Yamada (1965)

flag_in_the_mist.jpg, mai 2022
Un long chemin vers la vengeance

Cette histoire complexe de vengeance, avec une narration éclatée, elliptique, comptant nombre de flashbacks et flashforwards, développant méthodiquement en toile de fond un discours social critique, s'inscrit parfaitement à mes yeux d'amateur dans le cadre du cinéma japonais des années 60. J'aurais un peu de mal à argumenter, c'est assez instinctif, mais je trouve qu'il y a là quelque chose de très élégant qui convient très bien à cet écrin dans lequel le film se développe progressivement.

Flag in the Mist porte sur la quête obstinée de la protagoniste, Kiriko, une jeune femme d'une vingtaine d'années, désireuse de prouver l'innocence de son frère (la seule famille qu'elle ait) dans une affaire d'homicide. Elle parcourt plus d'un millier de kilomètres pour solliciter l'aide d'un avocat réputé, en lui précisant que son frère risque la peine de mort pour un crime qu'il n'a pas commis, mais l'avocat refusera le dossier, pour de nombreuses raisons plus ou moins valables (elle est pauvre et n'a pas l'argent pour ses émoluments, l'affaire a lieu à l'autre bout du Japon, il est déjà débordé). Un an plus tard, on apprend que le frère de Kiriko est mort en prison en appel.

Le contenu est annoncé très vite, et on ne peut que constater à quel point l'idéalisme de la jeune femme pauvre se fracasse contre le mur du cabinet du célèbre avocat, suite à son refus. Le grand intérêt d'un tel film porte sur l'évolution du portrait fait de cette femme, glissant entre le début et la fin du film d'une figure de douce fragilité à une figure de vengeance froide. Il faudra en passer par une série d'énormes coïncidences, donnant sur un plateau d'argent l'occasion à la femme de se venger de manière aussi efficace que fatale, comme un miroir (un peu trop) parfait tendu à celui qui ne l'avait pas écouté à l'époque — alors qu'on nous fait très bien comprendre qu'il aurait pu très facilement innocenter le frère. À titre personnel ces facilités d'écriture, bien que très visibles, ne m'ont pas vraiment gâché le visionnage : le scénario se sert de ces invraisemblances comme un tremplin pour quelque chose de beaucoup plus grand et ne constituent pas une fin scénaristique en soi.

La vengeance sera dure, froide, irrémédiable, et jusqu'au bout on pensera que Kiriko fera marche arrière et renoncera à son plan machiavélique. Mais non, elle ne lâchera pas l'occasion de venger la mort de son frère en punissant sèchement l'avocat et la femme qu'il aime, comme un instinct de survie soudainement activé. Le film se mue ainsi en un portrait de femme glacée et glaçante, alimentant à ce titre une tonalité de film néo-noir focalisé sur les inégalités sociales qui font correspondre deux types de justice, une pour les riches et une pour les pauvres, au creux d'antagonismes aussi variés que tragiques.

img1.jpg, mai 2022

mercredi 22 juin 2022

La Complainte du sentier, de Satyajit Ray (1955)

complainte_du_sentier.jpg, mai 2022
"Une vieille femme ne peut-elle pas aussi avoir des souhaits ?"

Un premier film de Satyajit Ray impressionnant de maîtrise, technique et narrative, dans la suggestion et dans l'émotion — sans doute aidé dans cette première mise en scène par le tournage du film de Renoir Le Fleuve qu'il avait suivi. Le premier de la trilogie d'Apu, laissant la voie à de futures belles surprises très probablement... Il y a une lenteur dans ce cinéma indien qui constitue une sorte d'obstacle à l'œil occidental, on adhère ou non, et il faut parvenir à s'accrocher à ce rythme langoureux pour profiter d'un tel conte, sous la forme d'un récit d'apprentissage. Œuvre séminale d'un réalisateur qui allait devenir l'une des plus grandes figures du cinéma indien, et au sujet de laquelle François Truffaut déclara qu’il ne voulait pas voir un film où des paysans mangent avec leurs mains (je me régale).

Absolument tout tourne autour de cette maison ancestrale, en ruine faute d'entretien, d'un petit village du Bengale au début du XXe siècle. Ce n'est pas Apu qu'on rencontre tout de suite, mais plutôt sa sœur Durga, sa vieille tante Indir et sa mère, avec un père globalement absent ne parvenant plus à subvenir aux besoins de sa famille. Pour manger, Durga vole des fruits dans le verger de la voisine, et on apprendra que ce verger leur a été cédé à contrecœur quelque temps auparavant. Tous ces événements, tout comme le départ du père pour la ville dans l'espoir de gagner de l'argent, sont captés par l'œil observateur d'Apu, dévoilé dans une très belle séquence d'exposition tardive de son personnage.

La Complainte du sentier est ainsi un film d'une sobriété au moins égale à celle de ses personnages dont on partage l'intimité, dans un univers rempli d'ellipses, d'allusions, de comportements symboliques offrant une myriade de suggestions — à l'image du sort réservé au collier de perles volé par Durga et jeté par Apu dans un étang après sa mort, comme pour la préserver, ultime acte d'amour fraternel. D'un point de vue occidental, c'est l'occasion d'observer comme Apu l'ensemble des gestes quotidiens de la famille : la façon de manger, de se rincer les mains avec l'eau d'un pot métallique, de cacher des choses dans les replis d'un sari, d'utiliser les cendres comme détergent. Mais aussi quelques événements exceptionnels, comme les disputes avec la voisine, la soirée au théâtre de quartier, les balades dans les forêts de bambou (où les enfants retrouveront Indir s'étant laissée mourir, scène terrible et magnifique), la rencontre avec le train à l'autre bout des champs.

La lenteur du film très souvent muet pourra être éprouvante, mais elle est très souvent interrompue par de nombreuses ruptures poétiques, dans une continuité contemplative, autant d'instants resplendissants comme une pluie de mousson enveloppée par le sitar de Ravi Shankar. La nature est d'ailleurs omniprésente, le vent, la pluie, la forêt, avec laquelle les humains évoluent en osmose. Dans le contexte du cinéma indien de l'époque, avec pour norme les comédies musicales de 3 heures, La Complainte du sentier tranchait énormément. Loin des princes et princesses, on aborde (certes tout en détours) l'injustice du traitement de la fille vis-à-vis de celui du fils, l'un étant choyé et éduqué quand l'autre est réprimandée et contrainte à passer le balai dans la cour. Le final, sur cette thématique mélodramatique, est magnifique.

img1.jpg, mai 2022 img2.jpg, mai 2022 img3.jpg, mai 2022 img4.jpg, mai 2022 img5.jpg, mai 2022

lundi 20 juin 2022

Teenie Model : Le Journal d'un jeune top model, de David Redmon et Ashley Sabin (2011)

teenie_model.jpg, avr. 2022
"What's exciting about this business is that it's unpredictable."

L'horreur de l'industrie du mannequinat, loin du prestige et du glamour des façades revendiquées, à travers ses coulisses et la trajectoire d'une jeune adolescente sibérienne. Nadya, 13 ans, symbole d'innocence et grande enfant blonde, est découverte par Ashley, la trentaine, ancienne modèle et nouvelle "dénicheuse de talents". Elle sera envoyée au Japon comme un produit à valoriser, jetée en pâture à un marché avide de blondeur et de jeunesse. Bien sûr, on lui fait miroiter une grande carrière, du travail, de l'argent, le début d'une nouvelle vie pour cette fille issue de la campagne russe : c'est beau, sur le papier, l'industrie de la mode, avec sa propension à dépasser les frontières et à lancer de nouveaux talents sur la route du mannequinat.

Nadya reviendra chez elle après des semaines d'intenses séances photo, sans avoir pu trouver de travail, sans avoir été payée, et avec une dette contractée par l'agence spécialisée dans ce marché de nouveaux visages et de chair fraîche. L'absurdité de la situation sur place, avec une gamine de 13 ans ne parlant que le russe lâchée dans les rues de Tokyo sans argent et sans nourriture, est renversante.

Le malaise est très grand, très vite, lorsqu'on entend Ashley dire que "what's exciting about this business is that it's unpredictable". L'imprévisibilité, c'est avant tout le sort de ces enfants qu'elle envoie à l'usine de la mode, à l'autre bout du monde, sans savoir absolument ce qu'il adviendra. L'imprévisibilité pour elle, l'employée d'agence, c'est le retour sur investissement qu'elle peut espérer de ces tout jeunes modèles. Glaçant, et ce d'autant plus après le voyage de Nadya à Tokyo, coincée la plupart du temps dans un minuscule appartement sans argent et sans téléphone, sans visibilité sur les semaines à venir, sans aucun cadre légal digne de ce nom : le documentaire se termine sur un mensonge final proprement hallucinant, lorsqu'elle certifie face caméra que toutes les filles envoyées au Japon sont garanties d'y trouver le succès, la gloire, l'argent, la bienveillance, etc. Ou lorsqu'elle concède que pour ces jeunes filles issues de familles pauvres, "it's normal to be a prostitute".

D'autres moments sont beaucoup plus drôles, comme ce passage où les deux jeunes filles paumées dans la mégapole japonaise lisent leur contrat et découvrent qu'elles ne doivent pas prendre le moindre centimètre en tour de taille (et poitrine et hanches) sous peine d'être renvoyées dans leur pays — close qu'une des deux mettra à profit, en se gavant de gâteaux, pour fuir cet enfer. Le seul fait que de tels contrats existent donne le tournis, qui plus est dans cet univers de néo-esclavage à tendance érotico-infantile. Le personnage d'Ashley, représentante terrifiante de cette industrie, mériterait un documentaire à elle seule.

img1.jpg, avr. 2022 img2.jpg, avr. 2022 img3.jpg, avr. 2022

vendredi 17 juin 2022

L'Animal et la mort, de Charles Stépanoff (2021)

animal_et_la_mort.jpg, juin 2022
Animal-matière et animal-enfant

À l'origine de L'Animal et la mort, il y a chez l'ethnologue Charles Stépanoff par ailleurs spécialiste de la Sibérie (et de ses chamans) la volonté de comprendre l'origine d'un hiatus omniprésent dans les sociétés modernes, et de multiples paradoxes afférents. La confrontation ne se limite pas aux considérations banales de pro- et d'anti-chasse que l'on entend partout et tout le temps, et l'analyse creuse avec une profondeur assez renversante le rapport contrasté (hypocrite, aveugle, antipodique, etc.) que l'on entretient avec les animaux. Il introduit le principe d'exploitection, c'est-à-dire la co-existence de deux concepts fondamentalement antinomiques que sont l'extrême sensibilité (protection des animaux) et l'extrême insensibilité (exploitation des animaux) dans un cadre cosmologique.

On peut comprendre que Stépanoff, dans son argumentaire comme dans son enquête de terrain, accorde une place infiniment plus importante à la sociologie de la chasse pour mieux en comprendre les fondements et les rapports, plutôt qu'à la vision opposée largement exposée médiatiquement — pas toujours sous un angle constructif. Cela en fait un bouquin vraiment passionnant pour décortiquer ce rapport schizophrénique que l'on entretient généralement à l'animal : il y a les animaux-enfants, nos animaux de compagnie que l'on chérit plus que tout, et les animaux-matière, ceux qui finissent en barquette plastique dans des rayons de supermarché, et dont la mise à mort est dissimulée, institutionnellement occultée.

Cette immersion anthropologique dans le monde de la chasse est très intéressante également du point de vue des témoignages, des reportages dans différentes communautés de chasseurs (de différents types, battues, chasses à courre, etc.). Certains parallèles établis avec le chamanisme sibérien ne paraissent pas toujours justifiés — pas tangibles du moins — et clairement l'opposition entre chasseurs et militants n'est pas à la hauteur du reste de l'ouvrage. J'y ai ressenti beaucoup d'angles morts et une forte asymétrie dans la profondeur de la caractérisation. Disons que malgré une certaine neutralité et une distance au sujet évidente, le fait que le contenu puisse être exploité pour légitimer certaines pratiques me met assez mal à l'aise, comme s'il manquait une perspective complémentaire essentielle. Ce sont en tous cas les chapitres qui m'ont le plus rebuté dans leur longueur un peu excessive.

Mais très clairement Stépanoff pointe avec élégance et profondeur une contradiction historique entre sensibilité protectrice et économie productiviste, qu'il date principalement depuis la Renaissance. Sa considération pour la chasse comme une altérité résistant à monde domestiqué et artificialisé ne manque pas de titiller certaines convictions, même si l'espace est exigu dans la région définie par les chasseurs ruraux authentiques et la préservation de la ressource sauvage. À mes yeux la chasse comme pratique consciente de protection de la nature n'est pas établie dans le bouquin, pas plus que la compassion pour leurs proies n'est démontrée (objectivement j'entends, car les témoignages personnels affirmant cela abondent, ce qui est très intéressant). Comme si Stépanoff n’avait pas décodé une partie codée du message. En revanche il met le doigt sur quelque chose de fondamental, l'éthique de ceux qui tuent pour se nourrir et la relégation dans l'invisible de l'exploitation (animale, agricole, etc.) véhiculée par la consommation de matière carnée industrielle.

mercredi 15 juin 2022

Études sur Paris, de André Sauvage (1928)

etudes_sur_paris.jpg, avr. 2022
Voyage au début du XXe siècle dans les rues de Paris

Ce film de 1928 satisfait un fantasme cinéphile et historique personnel, en montrant dans sa plus totale simplicité documentaire la vie à une époque largement révolue — en l'occurrence Paris au début du XXe siècle. Dans la lignée de ces films antiques qui n'abordaient pas la question du documentaire de manière parfaitement consciente, du moins pas avec le recul que le registre a gagné au cours du siècle, un peu à l'image du court-métrage A Trip Down Market Street Before the Fire (lien pour les curieux) montrant l'activité d'une grande rue de San Francisco en 1906, Études sur Paris rejoint inconsciemment ce mouvement cinématographique en gestation, constitutif des symphonies urbaines de la période. La plus célèbre étant sans doute Berlin, symphonie d'une grande ville de Walter Ruttmann datant de 1927.

Cette vision à la fois très prosaïque (vision de l'époque) et très poétique (vision contemporaine) est le résultat du travail d'André Sauvage, un artiste multidisciplinaire dont l'œuvre reste largement méconnue, détruite ou encore à découvrir. Son style rappelle celui de Jean Vigo, notamment, et ce dernier n'a sans doute pas été insensible au charme de ce portrait fragmenté en cinq parties : Paris-Port, Nord-Sud, Iles de Paris, Petite Ceinture, et De la Tour Saint-Jacques à la Montagne Sainte-Geneviève. 80 minutes de divagations multiples, pour révéler les multiples visages de la capitale des années 1920 quartiers après quartiers. Le regard est résolument contemplatif, et en ce sens extrêmement avant-gardiste pour l'époque : la première partie montrant l'arrivée en péniche par les canaux qui rejoignent la Seine est d'une beauté sidérante, nimbé d'une douceur presque féerique. Impossible d'oublier ce passage entre deux mondes ou presque, à travers les tunnels percés par des puits de lumière.

André Sauvage parcourt toutes les rues, les grandes avenues et les petites ruelles, il scrute les bords de cours d'eau, capte le quotidien des parisiens partagés entre travail et loisir, jette un regard sur les grands monuments autant que sur les lieux plus communs remplis de passants, et immortalise ainsi un instantané dont la valeur historique est immense (pour qui se complaît dans ce voyage temporel, bien sûr). La foule est changeante entre les oisifs et les ouvriers, entre ceux qui se promènent et ceux qui charbonnent, les chevaux coexistent avec les voitures sur les routes, en plongée au cœur d'une mutation. Il y a les peintres, les pêcheurs, les enfants, les industries, les canaux et leurs écluses, les gestes des travailleurs, ceux des amoureux, et tout ce qui contribue au bouillonnement d'une ville capturée dans un moment révolu intensément captivant.

img1.jpg, avr. 2022 img2.jpg, avr. 2022 img3.jpg, avr. 2022 img4.jpg, avr. 2022 img5.jpg, avr. 2022 img6.jpg, avr. 2022 img7.jpg, avr. 2022

mardi 14 juin 2022

Derborence, de Francis Reusser (1985)

derborence.jpg, avr. 2022
Bizarrerie d'alpages de haute montagne suisse

C'est un film mal foutu, malgré la qualité de la restauration, malgré le travail sur le son. Un film rempli de maladresses, avec des qualités et des défauts à chaque poste, à l'image de l'interprétation qui oscille entre le théâtral bancal et le lyrisme champêtre. Mais voilà, mettez Bruno Cremer dans le rôle de Séraphin, un berger évoluant dans les hautes montagnes suisses, et déjà je cède. Derborence, c'est le nom d'un petit village autour duquel pâturent les troupeaux de deux hommes, et Francis Reusser adapte un roman qui s'intéresse dans sa première partie aux relations filiales qu'ils entretiennent. Un jeune homme qui garde les bêtes dans les alpages avec celui qu'il considère comme son père, et sa femme, qui travaille au village avec sa mère : voilà pour le cadre, essentiellement. Un jour, un éboulement ensevelit Derborence et les deux hommes avec. On les croit morts, et un jour, plusieurs semaines plus tard, le jeune berger réapparaît comme un fantôme.

Par son étrangeté, son ambiance manifestement atypique, Derborence rebutera les uns et intriguera les autres — je fais partie de la seconde catégorie, même si tout n'est pas passé avec une fluidité incomparable. Sa femme, enceinte, se croit veuve ; son comportement est très étonnant, beaucoup de séquences semblent irréelles, on ne comprend pas tout à fait ce qu'il se passe lorsqu'elle boit un coup avec un inconnu moustachu et rigole pendant un long moment. Lui a survécu avec du pain, du fromage et de l'eau dans les rochers ; quand il revient, c'est un revenant qui a les allures d'un fantôme. Les deux ont changé et les retrouvailles seront tout aussi étranges, compliquées, débouchant sur la seconde partie du film, au moins aussi déroutante que la première. Des plans magnifiques de montagnes enneigées, des estives inaccessibles, des chants mystérieux, une insécurité insaisissable... Je suis bon client.

img1.jpg, avr. 2022 img2.jpg, avr. 2022 img3.jpg, avr. 2022 img4.jpg, avr. 2022

mardi 07 juin 2022

Elmer Gantry le charlatan, de Richard Brooks (1960)

elmer_gantry.jpg, mars 2022
"Sin, sin, sin! You're all sinners! You're all doomed to perdition!"

Quelle présence, ce Lancaster ! Incroyable comment cet acteur, avec sa gueule, sa carrure, son sourire, ses yeux bleus perçants, peut supporter à lui seul le poids d'un film entier — il est évident que Elmer Gantry sans lui, avec un acteur moins incontournable, n'aurait pas valu autant le détour. Son personnage est le moteur de l'intrigue, le film a pour carburant son cabotinage parfaitement maîtrisé pour transformer un commis-voyageur jouisseur de première en un prédicateur de renom qui se découvre une vocation d'évangéliste patenté. Ses talents d'orateur associés à ce changement de mentalité douteux aident à composer un personnage beaucoup plus nuancé et subtil que ce qu'on pourrait penser de prime abord. Sa motivation principale, les étoiles que Jean Simmons lui met dans les yeux, achève d'en faire une curiosité très intrigante et un film abordant une surprenante variété de thèmes.

On ne sait jamais vraiment où il se positionne. Où commence la cupidité de celui qui flaire la bonne affaire, où se terminent les excès charismatiques de celui qui fait la cour à une prédicatrice, pris dans l'étau de son passé peu avouable qui menace de le rattraper. J'aime toujours autant ces films américains qui s'intéressent à la critique, satirique, de valeurs fondamentalement américaines — en l'occurrence ici cette éternelle quête de pureté, cette hypocrisie religieuse. Le choix du cadre singulier de la prohibition des années 20 et du mouvement revivaliste dans l'entre-deux-guerres aux États-Unis achève d'en faire un film important à mes yeux.

En toile de fond, aussi, on peut relever le discours sur l'hystérie des masses, la pression exercée par la foule, qui fait office de catalyseur au puritanisme teinté de mercantilisme de cette mission itinérante. La religion-spectacle américaine dans toute sa splendeur, captée en quelque sorte par un personnage secondaire, le journaliste sceptique. Burt Lancaster parvient malgré tout à créer un personnage attachant, malgré son cynisme et son arrivisme, empêtré dans un charlatanisme à différents niveaux. Lancaster criant "Sin, sin, sin! You're all sinners! You're all doomed to perdition!", ça fait son petit effet quand même. Le fait qu'on passe l'essentiel du film à se demander quel est son niveau de lucidité dans cette histoire, à quel point il se compromet et à quel point il finit par se persuader lui-même, construit un échafaudage de contradictions particulièrement intéressant.

PS : Saul Bass, ce génie des graphismes de générique, un style reconnaissable dès la première seconde.

img1.png, mars 2022 img2.png, mars 2022 img3.png, mars 2022

lundi 06 juin 2022

En quatrième vitesse, de Robert Aldrich (1955)

en_quatrieme_vitesse.jpg, févr. 2022
Noir de Pandore

Excellente surprise que je n'attendais absolument pas ou plus chez Robert Aldrich, positionnée au début de sa carrière, dans un registre — le film noir légèrement dégénéré — où je ne l'avais jamais vu auparavant. À mi-chemin entre le film noir à proprement parler et la série B de qualité, tous les éléments sont là pour mettre à l'aise les amateurs du genre : un détective privé, une femme qui disparaît mystérieusement, des morts à la pelle, et surtout un MacGuffin qui semble être la définition même du terme tant l'objet que toutes les parties (protagonistes, policiers et malfrats) convoitent brillera par son absence et par son grand potentiel en toute fin de film.

Le film commence de manière presque classique, avec une enquête opérée par Mike Hammer après une scène d'introduction bizarre — une femme surgit dans la nuit, "remember me", générique anormal, ils sont assommés et on essaie de les tuer, étrange — et une investigation se faisant de plus en plus obscures, les enjeux le dépassant clairement. Aldrich sème énormément de fausses pistes et de faux semblants, pour finalement converger vers un secret dont l'effet pourra énormément surprendre, quelque chose qui n'arrive malheureusement que très rarement. Je ne l'ai pas vu venir, le "Manhattan Project - Los Alamos - Trinity", et les deux aperçus que l'on a de la mystérieuse boîte, un premier très bref et un second tragique, sont d'une efficacité redoutable.

Film noir témoin des angoisses de son époque par excellence, sur fond de Guerre froide et de boîte de Pandore dans une de ses acceptions les plus pragmatiques que je connaisse au cinéma. La corruption et l'amoralité sont omniprésentes, au moins autant que les cadavres qui s'accumulent sur le chemin de Hammer, et le film parvient à frapper très fort à ses deux extrémités, dans les séquences inaugurale et finale. Absolument zéro romantisme ici, l'ambiance n'est faite que de violence et de paranoïa, et d'un mystère qui a parfois été comparé à Lynch.

img1.jpg, févr. 2022 img2.jpg, févr. 2022 img3.jpg, févr. 2022

jeudi 02 juin 2022

Entrée du personnel, de Manuela Fresil (2013)

entree_du_personnel.jpg, févr. 2022
Des poulets et des hommes

Le regard que porte Manuela Fresil sur l'abattoir ne ressemble à aucun autre, et ce pour plusieurs raisons. Déjà, elle s'intéresse davantage au sort des humains qu'à celui des animaux, même si les deux sont bien sûr intimement liés en ces lieux — ce lien fait d'ailleurs partie d'un enjeu du documentaire qui n'a de cesse de rappeler la condition de l'un par rapport à la condition de l'autre. Loin des reportages choc qui cherchent avant tout le scandale de l'image (mon avis n'est pas tout à fait arrêté à ce sujet, avec des exemples-types comme Earthling), c'est à travers la répétitivité des opérations et l'accumulation de cadavres animaux que Entrée du personnel avance sur le terrain de la dénonciation subtile.

Autre élément notable du point de vue : le parti pris esthétique. Il y a une scène, au début du film, qui m'a scotché dans son exécution. La caméra suit une chaîne de traitement de poulets, en travelling circulaire vers la droite, en suivant le rail de ces animaux plumés et pendus par les pattes. Puis une machine s'impose à l'écran, pour découper les pattes. S'ensuit à la fin de la rotation de la caméra une division de la chaîne, avec d'un côté les poulets et de l'autre leurs pattes. Ce mouvement est sidérant, un véritable ballet de volailles. Manuela Fresil en a disséminé beaucoup dans la petite heure que dure son docu, avec des jeux de croisement de mouvements, les animaux d'un côté, les hommes de l'autre, parfois l'un au bord du cadre et l'autre au centre.

Et puis il y a bien sûr ces témoignages racontés en voix off par d'autres personnes, des employés d'abattoirs qui racontent leur quotidien, certains se conforment au travail là où d'autres en souffrent démesurément — sur le plan physique ou mental. Bien sûr, aucun doute sur le fait que la répétition du même petit geste toute la journée et toute la semaine, comme tout travail à la chaîne, entraîne des dégâts considérables. Beaucoup de témoignages émouvants, comme celui de cette personne montée en galons qui devait accélérer le rythme d'une chaîne juste pour s'assurer que le travail serait fait, sans prévenir les ouvriers, en réalisant bien qu'ils ne comprenaient pas ce qui se passait. On interdit aussi aux contremaitres d'avoir des amis parmi leurs subordonnés. L'employeur dispose de beaucoup de latitudes dans ces régions où il est la principale source d'emploi. "Il reviendront".

Quelques passages burlesques, aussi, lorsqu'on fait rejouer les gestes de l'abattoir hors contexte, à la plage, sur un parking. Globalement il ressort du documentaire une fascination pour ce ballet industriel, avec l'agitation des humains incrustée dans la chorégraphie des cadavres animaux. Le tout orchestré par la machine. En toile de fond, les cauchemars, phénomène aussi récurrent que les meurtrissures causées par la cadence et la répétition. De l'autre côté des chairs de carcasses manipulées et mises en barquettes, il y a cette usure de l'humain transformé en automate au milieu de tous ces bouts de viandes qui se baladent.

personnel.jpg, févr. 2022

- page 31 de 122 -

Haut de page