vendredi 03 février 2023

Tár, de Todd Field (2022)

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"Don't be so eager to be offended. The narcissism of small differences leads to the most boring kind of conformity."

Elles sont rares les fictions du XXIe siècle à se faire aussi ambitieuses, originales, mystérieuses, et insaisissables sans pour autant être inregardables ou désagréables. À réussir à compenser leurs inévitables maladresses par autre chose. La réussite d'un tel film est à mes yeux multiple : d'abord, Cate Blanchett, évidemment, elle crève l'écran et le monopolise pendant près de trois heures, et il faut dire qu'elle gère extrêmement bien ce rôle de cheffe d'orchestre allemande. Le portrait qu'elle dessine est délicieux, riche, plein de zones d'ombre, morcelé en part explicites et inconscientes, difficile à cerner dans ses évolutions saccadées. Il y aussi la description d'une personne hautement singulière, une artiste au sommet de sa carrière et de son art, disposant de latitudes extrêmement larges qui lui sont concédées précisément parce qu'elle est un peu une étoile céleste. Et c'est un point fort du film de Todd Field, comment dans une longue première partie on ne peut que constater ce sentiment de domination à tous les niveaux, décomplexé, lié à une supériorité intellectuelle écrasante et très consciente. Tant que tous les engrenages sont bien huilés, tant que l'entourage cautionne bon nombre de manifestations d'impertinence arrogante et blessante, on tolère pas mal d'écarts, de conduites autoritaires, d'abus de pouvoir. Mais cela ne dure qu'un temps.

Le film adopte la dynamique du rise and fall un peu classique, mais il n'empêche, la trajectoire de Lydia Tár est aussi captivante qu'étincelante. J'ai beaucoup aimé la toile de fond de l'artiste dans son univers, dans un microcosme très stimulant, privilégié, préoccupée par son prochain livre et sa symphonie de Mahler en préparation avec sa flopée de musiciens qu'elle gère de manière autocratique (elle dira bien "ce n'est pas une démocratie"). Tár est excellent quand il fait émerger des sentiments contradictoires au moment où la carrière de la cheffe d'orchestre commence à se désagréger, faisant peu à peu amplifier la nausée de ses comportements déplacés. On passe du rire magnanime à la gêne confuse. La pression qu'elle exerce sur son entourage, autant que sa domination intellectuelle (et son name dropping, aussi, par moments) comme arme de pouvoir, prendront une toute autre couleur une fois passée de l'autre côté de la reconnaissance.

Quelques passages ratés, forcément, à l'image de l'irruption de Lydia en plein concert pour illustrer à gros traits sa rage contre un chef d'orchestre concurrent.

C'est bien sûr un film un peu élitiste, qui ne ménage pas son côté intellectuel, sans doute prétentieux sous certains aspects, et donc hermétique — il faut réussir à passer la première heure, grossièrement. Mais c'est aussi un film qui aborde une grande quantité de thèmes que je trouve passionnants, les dérives du pouvoir, l'absolutisme du génie, la confrontation entre les mondes (ancien et moderne, classe favorisée et classe moyenne), l'angoisse de la vieillesse et la misère sentimentale qui peut advenir, les étincelles provoquées par la rencontre entre le savoir ancien, massif, intimidant, et l'immédiateté des réseaux sociaux joints aux préoccupations sociales urgentes, ou encore la place délicate de l'art comme culte de la performance dans un système égalitaire. Le film arbore en plus de cela des aspects comiques (parfois tragiques, comme l'échange hilarant entre Blanchett et ses voisins de palier qui trouvent qu'elle fait du bruit et que cela nuit aux visites alors qu'elle pensait qu'ils voulaient la congratuler comme elle en a trop l'habitude) et d'autres très oniriques ou étranges (cauchemars, présence répétée de la femme rousse, final dans un pays asiatique) qui en font une curiosité très recommandable. Un film insaisissable, rempli de recoins à explorer.

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jeudi 02 février 2023

Thérèse Desqueyroux, de Georges Franju (1962)

therese_desqueyroux.jpg, janv. 2023
Combat de la séquestration contre l'empoisonnement

Cette première adaptation du François Mauriac est glaciale de bout en bout, principalement au travers de l'interprétation de Emmanuelle Riva, comme étrangère à son propre corps, et de la mise en scène de Georges Franju, qui recouvre le tout d'une tonalité morne au dernier degré. C'est autant sa force que sa faiblesse, car d'un côté l'histoire de cette femme prisonnière de sa condition trouve là un support très approprié à sa décadence, mais d'un autre le visionnage se révèle hautement éprouvant au travers de sa redoutable monotonie. Largement au-dessus de la version de Claude Miller en tous cas, même si cette dernière ne m'avait pas laissé un souvenir trop dégradant.

La structure non-linéaire est perturbante dans un premier temps, mais la narration stabilise rapidement l'ensemble et compartimente l'action en deux grandes étapes : ce qui précède le procès pour tentative d'homicide, et ce qui suivra après le non-lieu dont elle a bénéficié grâce au faux témoignage de son mari. Le procès est d'ailleurs un non-événement total dans Thérèse Desqueyroux. Le film très littéraire (via la voix off omniprésente entre autres) se fait parfois un peu plombant avec son ambiance mortifère, mais le jeu de Riva aide grandement à rendre le déroulement hypnotisant, ses agissements autour des gouttes d'arsenic (on se croirait chez Hitchcock) allant de pair avec son caractère monolithique.

Le gros du contenu, c'est aussi le faux témoignage du personnage de Philippe Noiret, préférant cela à une réputation salie. Il y avait là un potentiel immense, à démontrer la vanité de la bourgeoisie provinciale, avec l'austérité absolue des intérieurs cossus animés par les domestiques, un milieu étouffant par définition. Mais bizarrement, je n'ai pas été convaincu par l'interprétation de Noiret, qui ne va pas bien avec la dimension déclamatoire et hiératique de sa femme. C'est vraiment le combat d'une séquestration contre un empoisonnement, avec des coupables à de nombreux niveaux. Peut-être que le film aurait gagné à être plus resserré, mais la libération finale en écho aux palombes du début est magnifique.

img1.jpg, janv. 2023 img2.jpg, janv. 2023

mardi 31 janvier 2023

125, rue Montmartre, de Gilles Grangier (1959)

125_rue_montmartre.jpg, janv. 2023
"Pour moi y a qu'une chose de sérieux dans la vie, c'est l'heure des repas."

Avec Lino Ventura dans le rôle principal et Michel Audiard aux dialogues, il ne faut pas se poser trop de questions : si on peut facilement dénombrer pas mal de ratages chacun dans leur coin, la combinaison des deux personnalités doit presque nécessairement déboucher sur un noir des années 50 de grande qualité. Sans surprise, 125, rue Montmartre est une plongée délicieuse dans le Paris de l'époque, dans l'univers des vendeurs de journaux à la criée et dans les magouilles de première catégorie.

Je trouve Lino Ventura toujours aussi impressionnant quand les rôles sont taillés sur mesure pour lui, il incarne une solide continuité de ce que Jean Gabin a pu produire dans les décennies qui ont précédé — sans oublier que le même Grangier le mettait dans la peau d'un clochard anar l'année avant, en 1958, dans le tout aussi réjouissant Archimède le clochard. Ventura dispose dans ces conditions d'un capital crédibilité tout aussi imposant (il a même participé au peaufinage du scénario), presque instantanément vraisemblable dans ces rôles de travailleurs des temps anciens, ou encore dans celui d'un taxi dans l'excellent Un témoin dans la ville de Molinaro (1959 également).

Quand bien même on se douterait qu'il y a quelque chose de louche dans cette tentative de suicide inaugurale, provoquant la rencontre d'un certain Didier avec son sauveur, avec tout le grand déballage qui s'ensuit au sujet de manigances familiales, la présence de Lino adoucit tous les angles un peu trop rugueux. Il y a derrière tout cela un soin particulier dans la description des milieux sociaux et dans la constitution des atmosphères que les critiques virulentes de Truffaut de l'époque (la fameuse "qualité française" contre laquelle s'est érigée la Nouvelle Vague) ne saurait amoindrir, avec le recul. Le film n'a aucune vocation documentaire et pourtant, le quotidien des vendeurs de journaux à la sauvette entre le siège et les coins de rues participent à un réalisme génial. La seconde partie de type "Cluedo" dès que le personnage de Jean Desailly apparaît est forcément moins intéressante dans mon référentiel, plus convenue, mais elle permet à Lino Ventura, l'innocent bourru et accusé, de faire un dernier joli tour de piste. On peut très facilement se laisser bercer par des tirades du genre "Pour moi y a qu'une chose de sérieux dans la vie, c'est l'heure des repas et puis de temps en temps la bagatelle, mais à condition de pas se foutre à la flotte pour ça."

img1.jpg, janv. 2023 img2.jpg, janv. 2023 img3.jpg, janv. 2023 img4.jpg, janv. 2023

vendredi 27 janvier 2023

Emily the Criminal, de John Patton Ford (2022)

emily_the_criminal.jpg, janv. 2023
Engrenages

Je ne sais pas si on peut classer Emily the Criminal dans la série B, mais en tous cas le film correspond admirablement bien à ces œuvres détachées de toute ambition démesurée, traçant sa voie avec application, sans trop d'étincelles et sans trop d'embûches. La recette est souvent simple, mais son exécution relève d'un savoir-faire qui allie délicatesse et audace, pour un résultat agréable, fluide, sans anicroche majeure. On pourrait résumer cela à des auteurs qui ont choisi des acteurs et des actrices pas demeurés, qui ont travaillé avec des scénaristes ayant un minimum de respect pour les gens à qui ils proposent leur film, et qui mettent tout ça en forme de manière pas trop sale. Quand il y a en plus un bonus thématique (ici le contexte social dans lequel Emily galère), on est à deux doigts de la panacée. En me relisant, on dirait vraiment que j'en suis à me contenter de pas grand-chose, d'un alignement de petites planètes purement techniques... Mais au fond, tout cela a l'air bien simple.

Tout ça pour dire, une fois ces précautions prises, que la façon qu'à Emily de se retrouver engagée dans un réseau d'arnaque à la carte de crédit est très bien exécutée, c'est progressif, crédible, sans incohérence notable. J'ai en outre beaucoup apprécié la présence de Aubrey Plaza, elle incarne une femme dotée d'un sens de la débrouille assez singulier, pas du genre à se laisser marcher sur les pieds, capable de détecter une situation minable assez tôt et de le faire savoir vertement. J'aime beaucoup ce portrait de femme, qui est capable de développer son propre modèle de force sans se calquer sur les modèles masculins classiques. À côté d'elle, Theo Rossi est également un très bon personnage secondaire, bien écrit, avec ses zones d'incertitudes qui le rendent très naturel et crédible, au creux d'une relation jamais trop lisible avec la protagoniste.

Cela étant, John Patton Ford verse un peu trop dans la surenchère contextuelle pour insister sur le fait qu'Emily se retrouve dans la merde car elle ne pouvait vraiment pas faire autrement — son employeur est un connard, les opportunités professionnelles sont minables, elle doit rembourser un prêt étudiant, elle a un casier judiciaire qui revient sans arrêt pointer le bout de son nez aux moments inopportuns, etc. On joue quelque peu à la limite de l'excès à ce niveau, sans jamais verser dans l'invraisemblable au demeurant. En revanche, tout le film est entièrement gouverné par un sens du suspense assez incroyable, on ne sait jamais dans quelle direction on va s'engager, participant ainsi à un climat de tension fort appréciable. Très agréable surprise en matière de petit film en dehors des sentiers battus.

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jeudi 26 janvier 2023

La Guerre des espions, de Masahiro Shinoda (1965)

guerre_des_espions.jpg, déc. 2022
"Poursuivre sa vie n'est pas toujours une chose agréable."

La Guerre des espions est un chanbara comme je les adore, alliant contexte historique précis (au lendemain de l'importante bataille de Sekigahara, qui a marqué le début de l'époque d'Edo à l'orée du XVIIe siècle, surnommée aujourd'hui "la bataille qui décida de l'avenir du pays" et considérée comme le début non-officiel du shogunat Tokugawa, le dernier à avoir contrôlé le Japon), allusion à l'époque contemporaine (Masahiro Shinoda réalise le film en 1965 et les références à la Guerre Froide peuvent être vues à peu près partout, selon un point de vue de non-aligné), intrigue retorse (bon courage pour comprendre l'intégralité des sous-intrigues au sein de ce réseau dense d'espionnage et de trahison, j'ai dû m'y reprendre à trois fois personnellement, mais sans que le plaisir de visionnage ne soit à aucun moment gâché), et empreinte graphique délicieuse (on pourrait presque considérer chaque plan du film et admirer la composition, le cadre, les jeux de lumière, les angles débullés, les mouvements de caméra, les déplacements des personnages, le contraste du noir et blanc qui rend le sang ténébreux, les ralentis classieux lors des combats, etc.). Même le travail au niveau du son est extrêmement immersif, avec d'un côté des séquences silencieuses lors des phases d'infiltration avec des ninjas qui sautent de toit en toit sans un bruit, et de l'autre des percussions boisées légèrement angoissantes pendant certains affrontements clés.

L'introduction en voix off est assez consistante mais elle pose très clairement le cadre du récit, alors que les clans Toyotomi et Tokugawa sont sur le point de s'affronter à nouveau 14 ans après la fameuse bataille de Sekigahara en 1600. Toute l'histoire est racontée du point de vue de Sasuke, un samouraï espion à la solde d'un troisième clan neutre dans le principal conflit. Suite à deux meurtres impliquant les différentes parties dans lesquels il se trouve mêlé malgré lui, sa neutralité est mise à rude épreuve entre l'enquête à mener et sa peau à sauver. Le conflit entre différentes factions sera à la fois sanglant, fractionné, et particulièrement abstrus.

Même si les détails de l'intrigue politique restent sans doute inaccessibles pour le commun des mortels (en dehors des fins connaisseurs de l'histoire du Japon je suppose), cela n'empêche en rien d'apprécier les nombreux rebondissements qui rythment le film et la mise en scène tranchante comme un katana. Pour le dire autrement, on est totalement paumé (comme le protagoniste, un peu moins sans doute) dans cette intrigue tortueuse où tout le monde espionne, trahit et trucide tout le monde, ou presque. Ce n'est manifestement pas un hasard si de nombreuses séquences s'illustrent par leur obscurité ou par la brume qui envahit l'écran, et si les faux-semblants sont légion — à l'image du samouraï caché sous d'épais tissus blancs pour dissimuler sa lèpre.

Ce bordel scénaristique, excessif dans sa densité et dans son chaos, ne trouvera grâce qu'aux yeux de ceux qui sauront se satisfaire de la stylisation à outrance et se délecter des scènes de combat très peu nombreuses mais extrêmement bien mises en valeur. Elles baignent dans une forme d'abstraction qui en rebutera certains, c'est sûr, mais ce minimalisme très expressif aura à titre personnel été une vraie sucrerie. L'impression que tout est parfaitement millimétré, entre les ninjas faisant preuve d'une détente surhumaine et les sabres qui font rigoureusement pleuvoir des morts à chaque coup. À ranger non loin du très beau film de Satsuo Yamamoto sorti quelques années auparavant, Le Secret du ninja.

img1.jpg, déc. 2022 img2.jpg, déc. 2022 img3.jpg, déc. 2022 img4.jpg, déc. 2022 img5.jpg, déc. 2022 img6.jpg, déc. 2022 img7.jpg, déc. 2022 img8.jpg, déc. 2022

mercredi 25 janvier 2023

Katie Tippel, de Paul Verhoeven (1975)

katie_tippel.jpg, janv. 2023
Le propre et le sale

La période hollandaise de Verhoeven est quand même un moment particulier de l'histoire de la cinéphilie, et Katie Tippel s'y insère parfaitement après Turkish Délices et dans une filiation très naturelle avec Spetters. Le style se reconnaît tout de suite, dans la crasse de l'univers de pauvres et de caniveaux, dans les thématiques brassées comme la sexualité abordée de manière crue ou encore les quêtes émancipatrices de figures féminines particulièrement marquantes. C'est à la fois très attendu au sein de sa filmographie, et dans le même temps entièrement appréciable, jamais décevant. Beaucoup d'approximations, de passages un peu trop bourrins, de facilités et de gros sabots, mais cela n'altère en rien le reste de la charge. Le pavé me paraît intact malgré toutes les faiblesses qu'on peut facilement identifier.

Le décor est posé d'emblée, comme à son habitude, par le voyage en bateau d'une famille miséreuse du XIXème siècle partie s'installer dans les faubourgs miteux d'Amsterdam. Les conditions de vie sont déplorables, la grande sœur se prostitue pour subvenir aux besoins de la famille, les vieux vicelards sont un peu partout, mais étonnamment tout cela n'enferme pas le film dans la caricature stérile et prévisible : c'est en grande partie dû au fait que Verhoeven parsème son film de moments qui désamorcent cette triste misère, au travers du comportement de l'héroïne (excellente Monique van de Ven), une jeune femme au fort tempérament qui ne se laisse pas marcher dessus, avec ses sursauts puissants de vie, ses aspirations qu'elle ne renie pas le moins du monde, et sa gouaille caractéristique, prête à envoyer chier qui ne la respecte pas. Verhoeven c'est quand même le gars capable d'insérer un plan de bite en ombres chinoises (symbole d'un violeur en puissance à ce moment-là du film) sur un mur où une femme s'amusait à faire de jolis animaux... Et ça passe très bien.

En plongeant dans les bas-fonds hollandais de l'époque, en faisant subir à l'héroïne la fange des conditions de travail sordides (la laverie, le magasin de chapeaux, le bordel, mais aussi le sanatorium), le discours s'articule autant autour d'une féminité bafouée prête à se venger que du pouvoir corrupteur de l'argent — comme en témoigne tout ce qui a trait à sa relation avec le personnage de Rutger Hauer. On retrouvera d'ailleurs ce même schéma dans Showgirls 20 ans plus tard, aux États-Unis. La survie passe par une phase d'avilissement, et le personnage de Katie est parfait pour mettre en contraste sa beauté, sous ses traits blonds et juvéniles, avec la saleté qui l'entoure. Pas du genre à se laisser faire malgré les outrages nombreux. Quelques séquences semblent sorties de nulle-part, comme la manifestation écrasée par la police, mais l'hypocrisie mondaine (le corps du pauvre est littéralement et métaphoriquement ausculté par le bourgeois) est abordée d'une manière satirique très convaincante. On pourra regretter une fin quelque peu abrupte, mais Katie Tippel restera pour moi un temps très marquant de la filmographie de Verhoeven.

img1.jpg, janv. 2023 img2.jpg, janv. 2023 img4.jpg, janv. 2023 img5.jpg, janv. 2023

lundi 23 janvier 2023

À l'Ouest, rien de nouveau, de Edward Berger (2022)

a_l-ouest_rien_de_nouveau.jpg, janv. 2023
Boucherie

Cette nouvelle adaptation de À l'Ouest, rien de nouveau (90 ans après celle de Lewis Milestone) est une réponse cinglante et fort à propos au regard qu'avait porté Sam Mendes sur la Première Guerre mondiale à travers son 1917 il y a trois ans, tout en plans-séquences hors sol et en propreté déplacée. La version de Edward Berger est loin d'être irréprochable mais elle est d'une efficacité et d'une pertinence toutes autres à mes yeux, tout en explorant une piste graphique d'ampleur similaire.

Esthétiquement, on peut déjà dire que le budget (merci Netflix je suppose) permet de mettre en scène de très nombreuses séquences avec puissance, que ce soit via certains plans-séquences marquants (l'introduction par exemple, même si le schéma commence presque à devenir un cliché) ou dans l'instauration d'un climat glacé apocalyptique (très beaux éclairages opposant le froid bleuté de la neige et les sources lumineuses rougeoyantes). Les classiques sont là, neige, boue, sang, mais tout est exécuté avec précision.

Ce point de vue, allemand, est quand même infiniment plus intéressant que ce que Mendes a pu proposer il me semble. Un film sur une défaite sera en un sens toujours plus beau que celui sur une victoire, et ici la bataille est double : en cette fin de guerre, les combats font rage dans le nord-est de la France tandis que les généraux négocient l'armistice. Le film n'est pas du tout exempt de clichés, de raccourcis, de passages trop appuyés : notamment j'ai été assez déçu par les trois derniers quarts d'heure, vraiment de trop dans le registre du surplus d'horreur. Il y avait quand même de la marge pour éviter le happy end, pas la peine de sombrer dans un tel cocktail de boucherie et de stupidité guerrière pour terminer la grande parabole qui avait commencé avec l'euphorie des jeunes troupes en introduction (un peu minée par l'épisode de l'étiquette). Deux fautes de goût notables : la répétition de la séquence chez les fermiers, qui tourne mal, et la concomitance armistice / mort d'un personnage. Pas trop emballé non plus par le contraste poussif entre l'horreur viscérale des tranchées et le calme propre de l'intérieur des salons des généraux : c'est vraiment superflu, au cinéma, quoique bien relié à une vérité historique. Même constat au sujet de l'opposition Foch / Erzberger.

Cela étant dit, il y a quelque chose de fascinant dans la beauté de la mise en scène sans cesse corrélée avec l'ampleur de la boucherie, avec de très nombreux gros plans sur des horreurs sanglantes — peut-être un peu trop de plans fixes insistant sur certains cadavres, mais c'est selon les goûts. La peur qui gonfle dans les rangs allemands est rendue avec beaucoup d'intensité, et je pense qu'on se rappellera pendant longtemps de l'arrivée des chars français sur le champ de bataille, ainsi que des lance-flammes et les avions. Glaçant. Au même titre que toutes les scènes de bataille ceci dit, très bien mises en scène. J'ai en outre étonnamment apprécié l'utilisation très anachronique de la musique, qu'on croirait parfois sortie des mains de Hans Zimmer pour un film de science-fiction : très surprenant.

img1.jpg, janv. 2023 img2.jpg, janv. 2023 img3.jpg, janv. 2023 img4.jpg, janv. 2023 img5.jpg, janv. 2023 img6.jpg, janv. 2023

vendredi 20 janvier 2023

Contes cruels du Bushido, de Tadashi Imai (1963)

contes_cruels_du_bushido.jpg, déc. 2022
Seppuku d'hier et d'aujourd'hui

Le thème du film de Tadashi Imai est très proche de celui de Masaki Kobayashi, le sublime Harakiri (aka Seppuku) : montrer le versant négatif du code d'honneur du bushido, en marge de toutes les formes de célébrations classiquement mises en avant. Sans surprise Contes cruels du Bushido n'atteint pas à mon sens son niveau d'excellence mais c'est malgré tout une incursion très intéressante dans le genre, en dépit d'une forme légèrement artificielle dans sa structure : à l'époque contemporaine, suite à la tentative de suicide de sa femme, un homme tombe sur des archives familiales et se remémore les atrocités endurées par ses ancêtres samouraïs depuis le XVIIe siècle au nom de leur fameux code d'honneur.

C'est donc une œuvre qui adopte la structure du film à sketches sans vraiment en être un, en parcourant l'histoire de la famille sur sept générations depuis le début du shogunat Tokugawa jusqu'au début des années 1960. L'idée très ambitieuse, presque farfelue, est de trouver un dénominateur commun à toutes ces époques en illustrant les décisions extrêmes que les membres de la famille ont dû prendre, les situations dans lesquelles ils se sont retrouvés parce qu'ils ont suivi des codes de dévotion et de loyauté envers (selon l'époque) un seigneur, un pays, une entreprise. Ils le paient de la vie d'un proche ou de la leur, et il faudra une prise de conscience aigüe, électrique, de la part du protagoniste pour tenter de se sortir de cette ornière.

Très originale façon de parcourir la vie de ses ancêtres en tous cas, en sillonnant l'histoire à travers diverses formes de violence, à l'époque féodale ou contemporaine, entre noblesse militaire et conglomérat économique. Quelques passages impliquant un seppuku sont particulièrement marquants, mis en scène avec une sécheresse acérée et au creux d'une photographie très efficace. Contes cruels du Bushido confectionne à ce titre une charge virulente contre une partie de l'héritage national, tenu pour origine (au moins partielle) des aliénations de l'ère moderne. Dans la mise en perspective de cette persistance morbide, ce respect d'un code cruel montré comme absurde, hier envers les nobles et aujourd'hui envers l'industrie en passant par les obligations par temps de guerre, le film démontre une acuité extrêmement saillante.

img1.png, déc. 2022img2.png, déc. 2022 img3.png, déc. 2022

jeudi 19 janvier 2023

Sans filtre, de Ruben Östlund (2022)

sans_filtre.jpg, déc. 2022
"Never argue with an idiot, they'll only bring you down to their level and beat you with experience."

Je trouve le cheminement de Ruben Östlund assez cohérent au cours des 15 dernières années, et fidèle à un style qu'il maîtrise bien. Le procédé est souvent le même, et peut agacer pour plein de raisons : il prend le format de la fable morale pour gratter à des endroits souvent douloureux. La dose de cynisme et de misanthropie peut varier, le schéma de démonstration peut lasser de par sa répétitivité au fil des films, la dimension grotesque volontaire peut exaspérer, mais malgré toutes ces potentielles réserves au sujet d'une recette qui pourrait paraître "facile", à titre personnel la direction dans laquelle Östlund mitraille et la manière avec laquelle il le fait me paraissent particulièrement pertinentes, et chose non-négligeables, drôles. Et puis des satires "faciles" de ce genre, je serai prêt à en regarder plus régulièrement, pour être tout à fait sincère.

Triangle of Sadness n'est pas exempt de lourdeurs, et ce sont les séquences correspondant à l'introduction (l'addition au resto) et au dernier segment (survival sur une île déserte) qui m'ont le plus rebuté, indépendamment du caractère très pertinent du fond. La première parce qu'elle est lourde,  maladroite et assez insistante, la seconde parce qu'elle est vraiment superflue et enfonce un coin fendeur sur lequel on avait déjà martelé à grands coups de merlin pendant deux heures.

Donc, après le petit monde de l'art contemporain dans son précédent film, c'est au tour de la mode et des influenceurs de prendre pour leur grade. Tout n'est que prétexte pour déverser un torrent de boue, mais pour une fois, la gratuité et le grotesque de la caricature m'ont paru extrêmement efficaces. J'ai autant rigolé lors de la scène du repas (et son crescendo vomitif accompagné d'oscillations du bateau en plein tangage) qu'en imaginant le public cannois devant un tel spectacle. La formule est vraiment éventée, on enchaîne les formes de violences, d'humiliations et de soumissions en tous genres avec une régularité métronomique, mais je n'y peut rien, j'ai savouré. Même Woody Harrelson en capitaine marxiste affrontant un industriel russe capitaliste ayant fait fortune avec du fumier au travers d'une joute verbale impliquant des citations de Ronald Reagan, Thatcher, Edward Abbey, Mark Twain, Karl Marx et Lénine m'a fait mourir de rire. "Growth for the sake of growth is the ideology of a cancer cell — That's Edward Abbey" ou "Never argue with an idiot, they'll only bring you down to their level and beat you with experience. Mark Twain" ou "Do you know how to tell a communist? It's someone who reads Marx and Lenin. And do you know how to tell an anti-communist? It's someone who understands Marx and Lenin — It's Ronald Reagan" ou encore "The last capitalist we hang will be the one who sold us the rope. Karl Marx". Complètement débile, mais tellement drôle. Même la tension qui s'impose dans le dernier tiers, avec des jeux multiples dans la mise en scène autour de la façon par laquelle une forme de violence sauvage pourrait surgir, m'a paru très convaincante.

Les fils sont gros, impossible de le nier. Le coup du couple de vieux britanniques et de leur fortune faite avec "des engins de précision" qui finissent explosés par ces mêmes engins, à savoir des grenades, sont sans doute l'archétype du procédé. Bourrin, mais efficace. Je suppose que tout découle de l'adhésion et de l'immersion, ou non, dans le délire et dans l'ambiance du yacht. Clairement le film n'est pas d'une modestie sans faille, il aurait pu écarter beaucoup de choses y compris dans la satire pure, mais impossible pour moi de nier que presque tout m'a fait marrer — même la remise à zéro des compteurs sur l'île façon Marivaux, avec inversion des rapports dominants / dominés, n'est pas complètement stérile. De voir le monde contemporain souillé de la sorte, en filant des pains dans toutes les directions (la misanthropie est surtout condensée dans le discours sur la réversibilité du mal tout à fait naturelle, qui verrait les dominations s'inverser à la moindre occasion, ce qui me paraît pertinent, par opposition avec l'angélisme d'une vision contraire), rappelle qu'on n'a pas si souvent l'occasion de s'y confronter dans le cadre de ce cinéma.

Je vois dans Sans filtre une étrange hybridation entre Haneke, Allen et Tati, avec une option de grande farce qui échantillonne soigneusement ses sujets et ses attaques. La gestion de l'équilibre entre rire et malaise, même si elle n'est ni nouvelle ni fine, demeure efficace dans son refus de la réconciliation. Ce n'est pas un film poli, c'est un euphémisme si on repense à quelques scènes — la vieille qui chavire de gauche à droite en essayant de vomir aux chiottes, bon sang. Bien sûr qu'on n'a pas attendu Östlund pour comprendre que les sociétés occidentales sont profondément inégalitaires, que richesse et amoralité ne sont pas antagonistes, et que la cupidité semble primer sur la solidarité dans nombre de situations. Mais son côté provocateur pour décrire le monde de l'argent roi carbure à un humour qui me parle beaucoup, et qui va au-delà de la caricature qu'il reprend de film en film, au-delà de la répétition, en poussant toujours plus loin les curseurs de la vacherie. Personnellement je trouve que c'est un miroir intéressant et fertile de la violence que l'on peut observer au quotidien.

img1.jpg, déc. 2022 img2.jpg, déc. 2022 img3.jpg, déc. 2022

mercredi 18 janvier 2023

Eaux troubles, de Tadashi Imai (1953)

eaux_troubles.jpg, déc. 2022
Destins de femmes

Eaux troubles, parfois appelé Destins de femmes, est un film composé de trois segments qui prennent la forme de trois portraits de femmes sous l'ère Meiji, à la fin du XIXe siècle au Japon. Le film à sketches est plutôt à la mode dans les années 50, un peu partout dans le monde (États-Unis, France et Japon du moins), et la structure est très souvent bancale, au mieux, et disgracieuse au pire, avec à mon sens le sentiment fréquent que les parties qui le composent sont assemblées de manière artificielle. Ce n'est pas du tout le cas de celui-ci dont la structure est travaillée afin de produire un effet particulier : la durée va crescendo, 20 minutes, 40 minutes, puis 60 minutes, et l'intensité est à l'avenant, avec un premier segment proche du muet et arborant une lenteur singulière, tout en retenue, un second plus dynamique et un dernier particulièrement animé, bruyant, et aux conséquences les plus tragiques.

Ma préférence va clairement au tout premier, le plus simple, épuré et beau. Il développe une poésie du désespoir amoureux et de la solitude très pudique, tout en non-dits délicats. On aborde de manière franche la condition féminine à travers un mariage arrangé et une femme au bord du gouffre, mais aussi la rencontre fortuite avec une ancienne connaissance, à la faveur d'un trajet en pousse-pousse, avec une très belle scène de nuit dans une ruelle sombre et au clair de lune.

La seconde partie est à la fois plus classique est plus attendue dans la formulation d'un suspense peu consistant, comme une variation de Cendrillon. La situation de la servante maltraitée par ses employeurs et sollicitée par sa famille pour de l'argent, la précipitant face à un dilemme quelque peu artificiel, n'est pas d'une éloquence folle.

Le troisième et plus important segment ressemble à un film de Mizoguchi avec la vie dans un bordel et le destin d'une prostituée partagée essentiellement entre deux clients, l'un régulier, peu aimable, et cherchant à fuir sa famille, l'autre nouvellement rencontré et beaucoup plus attentionné à son égard. C'est celui qui dispose du plus de temps pour construire des personnages complexes. On file tout droit vers un final tragique au plus haut point, après avoir erré à travers les différents salons de l'établissement et observé les batifolages des différentes parties.

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