jeudi 27 mai 2021

The Prophet and the Space Aliens, de Yoav Shamir (2020)

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Autopop, Brel, Clitbox et Fluide Glacial : les racines de Raël

Tout le monde a déjà entendu parler de Raël et de sa secte, mais rarement peut-on voir le fonctionnement du mouvement et l'organisation de sa pensée autant que de sa hiérarchie à travers le monde de manière aussi claire et apaisée que dans The Prophet and the Space Aliens, un documentaire extrêmement respectueux, drôle et bien construit réalisé par Yoav Shamir. Ce qui fait toute la qualité d'un tel film peut se résumer à une disposition assez simple : on peut être sûr qu'un raélien (voire Raël lui-même) approuvera tout ce qui est dit et montré ici, à une ou deux exceptions près, et dans le même temps, vu de l'extérieur, il permet très clairement de voir tout ce qui cloche, de manière évidente.

Le réalisateur, qui a approché le mouvement de manière naïve et désintéressée dans un premier temps (il fut invité pour y recevoir un prix inventé par Raël sans être au courant), construit son docu de manière très élégante, en alternant les moments très "documentant" et les moments comiques — d'un humour sincère et jamais méprisant, laissant à chacun le soin de se construire son avis. Même lorsqu'il s'entretient avec d'anciennes connaissances de Claude Vorilhon (son vrai nom) dans les années 70, avant tout le délire lié aux extra-terrestres et au clonage, il laisse la place aux détracteurs de ne pas se sentir acculés. Mais tout de même : l'idée que Raël, selon d'anciens potes à lui, du temps où il œuvrait comme chanteur imitant Brel ou comme directeur de publication d'un magazine de sports automobiles "Autopop", se serait inspiré de Fluide Glacial pour certaines de ses "expériences" (typiquement sa présence lors d'un banquet réunissant les chefs de diverses religions) est tout simplement géniale. Gotlib, le vrai mentor de Raël, ça a quand même de la gueule.

Raël vit vraisemblablement au Japon, dans une immense maison gracieusement offerte par un de ses fidèles (le docu ne s'attarde pas sur les opérations financières du groupe en Suisse et au Liechtenstein), où il peut tranquillement observer le soleil du lever au coucher, dans son éternel accoutrement d'un blanc immaculé, entouré par ses plus proches fidèles (retenues pour leur beauté intérieure et extérieure, ça tombe bien), distinguées par des plumes de couleurs différentes, en attendant l'arrivée des Elohim, les fameux extra-terrestres. On voit Raël le sportif qui joue à la pétanque, Raël le rhétoricien qui tient tête à des Mormons en leur refilant un de ses propres livrets ("they were not lucky today" dira-t-il juste après, avec un sourire espiègle), Raël la superstar hippie qui interprète quelques-uns de ses morceaux ("we are one with eternity, we are one with infinity", etc.), Raël l'orateur international qui tient une visioconférence au Burkina Faso.

Pour chaque côté moralement détestable (comme par exemple le prosélytisme évident et l'exploitation de la faiblesse de certaines personnes, notamment en Afrique avec la lutte contre l'excision), il y a toujours un autre côté plutôt drôle (le coup de la clitbox, un projet visant à financer la chirurgie réparatrice en invitant à cotiser à chaque orgasme). Yoav Shamir a eu en outre la bonne idée (pas tout à fait exploitée) de questionner un professeur des religions de Berkeley pour savoir quelle attitude adopter et quelles bonnes questions poser, ainsi que de creuser la piste de ce qui resterait de cette croyance après la découverte hypothétique d'un mensonge. L'épisode de l'annonce (évidemment jamais prouvée) du tout premier clonage humain en 2002, à travers Brigitte Boisselier, présidente de la société fantôme Clonaid, et tout l'écho que cet événement a engendré par la suite, en donne une très bonne idée.

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mardi 25 mai 2021

L'Étang d'Appy et le Pic de Girabal

Par une belle journée ensoleillée (et déconfinée) du mois de mai, nous avons enfin rencontré le célèbre cirque de l'étang d'Appy situé sur le versant sud du massif de Tabe, au Sud-Est de Toulouse. Le sentier le plus connu part d'Appy, petit village sur la route de la Corniche, entre Tarascon-sur-Ariège et Ax-les-Thermes. Le joli étang d'Appy situé à 1734 m offre une magnifique vue sur la vallée et le massif de l'Aston.

Le circuit classique est un aller / retour à l'étang avec une randonnée très bien balisée de plus de 8 km et 750 m de dénivelé positif (sentier bien exposé, même début mai, il faisait chaud malgré les névés). Le sentier étant relativement fréquenté (parking plein à craquer à notre arrivée, certes fort tardive, et étang bondé autour de midi), vaillants randonneurs que nous sommes (et surtout morts de faim après un mois de confinement), nous avons rallongé le parcours pour faire une boucle via le col de l'étang d'Appy, le pic puis le col de Girabal. De quoi s’offrir une pause déjeuner au calme, en hauteur, avec une belle vue sur l'étang, le majestueux Pic Saint-Barthélemy (2348 m) et sur l'autre flanc avec la station des Monts d'Olmes. Cet itinéraire bis nous a permis de découvrir un versant plus sauvage avec beaucoup de gros névés, des isards et une flore printanière en plein éveil pour le plaisir des yeux et des narines. Une belle randonnée de 13 km et 1300 m de dénivelé positif dont le point culminant fut le pic de Girabal à 2132 m.

Émilie et Renaud.


N'hésitez pas à cliquer sur les images pour les afficher en plein écran.


INFORMATIONS DIVERSES

Tracé en 3D et dénivelé de la randonnée.
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RANDONNÉE

Ascension dans un massif dégagé, avec au Nord le Pic Saint-Barthélemy et au Sud la chaîne montagneuse encore bien enneigée des Pyrénées.
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Arrivée à l'étang d'Appy, un petit plateau entouré d'un petit cirque, avec une petite tourbière et une petite cabane. La vue est déjà ici pas trop moche.
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En haut du col de l'étang d'Appy, la vue est encore plus belle. Les Pyrénées à l'horizon, le Girabal (pic et col) et le Saint-Barthélemy sur la gauche, à l'Est. Sacré panorama.
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En redescendant par le col du Girabal après avoir gravi le pic du même nom, on est seuls au monde. Les névés rythment la descente au même titre que les rochers. Les narcisses apparaissent parfois, presque aussi timidement que les isards et les gros lézards verts, mouchetés de noir et à la gorge bleue.
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lundi 24 mai 2021

Les Trois Samouraïs hors-la-loi, de Hideo Gosha (1964)

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Connivences et alliances inattendues

Comment ne pas être stupéfait par l'éloquence d'un tel film ? Un premier film, qui plus est, de la part de Hideo Gosha qui trace déjà son chemin avec le même tranchant que le fil d'un katana... Et des katanas qui découpent, il y en a beaucoup dans Les Trois Samouraïs hors-la-loi, le plus souvent dans des accès de violence à la fois brutaux, soudains, et sanglants. Les combats, dans leur immense majorité, ne s'éternisent pas : quand il faut trancher, ça tranche. Et le sang jaillit comme un geyser, un sang poisseux qui tâche et qui colle aux mains autant qu'aux habits. Mise en scène parfaitement élégante pour naviguer entre les différents pôles du récit, que ce soit les scènes de combat, justement, ou bien les séquences plus descriptives dans lesquelles on prend conscience de la misère des uns et de la cruauté des autres. En accompagnement, le découpage par la lumière est vraiment surprenant, une gestion des ombres très maîtrisée qui laisse percer quelques rayons vacillants sur un sabre, un visage, une blessure.

L'union des trois samouraïs du titre se fera très progressivement et lentement. Dans les premiers temps, rien n'est acquis : un premier ronin découvre une femme prisonnière de paysans pouilleux et, après avoir pris connaissance de leurs raisons et de la bonne santé de la femme, plus par défaut que par choix, décide de rester dans le coin, sans s'engager ni dans un sens ni dans l'autre. On aurait pu croire qu'il allait se faire le sauveur classique, mais non, rien de cela. Au contraire : dans la veine du film de Kurosawa très souvent cité, le samouraï prendra la défense des paysans contre le pouvoir aveugle du seigneur local. Mais loin de la configuration des Sept Samouraïs, les paysans ne prendront pas une part active dans la défense de leurs intérêts, terrorisés par la violence de l'institution.

La dynamique de résolution (ou plutôt d'évolution, disons) du conflit, qui oppose initialement trois paysans à leur seigneur, brille par la qualité de son écriture. Le très beau travail sur la constitution de l'atmosphère graphique rejoint en ce sens le très beau travail sur la narration (sauf peut-être le dernier temps fort, un grand bordel avec une grande baston un peu moins percutante, avant d'aborder le duel final), qui développe l'opposition au pouvoir en place en se donnant le temps et les moyens de décrire et de questionner cette remise en question. S'il n'y a pas à mon sens, sur la longueur, la beauté et la pertinence dans le discours du jalon Hara-kiri, la trajectoire du samouraï que propose d'étudier Hideo Gosha reste extrêmement intéressante.

Le constat social est sans appel, mais cela ne l'empêche pas de maintenir un niveau constant de nuance à travers les différentes figures présentées : que ce soit dans la voie de la rédemption ou de l'accomplissement, il y a de la place pour celui qui désire se faire pardonner pour le meurtre d'un paysan, celui qui est poussé à renier son engagement auprès de son maître, et celui qui prendra la défense des plus pauvres — et à cette occasion recevra une grosse punition à coups de bâton, verra la promesse faite par le sous-chef local brisée, etc. Ces trois personnages, animés par des motivations radicalement différentes, structurent la toile d'un récit agréablement complexe, en restant toujours clair et intelligible, sur fond d'exploitation des plus pauvres par ceux qui détiennent le pouvoir (et ceux qui y obéissent), sans qu'on ne soit jamais perdu dans la multitude des intervenants. Le personnage de la fille du seigneur, aussi, apportera une nuance supplémentaire dans la région située entre les deux pôles antagoniques.

Trois samouraïs hors-la-loi œuvre dans la catégorie de ces chanbaras qui en malmènent les codes, en bousculant les règles, en soulignant des connivences qui ne respectent pas de logiques de classe sociale (bien qu'on les ressente souvent, comme notamment lorsque les paysans forcent la fille du puissant à goûter au millet en bouillie peu ragoûtant), selon des préceptes moraux propres à chaque individu. Soit le difficile maintien de l'autorité, d'un coût très élevé, qui se règlera dans la boue, le sang et la poussière.

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mardi 18 mai 2021

Vacances sur ordonnance, de Henry Cass (1950)

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"How do you keep smiling with a stiff upper lip?"

Vacances sur ordonnance est un inclassable du cinéma britannique, un de ces films qui balancent des horreurs sans que le protagoniste ne moufte vraiment et qui tissent de superbes séquences comiques sans qu'on ne voie le moindre début de sourire sur un quelconque visage. Henry Cass est un réalisateur anglais relativement inconnu, mais il est parvenu à extraire toute la sève de son acteur principal en faisant d'Alec Guinness un héros malgré lui, le type de personnage qui précipite une petite révolution sans qu'il ne s'en rende compte. Le genre à ne rien laisser transparaître sur son visage impassible, tandis qu'un docteur lui annonce qu'il est atteint d'une maladie aussi rare que mortelle, qu'il n'a que quelques semaines à vivre, et qu'il ferait mieux de profiter de ses derniers jours. Le genre à lâcher un tonitruant "How do you keep smiling with a stiff upper lip?" (en jouant sur le sens de l'expression anglaise qui caractérise tout le flegme british), l'air de rien, après avoir déclaré "When you come to think of it it's a bit thick isn't it?", l'air hagard, à la personne qui vient de lui annoncer sa mort imminente. Les amateurs du style flegmatique typiquement britannique sauront se délecter de ce festival de retenue, d'euphémismes et de litotes.

Tout part de cette annonce malheureuse. Guinness décide alors de tout plaquer, de dire adieu à son boulot et à son patron : ce dernier s'empressera de proposer une revalorisation de son salaire, allant même jusqu'à le doubler alors qu'il avait toujours refusé la moindre augmentation quand tout allait bien. Il se laisse convaincre par le tailleur du coin d'acheter de beaux costumes (deux pleines valises d'habits ayant appartenu à des célébrités), profitant de la chance du presque mort, il clôture son compte en banque et retire tout son argent (contre l'avis de son banquier qui ne comprend rien à ce qui est en train de se jouer), pour finalement s'envoler vers une station balnéaire européenne chic et finir ses derniers jours dans le confort d'un hôtel luxueux.

Or, le combo attitude désinvolte de l'homme qui se sait condamné + extrême générosité pécuniaire + vêtements d'homme d'affaire très important + valises remplies d'autocollants de tous pays déclenche dans le microcosme aussi fortuné que médisant de l'hôtel un épais mystère. Tout le monde veut savoir qui est ce monsieur Bird, chacun y va de sa supposition. C'est une énigme à résoudre, et les spéculations vont bon train. Dans cette comédie noire extrêmement détachée, Guinness est un acteur de choix pour concentrer toute la tendresse ainsi que toute la férocité de cet entourage. Soudain, un quidam issu du bas peuple se retrouve en plein milieu du zoo de la noblesse sans que personne (ou presque) ne sache quoi que ce soit.

Et bien sûr, alors que toute sa vie fut synonyme de galère, de solitude et de morosité, voilà que défilent devant lui des occasions aussi incroyables que formidables, des relations sentimentales, de la chance au jeu, des propositions professionnelles, le tout en se faisant lui-même un puissant catalyseur de bienveillance et de solidarité. L'ironie de la situation, l'homme devant mourir sous peu, sera bien entendu allègrement soulignée à toutes ces occasions, à la faveur d'un humour noir grinçant. Mais le film insiste bien, tout en finesse, que ce personnage ne fera jamais vraiment partie de ces sphères-là.

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lundi 17 mai 2021

Norma Rae, de Martin Ritt (1979)

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Femme de combats

La filmographie de Martin Ritt est décidément un très bon filon à suivre, comme le montre cet excellent film américain (la précision est importante, étant donné le thème) sur la classe ouvrière, réalisé en fin de carrière, à la fin de la période du Nouvel Hollywood. Un an après le jalon Blue Collar posé par Paul Schrader et focalisé sur les ouvriers d'une usine de voitures de Detroit, un an également après FIST de Norman Jewison qui mettait en scène Sylvester Stallone dans le rôle d'un manutentionnaire de Cleveland à l'origine d'un mouvement syndical, c'est au tour de l'histoire de la syndicaliste Crystal Lee Sutton d'être transcrite à l'écran, sous les traits de l'incroyable et émouvante Sally Field, pour raconter le combat de cette ouvrière de l'industrie du textile en Caroline du Nord aux côtés d'un syndicaliste new-yorkais venu dans le coin pour impulser, non sans résistance, le mouvement. Un trio remarquable du cinéma américain qui tient sur moins de deux ans, à la fin des années 70.

La description de la condition de la femme dans Norma Rae passerait presque avant tout le reste : c'est une femme divorcée, mère de deux enfants, une ouvrière du textile dans une usine qui a vu passer ses parents, probablement ses grands-parents, et qui emploiera sans doute ses enfants. Une industrie dans une petite ville du Sud des États-Unis dont la main d'œuvre est majoritairement féminine, faisant du combat de Norma Rae quelque chose qui progressera de l'individuel au collectif. Tout sauf une exception, en somme. Assez vite dans le film, les conditions de vie de la protagoniste apparaissent comme très difficiles, partagées entre sa vie professionnelle, syndicale, familiale, sentimentale. Elle jongle entre tous les registres et pèse sur tous les tableaux : comme elle est grande gueule, elle ne se laisse pas facilement marcher sur les pieds.

On peut regretter certaines facilités d'écriture, au sens où la progression de l'adhésion syndicale se fait un peu trop facilement en regard du caractère effarouché de Norma Rae. Mais en un sens la dimension vraisemblable (ou non) de cette partie-là importe peu car ce n'est pas vraiment l'objet du film, davantage tourné vers la construction d'un désir, qu'il soit sentimental ou politique. Le contexte social est bien ancré, du côté de la famille comme du côté des relations hiérarchiques au travail — avec tous ses rapports de subordination. Ritt évite toute condescendance, tout manichéisme, il garde à bonne distance les archétypes du genre pour établir des portraits contrastés tout en nuances. Il n'y a pas de héros ici, et l'ouvrière militante tout comme l'intellectuel juif sont dépeint avec toutes leurs faiblesses.

Le travail sur le son est particulièrement notable, aussi, avec le bruit assourdissant qui émane des machines dans l'atelier de tissage : un aperçu des conditions de travail imposées aux ouvriers, mais aussi l'occasion d'une très belle scène (tirée d'un épisode bien réel) lorsque ces mêmes machines seront arrêtées une à une. Un film sur la naissance du syndicalisme dans un petit coin de campagne, en parallèle d'une prise de conscience presque malgré elle chez Norma Rae, avec toute la lenteur du phénomène, tous les obstacles qui se dressent sur son chemin. Dans ces moments-là, particulièrement sobres, Martin Ritt lorgne presque du côté du documentaire : il filme les gestes du travail, les temps de pause, les espaces entre ateliers et bureaux des supérieurs, la devanture de l'usine. Pas de morale, pas de mièvrerie, pas même de sentimentalisme entre les deux protagonistes : seulement une très belle histoire d'amitié entre deux êtres qui correspondaient à l'origine à deux archétypes relativement opposés.

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vendredi 14 mai 2021

Satan (The Penalty), de Wallace Worsley (1920)

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"Laughter burns a cripple like acid."

La filmographie de Lon Chaney, le long d'une trajectoire s'étalant à travers les années 1910 et 1920, avec la consécration du biopic L'Homme aux mille visages de Joseph Pevney retraçant sa carrière en 1957, semble structurer de manière solide tout un pan du cinéma muet tourné vers le thriller et le difforme. Dans Satan (The Penalty) il établit avec force et effroi un rôle qui caractérise son style avec vigueur, quelque part entre l'interprétation très physique et la manifestation d'une âme diabolique. Dans le prolongement de The Miracle Man, il incarne un homme devenu très jeune cul-de-jatte suite à l'inexpérience d'un chirurgien qui l'amputa par erreur des deux jambes (rien que ça), suscitant un choc psychologique tel que sa folie le propulsera au sommet de la pyramide de la pègre locale.

Bon, le scénario comporte quelques zones d'écriture assez grotesques vues d'aujourd'hui, mais à l'échelle du cinéma muet Chaney parvient à composer un rôle de méchant terrifiant et convaincant, le fameux criminel se faisant appeler Blizzard. Un cerveau malfaisant qui rivalise d'ingéniosité pour tisser les mailles d'un réseau de gangsters, comme un avant-consistant de celui qui entourera les différents épisodes du diabolique docteur Mabuse chez Fritz Lang dans les années 20, 30 et 60. Son dossier est quand même très chargé : non seulement il se fait amputer des membres inférieurs pa erreur à l'adolescence, mais en plus il projette de se venger en volant à ce chirurgien incompétent sa femme et... ses jambes, en planifiant de se les faire greffer.

Lon Chaney a vraiment la gueule parfaitement adéquate pour le rôle, au point de servir de modèle à une artiste désirant créer un buste de Satan. Il flotte dans l'atelier de la femme une atmosphère lourde, chargée de tension sexuelle et de terreur mêlées. À ses talents de maquilleur et de costumier, il faut donc ajouter un talent de contorsionniste quand on voit le rôle d'amputé dans lequel il se projette avec force — on imagine la difficulté de nombreuses scènes, avec ses jambes rabattues contre ses cuisses. Sans doute que la douleur qu'il s'infligeait aidait à composer un rôle de grand méchant encore plus hargneux, gorgé de rancune et profondément dégoûté de l'espèce humaine... La dernière bobine est malheureusement la plus ratée, avec un (presque) happy end forcé et baignant dans une morale désobligeante : s'il était méchant, c'est entièrement à cause d'une tumeur au cerveau qu'on lui a retirée (dans son sommeil, au lieu de la greffe de jambes), et il se transforme d'un coup en prince charmant doux et gentil. Mais toute l'imagerie diabolique qui entoure le protagoniste, ces passages secrets actionnés par d'ingénieux mécanismes ou ces rampes d'accès vers des pièces cachées, renverse clairement la balance.

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mercredi 12 mai 2021

L'Incroyable Vérité, de Hal Hartley (1989)

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"The last time I took a drink, I got into a car crash and I killed a girl — That's enough to drive you to drink."

Un film de Hal Hartley est reconnaissable entre mille. Alors que je n'en ai vu que deux en 10 ans, il y a peut-être imposture dans ce qui vient d'être écrit, m'enfin passons. The Unbelievable Truth est en tous cas extrêmement similaire à Trust Me, le film suivant dans sa filmographie, le plus connu et celui qui le fit connaître à l'international : ce ton décalé permanent, cet humour léger et légèrement noir qui définit toutes les relations entre les personnages, et surtout cette romance compliquée entre deux êtres aux existences cabossées qui sera malmenée par tout l'entourage. Robert John Burke, avec son visage impénétrable, ses yeux bleus perçants, son allure de prêtre ("Are you a priest?" lui demandera-t-on sans cesse, comme un running gag), est peut-être encore meilleur dans ce rôle que ce que produira Martin Donovan dans Trust Me. Adrienne Shelly est en revanche fidèle à elle-même, une jeune femme qui découvre l'indépendance mais également les contraintes, les compromis, et tout ce que le monde adulte peut comporter comme sources de coercition.

Un film résolument lent, contemplatif diront certains, en tous cas un film qui prend beaucoup de temps pour poser les situations, avec des personnages assez fortement archétypaux sans pour autant que cela ne vienne constituer un tableau stéréotypé : l'archétype nourrit ici une forme de comique décalé souvent savoureux. Ce n'est plus trop mon truc, mais j'aurais adoré cela il y a 10 ans. The Unbelievable Truth tient presque quelque chose du road movie, dans sa mise en scène de l'errance, dans sa composition d'un couple en fuite (dans l'idée, la fuite du carcan familial, de la ville natale, de sa condition, de l'étiquette collée, etc.). Certaines facilités d'écriture peuvent lasser, comme la révélation (bien évidemment) sur le passé du protagoniste faussement qualifié de mass murderer, avec tous ces personnages barjots, parents, petit ami, ami, ainsi qu'un mécanicien guitariste et un photographe dragueur. Au final, tous voient chez les autres ce qu'ils ont envie de voir.

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mardi 11 mai 2021

La Lettre écarlate, de Victor Sjöström (1926)

scarlet_letter.jpg, mai 2021
Le secret de la scarification sous la soutane

Le cadre dans lequel Victor Sjöström a choisi de développer son récit a subi les assauts répétés du temps et arrive à des yeux contemporains dans une forme un peu trop désuète pour que le mélodrame prenne toute son ampleur. Le village de Nouvelle-Angleterre au milieu du XVIIe siècle, rempli de protestants puritains dignes des représentations caricaturales des quakers, focalise la tension mélodramatique sur des considérations morales un peu excessives : il en faut peu pour choquer un de ces villageois, et paradoxalement, le révérend tombe bien trop facilement sous le charme de la jeune femme — quand bien même il s'agirait de Lilian Gish.

Dans cette charge contre le puritanisme vu comme un élément fondateur de la culture états-unienne, il faudra attendre un certain moment avant de comprendre de quelle "lettre écarlate" éponyme il s'agit : j'attendais une histoire de mots doux, de révélation manuscrite, mais pas du tout, c'est plutôt la lettre A brodée sur le torse de la protagoniste comme une punition, A comme adultère, et on retrouvera cette lettre sur le torse du révérend pénitent, marquée au fer rouge. L'humiliation de la femme adultère est très appuyée dans ce contexte, avec un secret qui sera tu jusqu'à l'ultime séquence, au prix d'une condition de martyr si l'on juge le caractère démesurément hypocrite et archaïque de cette société-là.

Sans trouver l'écho magnifique du mélodrame dans lequel elle jouera 2 ans plus tard (Le Vent), Lilian Gish cristallise toutefois assez efficacement l'oppression morale de son milieu, à la faveur d'un pamphlet assez virulent et d'un récit fondateur, en quelque sorte. La passion d'un côté, l'obscurantisme religieux de l'autre : même si l'étude de mœurs peut faire sourire aujourd'hui, on compte beaucoup de passages marquants en matière de supplices, entre les lourdes pancartes autour du cou et les expositions en place publique avec pieds et mains coincés entre des planches de bois. La révélation finale du A caché sous la soutane, après toutes ces années de soumission, propose aussi une lecture originale de ce renversement moral.

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lundi 10 mai 2021

Le Souffle au cœur, de Louis Malle (1971)

souffle_au_coeur.jpg, avr. 2021
Amoralité

Film insaisissable, à l'échelle de la filmographie de Louis Malle (comprendre : il ne ressemble à aucun autre parmi ceux que j'ai vus pour l'instant) autant que de manière plus générale, sur le thème de l'adolescence, du rapport fusionnel à la mère, et du rapport à la sexualité dans une famille bourgeoise. Le Souffle au cœur est un récit d'apprentissage ouvertement non-conventionnel, qui faisait un pas de 20 ans en arrière à l'époque de sa sortie en 1971 pour plonger dans l'époque de la guerre d'Indochine, tandis qu'on parle de l'héroïsme des soldats français à Diên Biên Phû (qui se battaient à 1 contre 10 à la baïonnette, dit-on). Laurent est le plus jeune enfant d'une famille aisée, le père est gynécologue du genre sévère, la mère italienne arbore une légèreté inconditionnelle (magnifique Lea Massari), et les grands-frères sont là pour veiller au dévergondage précoce.

La structure du film est assez étonnante : une grande partie consacrée à la description de la vie de famille du point de vue de Laurent, ses premiers flirts et frasques (excellente complicité dans la fratrie), puis un voyage forcé en cure avec sa mère suite à la découverte d'un souffle au cœur, qui aboutira à une relation aussi douce qu'incestueuse, sans jamais verser dans la psychologie sulfureuse ou dans l'hypertrophie des sentiments. La conclusion d'un marivaudage très étrange que Malle s'empressera de ne pas condamner moralement. Mieux, il nous laisse avec ça comme bouquet final, et à nous de nous dépatouiller avec.

Il faut en outre rajouter à la rigidité bourgeoise du foyer la rigidité de l'enseignement religieux, une belle collection de moralités de façade — Michael Lonsdale en curé louche est très inquiétant. Pour le jeune enfant, tout s'écroule lorsqu'il découvre l'infidélité de sa mère, moment à partir duquel il développera une jalousie à son encontre. Le film est particulièrement fort pour décrire la relation intime qui se noue entre les deux, la complicité dont ils font preuve, ça en devient troublant. Il décrit la violation d'un tabou en toute tranquillité, comme un rite d'initiation parmi d'autres, comme un accident. L'image qu'il renvoie de la bourgeoisie est assez décalée, sur le plan de la sexualité particulièrement libérée (adultère, masturbations chorales, dépucelage en fratrie, etc.), et sur l'ennui qui conduit presque naturellement à cette errance.

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vendredi 07 mai 2021

The Queen of Versailles, de Lauren Greenfield (2012)

queen_of_versailles.jpg, mai 2021
"Everyone wants to be rich."

Un sujet en or massif. Lauren Greenfield avait initialement conçu The Queen of Versailles comme une sorte de télé-réalité en immersion chez un richissime promoteur immobilier marié à une ex-top model largement siliconée, symbole absolu de la réussite financière dictée par l'American Dream. Le couple et ses enfants vivent au début du documentaire dans une maison de 2500 m², avec 17 salles de bains et un personnel comptant 19 membres, mais aspirent à quelque chose d'encore plus gigantesque : ils envisagent de construire un "petit" Versailles sur une colline artificielle d'Orlando, en Floride, dans des dimensions encore plus délirantes. 8500 m² de surface habitable, 30 salles de bains, et un nombre proportionnel de cuisines, de piscines, de terrasses, et d'escaliers olympiens. Problème : la bulle économique de la crise de 2008 leur éclate au visage et met un sérieux coup d'arrêt à leur projet immobilier pharaonique.

Autant dire que la tournure des événements n'a pas joué en leur faveur, et qu'ils ont déposé plainte à de multiples reprises contre les auteurs et producteurs a posteriori, malgré l'accord passé, sans succès.

C'est un documentaire en deux temps ou presque, avec le faste absolu, l'opulence inimaginable, débouchant sur une crise familiale directement liée à la crise financière. Et on est en plein dans le sujet, puisque David Siegel a construit sa fortune notamment sur le principe de l'immobilier à temps partagé, le timeshare, autour d'un empire industriel représenté par Westgate Resorts et sa horde de commerciaux chauffés à blanc pour qu'ils vendent des appartements hors de prix à des gens écrasés de crédits qui n'en ont pas les moyens. Autrement dit, il s'agit d'un famille milliardaire jetée du jour au lendemain, et ce pendant quelques années, dans la pauvreté des millionnaires. Licenciements à tour de bras et amertume grandissante (chez le mari, principalement) au menu. On n'a aucun mal à croire que ce qui leur arrive représente une catastrophe dramatique à leurs yeux, sans aller jusqu'à dire qu'on peut entrer en empathie avec ces personnages grotesques, mais il n'empêche que c'est très drôle.

Le mari milliardaire marié à une bimbo 30 ans plus jeune que lui disant "I can't see what she sees in me, but we have a great relationship".
La riche maman déchue qui tente péniblement d'expliquer à ses enfants qu'il n'auront plus de jet privé : "the first time I took the boys on a commercial plane, they said Mommy, what are all these people doing on our plane ?".
La conception du bonheur clairement affirmée, sans l'ombre d'un doute : "Everyone wants to be rich. If they can't be rich, the next best thing is to feel rich. And if they don't want to feel rich, then they're probably dead."

Des tirades comme celles-ci, le film en regorge, à côté d'anecdotes plus ou moins drôles, plus ou moins graves, entre la participation de Siegel à la réélection de Bush de manière pas tout à fait légale, son amitié avec les Trump et autres Sarah Palin, les caisses de marbre de Chine qui s'accumulent pour une valeur de 5 millions de dollars, etc. Les domestiques qui vivent dans des chambres de 10 m² alors que le manoir compte des dizaines de suites royales vacantes. Le repas de Noël dans leur maison privée de domestiques qu'ils vivent comme une expérience de pauvres gens miséreux, avec profusion de cadeaux et dégustation de caviar à 2000 dollars, est presque aussi drôle que la maison qu'il retrouvent après leurs déboires financiers, remplie de merdes de chien (il n'y a plus personne d'autre qu'eux pour les ramasser) et d'animaux morts abandonnés dans leurs cages. "Je ne savais même pas qu'on avait un lézard", dit le gamin alors qu'il s'agit d'une énorme bestiole morte déshydratée. On donne 25000 dollars pour Miss America, mais seulement 5000 pour une amie qui ne parviendra pas à rembourser le crédit de sa maison. Et la relation purement professionnelle entre un père et son fils...

The Queen of Versailles illustre à merveille ce rêve américain du toujours plus grand, un idéal perçu comme une évidence, celle de l'émancipation vers un bonheur universel auquel tout le monde aspirerait. Construire la maison la plus grande et la plus onéreuse des États-Unis à coups de centaines de millions de dollars, et finalement engueuler sa femme-trophée pour avoir laissé la lumière allumée et le surcoût engendré sur la facture d'électricité : dans le cadre d'une fiction, une telle trajectoire aurait été jugée excessive et irréaliste sans hésitation.

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