mercredi 02 juin 2021

Le Club des trois, de Tod Browning (1925)

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"Tweedledee: Twenty inches! Twenty years! Twenty pounds! The Twentieth Century Curiosity!"

La lecture de The Unholy Three comme un avant-goût, une annonce 7 ans avant le célèbre Freaks à venir, est bien tentante, et ce au-delà de la seule présence commune d'acteurs aussi marquants que Harry Earles, atteint de nanisme. Ne serait-ce que d'un point de vue purement narratif, avec l'introduction plantant le contexte forain avec des artistes tous plus bizarres les uns que les autres. Tod Browning n'a pas poussé ici l'exercice aussi loin que dans son classique terrifiant, mais on est en 1925 et la proposition est déjà d'une incroyable anormalité dans le paysage cinématographique contemporain.

Quand on y pense : une association de malfaiteurs à la lisière du loufoque, composée d'un nain prénommé Tweedledee ("Tweedledee! Twenty inches! Twenty years! Twenty pounds! The Twentieth Century Curiosity!"), d'un ventriloque et d'un colosse, projette un méfait hallucinant, en trois temps, visant 1) à vendre à des gens fortunés des perroquets via une animalerie, après avoir simulé la parole de l'animal grâce aux talents de ventriloquie du protagoniste, 2) d'attendre que le client se plaigne (forcément, l'oiseau n'a jamais vraiment parlé) pour en profiter et aller repérer les lieux avec le nain déguisé en bébé, pour enfin 3) aller cambrioler la riche demeure en question. On n'en voit pas souvent, des plans comme ça. Qui plus est au milieu des années 1920.

Le nœud dramatique se formera lors du passage à l'acte de la troisième partie du plan, lorsque le ventriloque Echo (interprété par le grand Lon Chaney) apprendra que ses deux comparses ont commis un meurtre lors du cambriolage. Ce n'est pas dans cette partie-là du film, avec le sous-texte mélodramatique centré sur un triangle amoureux qui ne parvient jamais à prendre de véritable ampleur, qu'il réussit à se faire le plus pertinent. Dans le même esprit, la séquence du procès presque entièrement tournée en plans rapprochés peine à lui donner de l'ampleur et à découper l'espace de manière intelligible. Le thème de la ventriloquie dans le contexte du cinéma muet est un peu périlleux, aussi.

En revanche, de nombreuses dispositions viennent compenser cela, à commencer par le personnage de bébé teigneux interprété par Earles, avec notamment cette séquence où il se déguise en bambin au pied d'un sapin de Noël pour tromper un policier, avec casque de pompier sur la tête, jouet dans les mains, simulation de pleurs... tout en oubliant qu'il avait un gros cigare au bec, enlevé in extremis. Le mélange d'horreur et d'humour, selon l'expression du film "That's all there is to life, friends - a little laughter... a little tear...", est une belle singularité. Ajoutons à cela un chimpanzé géant tueur, et on a là une bonne idée du potentiel du Club des trois.

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mardi 01 juin 2021

Cría cuervos, de Carlos Saura (1976)

cria_cuervos.jpg, mai 2021
Élève des corbeaux et ils te crèveront les yeux

Découvrir Cría cuervos relativement tard à l'échelle du parcours non-chronologique de la filmographie de Carlos Saura a l'avantage de permettre la redécouverte plaisante de beaucoup d'éléments de sa période cinématographique durant le franquisme, en rupture totale avec ce qui suivra grosso modo au début des années 80 — Franco meurt en 1975. Il y a la bourgeoisie espagnole, l'évocation des souvenirs d'enfance dans une texture très proustienne, le mélange de réel et d'imaginaire, de passé et de présent, dans une mixture aux contours flous, et plus généralement une ambiance légèrement et volontairement approximative qui trouve un équilibre intéressant entre suggestion et précision.

Et la particularité de ce film, c'est la hauteur du regard, au niveau des yeux d'une enfant, Ana, de 9 ans. La mort règne sur tout le film, avec le deuil difficile de ses parents qui fera exploser beaucoup de ressentiments et de non-dits. Ana refuse le monde des adultes, elle fuit dans l'imagination, en s'inventant une carrure de meurtrière à coup de bicarbonate dans du lait — elle pense avoir tué son père alors qu'il est simplement mort au lit avec son amante, et il en découlera un grand sentiment de culpabilité. Elle s'invente donc son univers, elle fait revivre les morts, de sorte qu'elle retrouve l'amour de sa mère (Géraldine Chaplin). Elle nous parle également depuis un temps futur (ou présent), 20 ans plus tard, avec le recul de l'âge adulte.

Un film qui pue les dernières années du franquisme, avec une fratrie de 3 sœurs orphelines bercées dans un monde fait de secrets et de réminiscences diverses. Le réel et l'imaginaire inondent l'espace tout comme la vie et la mort, entre le bonheur passé avec la mère aimante et la haine persistante du père militaire. Quelques pointes surréalistes, presque fantasmagoriques, caractéristiques de son œuvre, participent à cette ambiance insaisissable. "Cría cuervos y te sacarán los ojos" : élève des corbeaux et ils te crèveront les yeux. Un titre on ne peut plus clair pour annoncer le thème des rapports difficiles entre l'enfance et l'âge adulte, l'incompréhension qui scinde les deux, et les interdits qui minent tout l'espace dans une atmosphère à peine respirable. Et "Porque te vas" en guise de ritournelle sur la tristesse de l'absence.

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dimanche 30 mai 2021

Below Sea Level, de Gianfranco Rosi (2008)

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Un désert, des sans-abris, la Californie

Sujet d'étude ethnologique en or : une communauté de marginaux californiens, perdue au milieu d'un désert au Sud de Los Angeles, à 40 mètres sous le niveau de la mer — un détail qui donne au film son titre. Mais pas n'importe quels marginaux, pas des hippies, pas des néo-ruraux illuminés, pas des naturopathes crudivores hygiénistes : des sans-abris le plus souvent exclus violemment de la société. Dans cette ancienne base militaire désaffectée, il suffit de regarder le visage extrêmement marqué de certains des protagonistes pour comprendre que la vie n'a pas été facile et clémente avec eux.

Gianfranco Rosi, le réalisateur de Fuocoammare ou encore El Sicario, chambre 164, s'est intégré à la communauté sur le temps long (entre 3 et 5 ans, selon les sources) et ça se voit instantanément. Il côtoie très naturellement tous les individus qui peuplent ce microcosme, et donne l'occasion de brosser autant de portraits qui permettent de saisir la personnalité de chacun, avec beaucoup de respect mais sans manières, avec de la place pour l'émotion mais sans misérabilisme. Une chronique centrée sur des gens qui semblent tout droit sortis de la génération liée à la contre-culture du siècle dernier et qui en ont visiblement été expulsés avec violence — en dépit de toute la relativisation dont sont capables certains d'entre eux. Ces gens, perdus dans le sable du désert, entourés de ferraille, de vieux matelas et de morceaux de tôle, abrités dans de vieilles voitures rouillées, prennent des allures d'êtres irréels dans un cadre crépusculaire digne d'un scénario de post-apo. Le film Nomadland de Chloé Zhao, sur un sujet très proche, primé à l'international cette année, peut dégager par contraste un parfum d'artificialité et de tentative d'esthétisation vraiment hors de propos, presque révoltant en comparaison. Un contrepoint intéressant, a minima.

Leur vécu irradie à chacune de leurs interventions, aussi différentes soient-elles. Que ce soit un ancien GI ayant combattu au Vietnam qui a découvert sa féminité sur le tard, un philosophe anarchiste un peu idéaliste, un autre obsédé par les mouches, un autre qui s'occupe d'approvisionner tout le monde en eau ou une ex-docteur qui fait de l'acuponcture à son chien pour le soulager de sa tumeur, ce portrait de l'Amérique évite assez facilement les stéréotypes. Beaucoup de témoignages très émouvants. "Je veux bien vieillir, mais pas avoir l’air vieille… Je ne réalisais pas à quel point c’était facile de m’en sortir avec ce visage. C’est différent maintenant, ça va venir du dedans. Mais dedans, il n’y a rien, sauf ce que je porte sur mon visage : le feu, les brûlures, le vent qui hurle dans ma tête."

Un docu qui brille par son absence de jugement, par sa pudeur, sans pour autant éviter les complications — les effets de la crise économique, la détresse psychologique, les deuils traumatisants — auprès de ces gens qui ont été rejetés loin de l'espace public. Le film jumeau de Hobo, réalisé par John T. Davis en 1992, qui était consacré au symbole très américain des sans-abris vagabonds.

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vendredi 28 mai 2021

Le Blé en herbe, de Claude Autant-Lara (1954)

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Provocation

Claude Autant-Lara n'en était pas à son premier coup de pied dans la ruche morale en 1954 (Fric-Frac en 1939 était déjà doté d'un grand potentiel corrosif et La Traversée de Paris arrivera deux ans après...), puisque Le Diable au corps et L'Auberge rouge étaient déjà sortis respectivement 7 et 3 ans avant, chacun ayant déclenché des remous dans les franges les plus traditionalistes de la vieille France. Et avec Le Blé en herbe, c'est un peu comme s'il affichait fièrement son majeur tendu en l'air à ces gens-là.

Rien de gratuit dans ce film, pour être plus sérieux : la fameuse qualité française est bien là, dans toute sa splendeur (et sans doute dans tout ce qui agaçait Truffaut à l'époque), avec une photo très propre, un montage très propre, des acteurs très propres. Certes, tout est trop propre, trop lisse, mais uniquement sur la forme : car le fond est tout de même bien brûlant. Un adolescent de 16 ans en vacances sur la côte bretonne, avec son amie de toujours qu'il considère comme sa sœur, développe une relation très singulière avec une femme d'âge plutôt mur, quarantaine bien passée. Pour être plus précis : cette femme l'initiera à l'amour charnel, et il profitera de cet apprentissage express pour passer la vitesse supérieure avec son amie. Double amoralité, on ne fait pas semblant. La thématique est en ce sens proche de celle de Cybèle ou les Dimanches de Ville-d'Avray, mais les traitements sont radicalement différents.

Un film vraiment étrange, qui diffuse un malaise bien différent aujourd'hui sans doute, en lien avec l'image beaucoup plus nette de la pédophilie que l'on a aujourd'hui, même si le rapport entre les deux personnages n'est jamais présenté sous une forme de domination ou d'asservissement : on aurait envie d'y voir un rapport amoureux "normal". Des enfants qui semblent totalement laissés à eux-mêmes, les parents n'étant pas présents moralement pour les soutenir dans cette étape transitoire. Étrangement, le garçon sera bien plus entreprenant avec la femme âgée qu'avec la fille plus de son âge — sans doute car on nous l'a présentée comme sa sœur, ou presque, le lien les unissant étant laissé flou pendant un long moment.

Il manque toutefois des acteurs plus crédibles (le protagoniste n'est pas particulièrement éloquent ou naturel, disons), même si on remarque la courte présence de Louis De Funès, et des sentiments plus vigoureux pour que la machine tourne. Un vent provocateur qui est annoncé dès l'introduction, avec la nudité du protagoniste et la colonie de jeunes filles aux regards curieux et gênés.

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jeudi 27 mai 2021

The Prophet and the Space Aliens, de Yoav Shamir (2020)

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Autopop, Brel, Clitbox et Fluide Glacial : les racines de Raël

Tout le monde a déjà entendu parler de Raël et de sa secte, mais rarement peut-on voir le fonctionnement du mouvement et l'organisation de sa pensée autant que de sa hiérarchie à travers le monde de manière aussi claire et apaisée que dans The Prophet and the Space Aliens, un documentaire extrêmement respectueux, drôle et bien construit réalisé par Yoav Shamir. Ce qui fait toute la qualité d'un tel film peut se résumer à une disposition assez simple : on peut être sûr qu'un raélien (voire Raël lui-même) approuvera tout ce qui est dit et montré ici, à une ou deux exceptions près, et dans le même temps, vu de l'extérieur, il permet très clairement de voir tout ce qui cloche, de manière évidente.

Le réalisateur, qui a approché le mouvement de manière naïve et désintéressée dans un premier temps (il fut invité pour y recevoir un prix inventé par Raël sans être au courant), construit son docu de manière très élégante, en alternant les moments très "documentant" et les moments comiques — d'un humour sincère et jamais méprisant, laissant à chacun le soin de se construire son avis. Même lorsqu'il s'entretient avec d'anciennes connaissances de Claude Vorilhon (son vrai nom) dans les années 70, avant tout le délire lié aux extra-terrestres et au clonage, il laisse la place aux détracteurs de ne pas se sentir acculés. Mais tout de même : l'idée que Raël, selon d'anciens potes à lui, du temps où il œuvrait comme chanteur imitant Brel ou comme directeur de publication d'un magazine de sports automobiles "Autopop", se serait inspiré de Fluide Glacial pour certaines de ses "expériences" (typiquement sa présence lors d'un banquet réunissant les chefs de diverses religions) est tout simplement géniale. Gotlib, le vrai mentor de Raël, ça a quand même de la gueule.

Raël vit vraisemblablement au Japon, dans une immense maison gracieusement offerte par un de ses fidèles (le docu ne s'attarde pas sur les opérations financières du groupe en Suisse et au Liechtenstein), où il peut tranquillement observer le soleil du lever au coucher, dans son éternel accoutrement d'un blanc immaculé, entouré par ses plus proches fidèles (retenues pour leur beauté intérieure et extérieure, ça tombe bien), distinguées par des plumes de couleurs différentes, en attendant l'arrivée des Elohim, les fameux extra-terrestres. On voit Raël le sportif qui joue à la pétanque, Raël le rhétoricien qui tient tête à des Mormons en leur refilant un de ses propres livrets ("they were not lucky today" dira-t-il juste après, avec un sourire espiègle), Raël la superstar hippie qui interprète quelques-uns de ses morceaux ("we are one with eternity, we are one with infinity", etc.), Raël l'orateur international qui tient une visioconférence au Burkina Faso.

Pour chaque côté moralement détestable (comme par exemple le prosélytisme évident et l'exploitation de la faiblesse de certaines personnes, notamment en Afrique avec la lutte contre l'excision), il y a toujours un autre côté plutôt drôle (le coup de la clitbox, un projet visant à financer la chirurgie réparatrice en invitant à cotiser à chaque orgasme). Yoav Shamir a eu en outre la bonne idée (pas tout à fait exploitée) de questionner un professeur des religions de Berkeley pour savoir quelle attitude adopter et quelles bonnes questions poser, ainsi que de creuser la piste de ce qui resterait de cette croyance après la découverte hypothétique d'un mensonge. L'épisode de l'annonce (évidemment jamais prouvée) du tout premier clonage humain en 2002, à travers Brigitte Boisselier, présidente de la société fantôme Clonaid, et tout l'écho que cet événement a engendré par la suite, en donne une très bonne idée.

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mardi 25 mai 2021

L'Étang d'Appy et le Pic de Girabal

Par une belle journée ensoleillée (et déconfinée) du mois de mai, nous avons enfin rencontré le célèbre cirque de l'étang d'Appy situé sur le versant sud du massif de Tabe, au Sud-Est de Toulouse. Le sentier le plus connu part d'Appy, petit village sur la route de la Corniche, entre Tarascon-sur-Ariège et Ax-les-Thermes. Le joli étang d'Appy situé à 1734 m offre une magnifique vue sur la vallée et le massif de l'Aston.

Le circuit classique est un aller / retour à l'étang avec une randonnée très bien balisée de plus de 8 km et 750 m de dénivelé positif (sentier bien exposé, même début mai, il faisait chaud malgré les névés). Le sentier étant relativement fréquenté (parking plein à craquer à notre arrivée, certes fort tardive, et étang bondé autour de midi), vaillants randonneurs que nous sommes (et surtout morts de faim après un mois de confinement), nous avons rallongé le parcours pour faire une boucle via le col de l'étang d'Appy, le pic puis le col de Girabal. De quoi s’offrir une pause déjeuner au calme, en hauteur, avec une belle vue sur l'étang, le majestueux Pic Saint-Barthélemy (2348 m) et sur l'autre flanc avec la station des Monts d'Olmes. Cet itinéraire bis nous a permis de découvrir un versant plus sauvage avec beaucoup de gros névés, des isards et une flore printanière en plein éveil pour le plaisir des yeux et des narines. Une belle randonnée de 13 km et 1300 m de dénivelé positif dont le point culminant fut le pic de Girabal à 2132 m.

Émilie et Renaud.


N'hésitez pas à cliquer sur les images pour les afficher en plein écran.


INFORMATIONS DIVERSES

Tracé en 3D et dénivelé de la randonnée.
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RANDONNÉE

Ascension dans un massif dégagé, avec au Nord le Pic Saint-Barthélemy et au Sud la chaîne montagneuse encore bien enneigée des Pyrénées.
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Arrivée à l'étang d'Appy, un petit plateau entouré d'un petit cirque, avec une petite tourbière et une petite cabane. La vue est déjà ici pas trop moche.
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En haut du col de l'étang d'Appy, la vue est encore plus belle. Les Pyrénées à l'horizon, le Girabal (pic et col) et le Saint-Barthélemy sur la gauche, à l'Est. Sacré panorama.
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En redescendant par le col du Girabal après avoir gravi le pic du même nom, on est seuls au monde. Les névés rythment la descente au même titre que les rochers. Les narcisses apparaissent parfois, presque aussi timidement que les isards et les gros lézards verts, mouchetés de noir et à la gorge bleue.
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lundi 24 mai 2021

Les Trois Samouraïs hors-la-loi, de Hideo Gosha (1964)

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Connivences et alliances inattendues

Comment ne pas être stupéfait par l'éloquence d'un tel film ? Un premier film, qui plus est, de la part de Hideo Gosha qui trace déjà son chemin avec le même tranchant que le fil d'un katana... Et des katanas qui découpent, il y en a beaucoup dans Les Trois Samouraïs hors-la-loi, le plus souvent dans des accès de violence à la fois brutaux, soudains, et sanglants. Les combats, dans leur immense majorité, ne s'éternisent pas : quand il faut trancher, ça tranche. Et le sang jaillit comme un geyser, un sang poisseux qui tâche et qui colle aux mains autant qu'aux habits. Mise en scène parfaitement élégante pour naviguer entre les différents pôles du récit, que ce soit les scènes de combat, justement, ou bien les séquences plus descriptives dans lesquelles on prend conscience de la misère des uns et de la cruauté des autres. En accompagnement, le découpage par la lumière est vraiment surprenant, une gestion des ombres très maîtrisée qui laisse percer quelques rayons vacillants sur un sabre, un visage, une blessure.

L'union des trois samouraïs du titre se fera très progressivement et lentement. Dans les premiers temps, rien n'est acquis : un premier ronin découvre une femme prisonnière de paysans pouilleux et, après avoir pris connaissance de leurs raisons et de la bonne santé de la femme, plus par défaut que par choix, décide de rester dans le coin, sans s'engager ni dans un sens ni dans l'autre. On aurait pu croire qu'il allait se faire le sauveur classique, mais non, rien de cela. Au contraire : dans la veine du film de Kurosawa très souvent cité, le samouraï prendra la défense des paysans contre le pouvoir aveugle du seigneur local. Mais loin de la configuration des Sept Samouraïs, les paysans ne prendront pas une part active dans la défense de leurs intérêts, terrorisés par la violence de l'institution.

La dynamique de résolution (ou plutôt d'évolution, disons) du conflit, qui oppose initialement trois paysans à leur seigneur, brille par la qualité de son écriture. Le très beau travail sur la constitution de l'atmosphère graphique rejoint en ce sens le très beau travail sur la narration (sauf peut-être le dernier temps fort, un grand bordel avec une grande baston un peu moins percutante, avant d'aborder le duel final), qui développe l'opposition au pouvoir en place en se donnant le temps et les moyens de décrire et de questionner cette remise en question. S'il n'y a pas à mon sens, sur la longueur, la beauté et la pertinence dans le discours du jalon Hara-kiri, la trajectoire du samouraï que propose d'étudier Hideo Gosha reste extrêmement intéressante.

Le constat social est sans appel, mais cela ne l'empêche pas de maintenir un niveau constant de nuance à travers les différentes figures présentées : que ce soit dans la voie de la rédemption ou de l'accomplissement, il y a de la place pour celui qui désire se faire pardonner pour le meurtre d'un paysan, celui qui est poussé à renier son engagement auprès de son maître, et celui qui prendra la défense des plus pauvres — et à cette occasion recevra une grosse punition à coups de bâton, verra la promesse faite par le sous-chef local brisée, etc. Ces trois personnages, animés par des motivations radicalement différentes, structurent la toile d'un récit agréablement complexe, en restant toujours clair et intelligible, sur fond d'exploitation des plus pauvres par ceux qui détiennent le pouvoir (et ceux qui y obéissent), sans qu'on ne soit jamais perdu dans la multitude des intervenants. Le personnage de la fille du seigneur, aussi, apportera une nuance supplémentaire dans la région située entre les deux pôles antagoniques.

Trois samouraïs hors-la-loi œuvre dans la catégorie de ces chanbaras qui en malmènent les codes, en bousculant les règles, en soulignant des connivences qui ne respectent pas de logiques de classe sociale (bien qu'on les ressente souvent, comme notamment lorsque les paysans forcent la fille du puissant à goûter au millet en bouillie peu ragoûtant), selon des préceptes moraux propres à chaque individu. Soit le difficile maintien de l'autorité, d'un coût très élevé, qui se règlera dans la boue, le sang et la poussière.

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mardi 18 mai 2021

Vacances sur ordonnance, de Henry Cass (1950)

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"How do you keep smiling with a stiff upper lip?"

Vacances sur ordonnance est un inclassable du cinéma britannique, un de ces films qui balancent des horreurs sans que le protagoniste ne moufte vraiment et qui tissent de superbes séquences comiques sans qu'on ne voie le moindre début de sourire sur un quelconque visage. Henry Cass est un réalisateur anglais relativement inconnu, mais il est parvenu à extraire toute la sève de son acteur principal en faisant d'Alec Guinness un héros malgré lui, le type de personnage qui précipite une petite révolution sans qu'il ne s'en rende compte. Le genre à ne rien laisser transparaître sur son visage impassible, tandis qu'un docteur lui annonce qu'il est atteint d'une maladie aussi rare que mortelle, qu'il n'a que quelques semaines à vivre, et qu'il ferait mieux de profiter de ses derniers jours. Le genre à lâcher un tonitruant "How do you keep smiling with a stiff upper lip?" (en jouant sur le sens de l'expression anglaise qui caractérise tout le flegme british), l'air de rien, après avoir déclaré "When you come to think of it it's a bit thick isn't it?", l'air hagard, à la personne qui vient de lui annoncer sa mort imminente. Les amateurs du style flegmatique typiquement britannique sauront se délecter de ce festival de retenue, d'euphémismes et de litotes.

Tout part de cette annonce malheureuse. Guinness décide alors de tout plaquer, de dire adieu à son boulot et à son patron : ce dernier s'empressera de proposer une revalorisation de son salaire, allant même jusqu'à le doubler alors qu'il avait toujours refusé la moindre augmentation quand tout allait bien. Il se laisse convaincre par le tailleur du coin d'acheter de beaux costumes (deux pleines valises d'habits ayant appartenu à des célébrités), profitant de la chance du presque mort, il clôture son compte en banque et retire tout son argent (contre l'avis de son banquier qui ne comprend rien à ce qui est en train de se jouer), pour finalement s'envoler vers une station balnéaire européenne chic et finir ses derniers jours dans le confort d'un hôtel luxueux.

Or, le combo attitude désinvolte de l'homme qui se sait condamné + extrême générosité pécuniaire + vêtements d'homme d'affaire très important + valises remplies d'autocollants de tous pays déclenche dans le microcosme aussi fortuné que médisant de l'hôtel un épais mystère. Tout le monde veut savoir qui est ce monsieur Bird, chacun y va de sa supposition. C'est une énigme à résoudre, et les spéculations vont bon train. Dans cette comédie noire extrêmement détachée, Guinness est un acteur de choix pour concentrer toute la tendresse ainsi que toute la férocité de cet entourage. Soudain, un quidam issu du bas peuple se retrouve en plein milieu du zoo de la noblesse sans que personne (ou presque) ne sache quoi que ce soit.

Et bien sûr, alors que toute sa vie fut synonyme de galère, de solitude et de morosité, voilà que défilent devant lui des occasions aussi incroyables que formidables, des relations sentimentales, de la chance au jeu, des propositions professionnelles, le tout en se faisant lui-même un puissant catalyseur de bienveillance et de solidarité. L'ironie de la situation, l'homme devant mourir sous peu, sera bien entendu allègrement soulignée à toutes ces occasions, à la faveur d'un humour noir grinçant. Mais le film insiste bien, tout en finesse, que ce personnage ne fera jamais vraiment partie de ces sphères-là.

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lundi 17 mai 2021

Norma Rae, de Martin Ritt (1979)

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Femme de combats

La filmographie de Martin Ritt est décidément un très bon filon à suivre, comme le montre cet excellent film américain (la précision est importante, étant donné le thème) sur la classe ouvrière, réalisé en fin de carrière, à la fin de la période du Nouvel Hollywood. Un an après le jalon Blue Collar posé par Paul Schrader et focalisé sur les ouvriers d'une usine de voitures de Detroit, un an également après FIST de Norman Jewison qui mettait en scène Sylvester Stallone dans le rôle d'un manutentionnaire de Cleveland à l'origine d'un mouvement syndical, c'est au tour de l'histoire de la syndicaliste Crystal Lee Sutton d'être transcrite à l'écran, sous les traits de l'incroyable et émouvante Sally Field, pour raconter le combat de cette ouvrière de l'industrie du textile en Caroline du Nord aux côtés d'un syndicaliste new-yorkais venu dans le coin pour impulser, non sans résistance, le mouvement. Un trio remarquable du cinéma américain qui tient sur moins de deux ans, à la fin des années 70.

La description de la condition de la femme dans Norma Rae passerait presque avant tout le reste : c'est une femme divorcée, mère de deux enfants, une ouvrière du textile dans une usine qui a vu passer ses parents, probablement ses grands-parents, et qui emploiera sans doute ses enfants. Une industrie dans une petite ville du Sud des États-Unis dont la main d'œuvre est majoritairement féminine, faisant du combat de Norma Rae quelque chose qui progressera de l'individuel au collectif. Tout sauf une exception, en somme. Assez vite dans le film, les conditions de vie de la protagoniste apparaissent comme très difficiles, partagées entre sa vie professionnelle, syndicale, familiale, sentimentale. Elle jongle entre tous les registres et pèse sur tous les tableaux : comme elle est grande gueule, elle ne se laisse pas facilement marcher sur les pieds.

On peut regretter certaines facilités d'écriture, au sens où la progression de l'adhésion syndicale se fait un peu trop facilement en regard du caractère effarouché de Norma Rae. Mais en un sens la dimension vraisemblable (ou non) de cette partie-là importe peu car ce n'est pas vraiment l'objet du film, davantage tourné vers la construction d'un désir, qu'il soit sentimental ou politique. Le contexte social est bien ancré, du côté de la famille comme du côté des relations hiérarchiques au travail — avec tous ses rapports de subordination. Ritt évite toute condescendance, tout manichéisme, il garde à bonne distance les archétypes du genre pour établir des portraits contrastés tout en nuances. Il n'y a pas de héros ici, et l'ouvrière militante tout comme l'intellectuel juif sont dépeint avec toutes leurs faiblesses.

Le travail sur le son est particulièrement notable, aussi, avec le bruit assourdissant qui émane des machines dans l'atelier de tissage : un aperçu des conditions de travail imposées aux ouvriers, mais aussi l'occasion d'une très belle scène (tirée d'un épisode bien réel) lorsque ces mêmes machines seront arrêtées une à une. Un film sur la naissance du syndicalisme dans un petit coin de campagne, en parallèle d'une prise de conscience presque malgré elle chez Norma Rae, avec toute la lenteur du phénomène, tous les obstacles qui se dressent sur son chemin. Dans ces moments-là, particulièrement sobres, Martin Ritt lorgne presque du côté du documentaire : il filme les gestes du travail, les temps de pause, les espaces entre ateliers et bureaux des supérieurs, la devanture de l'usine. Pas de morale, pas de mièvrerie, pas même de sentimentalisme entre les deux protagonistes : seulement une très belle histoire d'amitié entre deux êtres qui correspondaient à l'origine à deux archétypes relativement opposés.

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vendredi 14 mai 2021

Satan (The Penalty), de Wallace Worsley (1920)

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"Laughter burns a cripple like acid."

La filmographie de Lon Chaney, le long d'une trajectoire s'étalant à travers les années 1910 et 1920, avec la consécration du biopic L'Homme aux mille visages de Joseph Pevney retraçant sa carrière en 1957, semble structurer de manière solide tout un pan du cinéma muet tourné vers le thriller et le difforme. Dans Satan (The Penalty) il établit avec force et effroi un rôle qui caractérise son style avec vigueur, quelque part entre l'interprétation très physique et la manifestation d'une âme diabolique. Dans le prolongement de The Miracle Man, il incarne un homme devenu très jeune cul-de-jatte suite à l'inexpérience d'un chirurgien qui l'amputa par erreur des deux jambes (rien que ça), suscitant un choc psychologique tel que sa folie le propulsera au sommet de la pyramide de la pègre locale.

Bon, le scénario comporte quelques zones d'écriture assez grotesques vues d'aujourd'hui, mais à l'échelle du cinéma muet Chaney parvient à composer un rôle de méchant terrifiant et convaincant, le fameux criminel se faisant appeler Blizzard. Un cerveau malfaisant qui rivalise d'ingéniosité pour tisser les mailles d'un réseau de gangsters, comme un avant-consistant de celui qui entourera les différents épisodes du diabolique docteur Mabuse chez Fritz Lang dans les années 20, 30 et 60. Son dossier est quand même très chargé : non seulement il se fait amputer des membres inférieurs pa erreur à l'adolescence, mais en plus il projette de se venger en volant à ce chirurgien incompétent sa femme et... ses jambes, en planifiant de se les faire greffer.

Lon Chaney a vraiment la gueule parfaitement adéquate pour le rôle, au point de servir de modèle à une artiste désirant créer un buste de Satan. Il flotte dans l'atelier de la femme une atmosphère lourde, chargée de tension sexuelle et de terreur mêlées. À ses talents de maquilleur et de costumier, il faut donc ajouter un talent de contorsionniste quand on voit le rôle d'amputé dans lequel il se projette avec force — on imagine la difficulté de nombreuses scènes, avec ses jambes rabattues contre ses cuisses. Sans doute que la douleur qu'il s'infligeait aidait à composer un rôle de grand méchant encore plus hargneux, gorgé de rancune et profondément dégoûté de l'espèce humaine... La dernière bobine est malheureusement la plus ratée, avec un (presque) happy end forcé et baignant dans une morale désobligeante : s'il était méchant, c'est entièrement à cause d'une tumeur au cerveau qu'on lui a retirée (dans son sommeil, au lieu de la greffe de jambes), et il se transforme d'un coup en prince charmant doux et gentil. Mais toute l'imagerie diabolique qui entoure le protagoniste, ces passages secrets actionnés par d'ingénieux mécanismes ou ces rampes d'accès vers des pièces cachées, renverse clairement la balance.

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