jeudi 14 septembre 2023

Pas un de moins (一个都不能少, Yi ge dou bu neng shao), de Zhang Yimou (1999)

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Mingzhi, 13 ans, institutrice remplaçante

L'intention première d'un film comme Pas un de moins, qui appartient à la période sobre de Zhang Yimou (c'est-à-dire sorti avant les années 2000), est de raconter la vie dans un petit village chinois isolé, Shuiquan, situé dans la province Hebei. L'histoire est celle de Wei Minzhi, 13 ans, chargée de remplacer un professeur d'école primaire devant s'absenter pour un mois : on comprend qu'elle est choisie à défaut d'avoir trouvé quelqu'un de plus âgé et parce qu'elle est sans doute la plus compétente pour encadrer cette classe d'enfants qui n'ont que quelques années de moins qu'elle. Les conditions sont drastiques si ce n'est spartiates, le sol est en terre battue, l'unique salle de l'école jouxte la petite pièce servant de bureau et de chambre à Minzhi ainsi qu'à quelques élèves, et on en est même à rationner les craies comme une matière rare. Il y avait 40 élèves il y a quelque temps, et il n'y en a plus que 28 : la mission confiée à la toute jeune institutrice, c'est de maintenir cet effectif durant son remplacement.

Toute la beauté d'un tel film tient non pas, à mes yeux, aux grandes lignes directrices qui structurent la narration (opposition entre ville et campagne, recherche d'un enfant parti de l'école à cause de l'extrême pauvreté de sa famille) mais bien davantage au fait que la majorité des acteurs sont non-professionnels, et bien dirigés dans des rôles qui sont les leurs dans la réalité. Il s'en dégage une sincérité très émouvante, quand les conditions sont réunies, qui plus est dans une configuration aussi modeste et bien réelle. Il y a bien ce petit côté feel-good movie, avec un grand message d'espoir et des cartons finaux probablement imposés par la censure, mais disons que le charme de la jeune prof MingZhi et de l'enfant des rues Zhang Huike compensent cela plus que correctement.

C'est donc en dépit des messages gouvernementaux et d'une fin digne d'un happy end hollywoodien que Zhang Yimou parvient à décrire d'une part le quotidien d'un village rural très pauvre et d'autre part la confrontation de cet univers avec la jungle urbaine, lorsque Mingzhi doit partir chercher Huike dans l'immensité de la ville. L'écart est immense, comme si un siècle séparait les deux environnements, et on ressent l'influence de cinéastes comme Abbas Kiarostami à de multiples niveaux : le regard sur l'enfance, le style poético-documentaire pour capter la ruralité, et cette frontière brouillée entre réalité et fiction.

img1.jpg, août 2023 img2.jpg, août 2023 img3.jpg, août 2023 img4.jpg, août 2023 img5.jpg, août 2023

mercredi 13 septembre 2023

L'Épée de Kamui (カムイの剣, Kamui no Ken), de Rintarō (1985)

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Fresque épique à travers les continents, entre chanbara psychédélique et vengeance obstinée

À mon échelle de connaisseur timoré et amateur modéré du cinéma d'animation japonais, L'Epée de Kamui parvient à sa faufiler assez facilement entre les grands maîtres vénérés et les émanations plus baroques pour trouver une place confortable. C'est long et ambitieux, avec un petit côté pot-pourri constituant ce qui rebute le plus fortement : il faut dire que Rintarô nous embarque dans une fresque épique et historique qui entend embrasser une partie de l'histoire du XIXe siècle japonais — la période du bafuku, transition entre le Japon féodal des Tokugawa et le Japon moderne plus ouvert sur l'extérieur, avec toutes les guerres imaginables — avec en prime un mélange presque infini des genres, chanbara, western, ninjas, chasse au trésor, et comme si cela ne suffisait pas, on croise également la route de Geronimo et Mark Twain.

Un film rempli à ras bord, mais ce n'est pas tout : Rintarô n'est pas du genre à se laisser aller à une mise en scène convenue et homogène, non, et pendant plus de deux heures il enchaîne les points de vue diversifiés et la recherche d'un renouveau perpétuel dans les graphismes. On oscille entre des moments psychédéliques et des instants dramatiques, des instantanés de violence et une quête sans fin de vérité teintée de vengeance. Il y a manifestement une sensation d'excès qui m'empêche d'adhérer plus avant à l'orgie visuelle et narrative, avec en prime de nombreux passages un peu trop tirés par les cheveux sur le plan de l'écriture — au hasard, le plan du grand méchant moine bouddhiste qui forme son propre ennemi qu'il manipule à devenir un sabreur surpuissant.

Mais Rintarô s'avère extrêmement généreux par ailleurs, à travers des décors aussi foisonnants que les actions, avec des hordes de ninjas assoiffés de sang ou espions redoutables, et des scènes d'affrontement pas avares en tranchage de corps. L'Épée de Kamui ne laisse jamais le rythme faiblir, et cela peut relever du marathon épuisant tant il file à une vitesse folle du début à la fin. De l'île de Hokkaido au Nevada en passant par le Kamtchatka et pour finalement atterrir sur l'île de Santa Catalina, Rintarô envoie tout valser dans un tourbillon d'images impressionnant.

img1.jpg, août 2023 img2.jpg, août 2023 img3.jpg, août 2023 img4.jpg, août 2023

mardi 12 septembre 2023

Short Eyes, de Robert M. Young (1977)

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"Someday, I'm gonna be walking down the streets, minding my own business, and - BAM! - I'm gonna be shot by some pig who's gonna swear that it was a mistake. I accept that as a part of my destiny."

On pourrait résumer Short Eyes à une formulation extrêmement laconique : dans une prison de New York débarque un homme accusé de pédophilie. Robert M. Young, co-producteur du très beau Nothing But a Man, prend le temps de décrire l'atmosphère carcérale avant de lancer cet élément perturbateur dans l'arène : très vite on voit comment l'espace est segmenté, entre les noirs, les porto-ricains (dans les rangs desquels Luis Guzmán, pas encore célèbre, fait de la figuration) et les blancs — minorité malmenée dans ce microcosme, comme un renversement des valeurs qui règnent à l'extérieur. Tous mangent aux tables qui sont devenues des repères claniques, les bastons sont monnaie courante, et des coups bas se profilent régulièrement : bref, on est dans un film de prison cradingue assez classique jusque-là.

Et puis débarque Davis, cet homme blanc, dont un maton prendra un peu plus tard le malin (et sadique) plaisir de révéler les raisons de l'emprisonnement (préventif, en attente d'un jugement, c'est une précision importante). La sanction tombe à voix haute dans la salle commune remplie de prisonniers : child molester. C'est là que les ennuis sérieux commencent pour le gars encore en tenue correcte de cadre propre sur lui, à mesure que l'étiquette de "short eyes" embrase la prison — un terme d'argot de prison qui viendrait d'une mauvaise interprétation du terme "short heist", autrement dit un pédophile.

L'enfer qu'il vivra contraste avec une séquence-clé dans laquelle il échange avec un condamné porto-ricain nommé Juan, face à un dilemme, et où il se confesse dangereusement — c'est très glauque. On comprend à ce moment-là le principal intérêt du film qui place au cœur de ses enjeux un réseau dense de rapports conflictuels dans un espace on ne peut plus confiné. Le gars est une raclure, mais il est probablement innocent dans cette affaire en cours et on voit assez vite que des détenus vont se montrer plus violents que les gens qui vont incessamment sous peu libérer Davis. La dynamique sociale qui structure les groupes de prisonniers est intéressante, entre une chanson interprétée par Curtis Mayfield (également acteur figurant dans le film) et une course de cafards, partagée entre haine, rage, dégoût, confusion et compassion.

img1.jpg, août 2023 img2.jpg, août 2023 img3.jpg, août 2023 img4.jpg, août 2023

lundi 11 septembre 2023

La Résidence (La Residencia), de Narciso Ibáñez Serrador (1969)

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Amarillo, ou le giallo espagnol

Très surprenante découverte que ce film d'épouvante situé dans un internat pour jeunes filles, à l'atmosphère étrange puis inquiétante, qui se transforme petit en petit coupe-gorge pour filer tout droit vers sa conclusion au sommet de l'horreur... Et non, il ne s'agit pas de Suspiria, il ne s'agit pas même d'un giallo italien mais d'un thriller espagnol (avec une actrice allemande au casting, Lilli Palmer) dépourvu de fantastique réalisé à la fin des années 60, près d'une décennie avant le grand classique de Dario Argento. Autant dire qu'il est presque impossible de ne pas établir des passerelles entre les deux œuvres tout au long du visionnage.

Avec le recul le scénario autant que la progression de la dramaturgie sont littéralement transparents : une fois la scène d'exposition posée et les principaux personnages établis, on voit quasiment tous les fils narratifs apparents. On voit très bien les relations malsaines par-ci et les fausses pistes montrées outrageusement par-là. Il n'empêche que La Residencia développe sa toile horrifique dans un cadre saisissant, au sein de ce pensionnat gorgé de couloirs, de portes fermées à clés, de murs en pierre, et de passages labyrinthiques. C'est sans doute plus dû au hasard mais plusieurs aspects évoquent le Carrie de Brian De Palma et la scène des douches en introduction pourrait même être une évocation directe de celle présente ici.

On peut apprécier en outre la pondération dans la présentation de la relation entre la directrice et son fils, dangereusement incestueuse, qui ne s'interdit pas pour autant quelques séquences hautement symboliques et mises en scènes plutôt adroitement — surtout pour une réalisation qui remonte à 1969. Il se dégage une atmosphère de frustration intense au sein du groupe de jeunes filles (la scène où une fille parvient à s'accorder un moment de plaisir dans la grange tandis que toutes les autres sont "prisonnières" en classe est redoutable), qui se mélange à la tension horrifique sourde et grandissante dans cet environnement oppressant. Les jalousies et les humiliations trouvent dans ce cadre presque gothique un terreau de choix pour s'exprimer tragiquement.

img1.jpg, août 2023 img2.jpg, août 2023 img3.jpg, août 2023 img4.jpg, août 2023

dimanche 10 septembre 2023

From Her to Eternity, de Nick Cave & the Bad Seeds (1984)

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Premier contact avec Nick Cave (et oui, et oui...), dans sa formation avec les "Bad Seeds" qui fait suite à The Birthday Party quelques années auparavant. Dans la structure de l'album en version la plus récente, je trouve très étrange l'insertion des deux morceaux In The Ghetto et The Moon Is In The Gutter entre les anciennes faces A et B : ils appartiennent comme à un autre univers, rien à voir avec l'ambiance lugubre et inquiétante des 6 autres pistes. J'ai beaucoup aimé le rythme lent, tranquille, qui distille une angoisse diffuse avec son piano sobre, ses bruits périphériques et ses percussions claires. Il y a une agressivité latente qui va très bien avec le côté gothique et punk, et qui confère à l'album une vraie singularité, à défaut de rendre l'écoute facile. Très joli titre d'album au passage, de here à her.

Suivront d'autres très bons albums où il affirmera un style différent et plus personnel, comme Tender Prey et Let Love In.

Extrait de l'album : Cabin Fever!.

À écouter également : From Her to Eternity et Avalanche.

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Aparté au sujet de Tender Prey : C'est sans doute le premier album que j'écoute (je ne connaissais pas bien Nick Cave il y a encore 2 mois, on ne peut pas dire que j'ai atteint la maturité à son égard) et qui me plaît autant sur le fond et sur la forme. Pas aussi intéressant dans la déconstruction sonore et dans l'agressivité que From Her to Eternity mais avec une symbiose délicieuse entre les différents éléments : le gothique, le Dark Cabaret, les textes de Nick Cave, l'enveloppe Post-Punk que vient complémenter un piano presque dérangeant... Le texte de The Mercy Seat est excellent, le baroque de Up Jumped The Devil est excellent, l'ambiance sur Mercy est hyper prenante. Dommage qu'il y ait parfois des bizarreries qui font sortir de cette atmosphère, comme Deanna à laquelle je n'accroche pas du tout. Mais même les morceaux un peu cabaret que je n'aime pas en temps normal passent étonnamment bien ici — Slowly Goes The Night ou Watching Alice par exemple.

Aparté au sujet de Let Love In : Il y a des morceaux qui cassent complètement le rythme entraînant du Post-Punk / Gothic Rock si appréciable... L'enchaînement initial du très beau Do You Love Me? avec la ballade soporifique Nobody's Baby Now en est la plus vive illustration. Il se rattrape quand même sur le reste, mais cette dimension de Dark Cabaret, constitutive du style de Nick Cave, me plaît toujours aussi peu. Pour le reste je suis plus client des envolées brutales à la Loverman que des expérimentations baroques bizarres à la Jangling Jack (ce chant...). Il m'aura fallu des dizaines d'écoutes pour parvenir à l'apprécier, ce disque. Première fois que je vois une lointaine parenté avec Tom Waits, en termes d'ambiance, de voix, de thèmes, de style.

vendredi 08 septembre 2023

L'enfer est pour les héros (Hell is for Heroes), de Don Siegel (1962)

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"You're a private, you don't give orders, you take them!"

Le début des années 60 sonne l'heure pour Don Siegel de reprendre ce que le cinéma américain à petit budget a pu produire dans les années 50 sur le terrain de la Seconde Guerre mondiale vue de la perspective états-unienne et de le faire légèrement évoluer, dans une direction un peu moins conventionnelle et patriotique. Le cadre précis de Hell is for Heroes, situé en 1944, avec un groupe de GIs dans les Ardennes sur la ligne Siegfried qui se heurte à la résistance d'un blockhaus allemand, évoque par capillarité un chapelet de films du même genre. J'ai vécu l'enfer de Corée (The Steel Helmet, 1951) de Samuel FullerCôte 465 (Men in War, 1957) de Anthony Mann, Attack! (1956) de Robert Aldrich figurent parmi ceux-ci, avec grosso modo les mêmes contraintes budgétaires et les mêmes qualités de série B.

On est donc très loin du grand spectacle et des batailles spectaculaires, ainsi que du défilé interminable de célébrités comme dans Le Jour le plus long sorti la même année. Ici c'est manifestement le quotidien d'un groupe de soldats — les officiers sont quasiment absents — qui occupe le cœur des enjeux, d'abord à l'arrière dans une zone d'attente entre deux affectations, puis au front, sur une position qui se révèlera très dangereuse. L'argument principal du film porte sur le comportement de Steve McQueen, barbu et assez réticent aux ordres de la hiérarchie, un ancien commandant déclassé suite à une faute alcoolisée qui se retrouve au rang le plus bas à patauger dans la boue aux côtés de ses camarades (parmi lesquels on reconnaît entre autres James Coburn).

McQueen est à la fois conforme à son image classique de discret et taiseux, avec son magnétisme habituel et sa désinvolture un peu convenue, et en même temps agrémenté d'une composante glaciale de machine à tuer qui n'attend qu'une chose, buter des méchants (nazis en l'occurrence). Don Siegel insiste un peu lourdement sur sa désobéissance, qui lui vaudra des menaces de cour martiale, mais qui sera également à l'origine d'un geste sacrificiel héroïque comme le genre nous en gratifie régulièrement. Malgré tous les défauts inhérents à la modestie du projet, avec les stéréotypes, le balisage de la narration et les oppositions attendues entre humour léger et horreur de guerre, il avance avec une concision et une sobriété souvent appréciables. Quelques séquences rehaussent l'ensemble, comme les trucs trouvés pour faire croire à l'ennemi que le petit groupe est plus conséquent (trafiquer une jeep pour en faire un tank, disposer des casiers à munitions et les remuer pour attirer l'attention des mitrailleuses) ou quelques moments de tension (la traversée d'un champ de mine de nuit).

img1.jpg, août 2023 img2.jpg, août 2023 img3.jpg, août 2023 img4.jpg, août 2023

jeudi 07 septembre 2023

Master Gardener, de Paul Schrader (2023)

master_gardener.jpg, août 2023
" Gardening is a belief in the future. A belief that things will happen according to plan. That change will come in its due time."

Il y avait Ethan Hawke en pasteur doutant de sa foi dans First Reformed (2017), il y avait Oscar Isaac en tortionnaire devenu joueur de poker dans The Card Counter (2021), et Master Gardener ajoute donc à cette série un nouvel élément, conforme aux thématiques, avec Joel Edgerton dans le rôle d'un ancien tueur facho et nouveau horticulteur pour le compte d'une riche employeuse interprétée par Sigourney Weaver.

S'il est assez clair que Paul Schrader semble commencer à se répéter dans les motifs et les thématiques sur ses derniers films (voire sur l'ensemble de sa filmographie, mais c'est quelque chose qu'on pourrait relier à ses lubies d'auteur), il est tout aussi clair que ce bégaiement sera toujours plus agréable que ce qu'il a pu produire juste avant, avec une série de films incroyablement indigents — les derniers mettaient en scène Nicolas Cage dans des purges comme Dying of the Light, qu'on ne saurait trop conseiller d'éviter.

Encore une fois donc, on brasse des sujets usés jusqu'à la corde comme la faute passée qui maintient une plaie ouverte, la culpabilité pesante, le rachat impossible... Tout ce qui tourne autour de la rédemption délicate et qui a toujours inondé le cinéma, pas uniquement celui des scénarios de Schrader qui laissent clairement apparaître cette obsession. Il y a très peu de place pour l'ambiguïté dans Master Gardener, le bien et le mal évoluent sur des territoires soigneusement délimités, et le tout est empaqueté dans une ambiance dont la constitution est simple et efficace — des analogies entre la vie du protagoniste et la conception d'un jardin, une alternance de séquences de jour et de nuit, des flashbacks épars pour évoquer un passé douloureux de manière très parcellaire (et inutile), et des relations sentimentales vécues comme des contraintes. À ce titre, le rapport entre Weaver et Edgerton aurait pu être grandement étoffé, dans la relation de domination et les rapports de force qui émergent, mais il est largement abandonné au profit de la relation entre le jardinier et une apprentie pour nourrir un autre motif, peu engageant car très évident, l'ancien suprémaciste blanc et la jeune afro-américaine toxico sur les bords et engagée dans une relation toxique dont elle ne parvient à s'extraire. On n'y croit jamais à cette romance, et on finit par ne voir que Schrader récitant ses gammes, perdus dans ses archétypes trop rarement fertiles.

Mais ne serait-ce que parce qu'il est parvenu à se sortir de l'ornière des navets avec Cage des années 2010, il m'est très difficile de ne pas être satisfait (voire même rassuré) par un tel visionnage.

img1.jpg, août 2023 img2.jpg, août 2023 img3.jpg, août 2023

mercredi 06 septembre 2023

Quartier violent (暴力街, Bōryoku gai), de Hideo Gosha (1974)

quartier_violent.jpg, août 2023
Guerre des gangs et loyauté à l'épreuve des conflits

Encore une surprise chez Hideo Gosha dont je découvre la facette yakuza-eiga, prenant ses distances de manière notable avec le registre du chanbara — l'unique registre que je lui connaissais jusque-là. Le bonhomme a tourné pendant encore une vingtaine d'années après Quartier violent, donc on peut penser qu'on n'est pas au bout de nos surprises... Et dans cette direction, comment ne pas être estomaqué par le réalisateur de Le Sabre de la bête ou encore Le Sang du damné pour le registre du film noir, qui s'aventure ici sur les terres de Kinji Fukasaku ou Seijun Suzuki !

Les références me paraissent incontournables dans l'utilisation de la couleur et dans le recours à cette hystérie survoltée, même si Gosha apporte quelque chose de nouveau au-delà des liens apparents. Ne serait-ce que l'introduction, dans une boîte nommée Madrid, avec un spectacle de flamenco pour poser le cadre d'une guerre des gangs à venir dans un quartier chaud de Tokyo. Dès lors qu'un enlèvement par un gang d'une starlette protégée par un autre gang tourne mal, c'est le déclenchement des hostilités : la guerre des gangs est lancée, et le film va partir dans tous les sens, un peu en roue libre.

La couleur met en lumière le caractère approximatif de nombreux aspects, qui étaient bien dissimulés dans le noir et blanc des chanbaras, et cette approximation semble étrangement s'étendre au scénario qui n'en finit pas de lancer des malfrats contre d'autres malfrats au point qu'on finit par ne plus trop savoir qui est à l'origine de quoi. Le kidnapping tourne mal et le chaos se déverse à tous les niveaux, non sans une certaine analogie entre yakuzas et samouraïs — la notion de loyauté et de respect d'un code à géométrie variable. Tout ça n'empêche pas le film d'être un peu brouillon dans les nombreuses bastons, que ce soit au niveau de leur déclenchement autant que de leur déroulement. Dans ce vacarme je n'ai même pas reconnu Isao Natsuyagi, l'ancien Kiba.

À la violence permanente des échanges, faisant tout de même intervenir des poulaillers et des mannequins de cire, répond un érotisme plus ou moins latent (Suzuki en embuscade, ici aussi) et une manipulation d'arrivistes businessmen avant tout. Les derniers plans, un peu faciles mais avec une apparition hors du commun de Bunta Sugawara, montrent clairement le respect de Gosha pour les yakuzas à l'ancienne, avec un code d'honneur et un respect au-delà des inimitiés.

img1.jpg, août 2023 img2.jpg, août 2023 img3.jpg, août 2023

mardi 05 septembre 2023

La Tête contre les murs, de Georges Franju (1959)

la_tete_contre_les_murs.jpg, août 2023
Réflexe de l'enfermement

Jean-Pierre Mocky a beaucoup tourné en tant qu'acteur dans les années 40 et 50, et La Tête contre les murs signe la fin d'une période prolixe puisqu'il ne jouera plus que dans 6 longs-métrages après celui-ci, au cours des six décennies qui suivront. Il souhaitait réaliser cette adaptation d'un roman autobiographique d'Hervé Bazin mais jugé trop peu expérimenté à l'époque par les producteurs, il choisit Georges Franju pour le remplacer — à l'époque auteur de courts-métrages seulement, dont le très marquant Le Sang des bêtes.

Malgré toutes les bonnes intentions derrière ce projet qui entend dénoncer le mauvais traitement des maladies psychiatriques dans la vieille France, il n'en reste pas moins difficile d'apprécier la confrontation qui est faite entre deux types de prises en charge de ces patients qu'on appelait simplement "fous" à l'époque. Ces deux paradigmes sont pragmatiquement représentés par deux personnages : Pierre Brasseur le représentant de la médecine traditionnelle et autoritaire, se montrant volontiers violent avec les plus récalcitrants et parfaitement certains de ses diagnostics apposés après quelques observations succinctes, et Paul Meurisse le symbole de la psychiatrie plus moderne et libérale, respectueuse de ses patients, faisant la part belle à l'écoute et au soin. L'opposition entre les deux donne lieu à un affrontement feutré qui se révèle à de rares occasions assassin, la plupart du temps cantonnée à un échange d'arguments sans réelle interaction.

Franju (et Mocky) se montre en outre très conventionnel, rétrospectivement, dans la dénonciation de l'hypocrisie des différentes parties — famille et institution. La faute aussi à une mise en scène un peu trop rigide, un peu trop mécanique, avec ses séquences d'exposition bien sages (quand bien même elles seraient composées avec tout le talent qu'on connaît de la part du futur réalisateur des Yeux sans visages) et sa multiplication de champs / contre-champs. Jean-Pierre Mocky a quelque chose de touchant dans sa façon d'interpréter un peu naïvement le passionné et l'idéaliste, qui se fait interner par son père après avoir brûlé un dossier et piqué du fric. Ça déconnait vraiment pas...

On pense presque inévitablement aux films qui viendront sur les même thématiques, Shock Corridor de Samuel Fuller (1963) et Vol au-dessus d'un nid de coucou de Miloš Forman (1975) par exemple, ces derniers offrant des pistes de réflexion à mes yeux beaucoup plus fertiles et passionnantes. À noter qu'ici Anouk Aimée et Charles Aznavour tiennent des rôles émouvants, mais il faudra attendre encore quelque temps pour que le style de Franju s'affirme et se déploie plus harmonieusement.

img1.jpg, août 2023 img2.jpg, août 2023 img3.jpg, août 2023 img4.jpg, août 2023 img5.jpg, août 2023

lundi 04 septembre 2023

Jane Eyre, de Robert Stevenson (1943)

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"Are you always drawn to the loveless and unfriended? — When it's deserved."

Jane Eyre porte en son sein tous les aspects du classicisme hollywoodien, dans tous les sens du terme, positifs et négatifs. Dans le duo Orson Welles / Joan Fontaine, c'est très clairement le premier qui occupe le haut du podium avec son charisme déjà incroyable pour l'une de ses premières apparitions en tant qu'acteur, deux ans seulement après Citizen Kane. C'est très académique, très frontal, mais ça n'en reste pas moins efficace : la rencontre entre les deux personnages tandis qu'il galope à cheval dans les environs brumeux du manoir est mémorable, un summum de gothique dont la dimension théâtrale ne gêne en rien. Sa voix grave et forte, sa carrure imposante : tout abonde dans le sens d'un personnage massif et impressionnant. À côté de ça il y a toute la description scolaire de l'enfance triste de la protagoniste éponyme dans un pensionnat extrêmement rigide, ainsi que celle de la découverte de l'immense demeure avec ses recoins et ses mystères. C'est relativement bien fait, aucun doute là-dessus, mais disons qu'on est plein dans le schéma normé du cinéma américain des années 1940.

En réalité ce qui fait défaut au film, c'est un petit grain de folie, dans le portrait de Jane Eyre autant que de la passion amoureuse : bordel, on parle quand même d'un gars qui devait se marier avec une femme et qui la laisse tomber pour une autre qu'il aime à la folie, et d'un mariage annulé in extremis car monsieur est déjà engagé auprès d'une femme folle et violente, c'est pas rien ! Mais non, tout cela est raconté de manière très plate, très froide, très conventionnelle. Difficile de rendre passionnante, ou disons palpitante, l'énigme qui se cache derrière les portes condamnées au fin fond du manoir...

Après, l'ambiance à la lisière du fantastique est particulièrement réussie au travers de ses décors gothiques et de l'intonation très shakespearienne de Welles. Il y a aussi quelques détails amusants, comme la présence de Elizabeth Taylor dans un tout petit rôle qui marque les esprits, du haut de ses 11 ans. Robert Stevenson, pour peu qu'il puisse être crédité et lui seul à la réalisation (tonton Orson a clairement dû fourrer son nez un peu partout), n'hésite pas à verser dans certains excès, parfois presque involontairement drôles — le coup de l'arbre frappé par la foudre lorsque Jane se réfugie dans les bras de Edward Rochester, un grand moment. C'est assez dommage au final qu'un tel sentiment de bâclage entache toute la fin du film, avec tout le tissu narratif qui se déroule bien trop rapidement. Le coup de Rochester qui se marie / se sépare / retrouvailles en étant aveugle / ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants encapsulé en 5 minutes, c'est vraiment de quoi laisser un sentiment de gâchis envahir l'espace.

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