mercredi 09 août 2023

Le Retour des hirondelles, de Li Ruijun (2022)

retour_des_hirondelles.jpg, juil. 2023
Profils paysans chinois

Mon plus grand regret concernant Le Retour des hirondelles porte sur la surcouche explicative et sur-explicite qui enveloppe tout le reste, au risque de laisser un arrière-goût amer là où l'histoire de ce mariage arrangé entre deux êtres rejetés par leurs familles qui trouveront un épanouissement en milieu rural avait de beaux et sérieux arguments ne nécessitant pas un tel niveau d'insistance. Le film, long et lent, a très souvent recours à des scènes très insistantes au sujet des différentes contraintes qui pèsent sur le couple ainsi qu'à des symboles très appuyés qui ne lui font pas vraiment honneur. C'est d'autant plus dommage que Li Ruijun parvient à capter, apparemment sans trop forcer, la beauté de ces régions rurales du nord de la Chine.

L'image (graphique) de l'épi de blé qui se sèche, l'image (symbolique) du paysan méprisé seul à même de donner son sang à un citadin beaucoup mieux loti que lui... Des dispositifs de mise en scène de cet acabit, le film en est rempli, et le visionnage se révèle malheureusement moins fluide, naturel et agréable à cause de ces sursauts.

Il y a quelque chose de très simple dans la dynamique du rapport amoureux entre les deux protagonistes, tout d'abord sujets à une timidité évidente, en lien avec la méthode artificielle qui les a réunis, cédant peu à peu la place à une certaine affection — bon on est tout de même en milieu paysan donc le film insiste sur le côté un peu bourrin à ce niveau-là avec un peu trop d'emphase, mais qu'importe. La beauté du film tient également à la subsistance de leur amour, au travers de nombreuses marques d'affection (notamment au travers du rite des grains de blé appliqués sur la peau), tandis que le monde agricole environnant se désagrège — ici aussi la source de nombreuses facilités scénaristiques, sans doute en prise avec une réalité avérée, mais pas tellement fonctionnelles du point de vue cinématographique.

Le film a d'ailleurs subi la censure en Chine, puisqu'il a été retiré des circuits de diffusion fin 2022 : le message de la destruction de la ruralité, de l'exode urbain forcé, sur fond de corruption à peine voilée, est éminemment politique. La copie que j'ai pu voir est d'ailleurs sans doute entachée de censure, la dernière scène avec Ma ayant été amputée et une phrase de dialogue (alors que les personnages présents ne dialoguent pas, très étrange ou plus précisément très mal fait) ayant été rajoutée lors de la destruction finale de leur maison.

Restera malgré tout ce rythme très contemplatif, au fil des saisons extrêmement photogéniques, pour décrire ce microcosme éloigné de la toxicité de la ville et de ses compromissions. Bien sûr, ils refusent les appartements sans âme dans lesquels on les invite fortement à déménager, pour y préférer la maison en terre cuite qu'ils se sont construite. C'est dans et autour de ce lieu chaleureux que la solidarité entre les deux parias est née, en parallèle du cycle des cultures, malgré les nombreuses formes d'exploitation, en résistance à la désagrégation des communautés paysannes.

img1.jpg, juil. 2023 img2.jpg, juil. 2023 img3.jpg, juil. 2023 img4.jpg, juil. 2023 img5.jpg, juil. 2023 img6.jpg, juil. 2023

mardi 08 août 2023

Un couple, de Frederick Wiseman (2022)

couple.jpg, juil. 2023
Wiseman, hors sentier

Exercice très étonnant de la part de Frederick Wiseman, et de manière surprenante hypnotisant dans son procédé : Nathalie Boutefeu, dans le rôle de Sophia Tolstoï — unique personnage du film court — se confiant presque face caméra au sujet de son admiration et de ses craintes pour son mari, dans un décor très bucolique de Belle-île-en-Mer dans le Morbihan.

Très étonnant à plus d'un titre : à 92 ans, c'est la seconde fiction signée par Wiseman (en 2002 il y avait eu La Dernière Lettre, une histoire russe à travers une relation épistolaire, déjà), qui jouait la même année le rôle d'une gynécologue chez Rebecca Zlotowski (Les Enfants des autres). Le film dure à peine une heure, il n'y a qu'un seul personnage, et de côtes en forêts elle récite des passages de lettres que les époux s'écrivaient, entre disputes et réconciliations, toujours très intenses. Il ne faut pas attendre longtemps pour voir se dessiner les contours d'une relation de couple tumultueuse.

Hypnotisant, aussi, et ce de manière forcément plus subjective, car l'exercice de style a beau avoir recours à des procédés un peu poussifs (les plans fixes sur des coins de nature, une mare, un insecte, un rocher, finissent par se faire un peu usants), il finit par porter ses fruits au travers du martèlement des monologues de Nathalie Boutefeu. Tantôt admirative du travail de son mari, tantôt très mécontente de celui dont le manque d'investissement semble nourrir le versant dysfonctionnel du couple, on navigue sur le flot d'émotions changeantes, partagées entre la joie, la peur, et la colère. Initialement prise dans la glace d'une pudeur des sentiments, la comédienne se livre progressivement et fait se fissurer cette façade pour laisser exploser les passions diverses.

L'alternance de monologues et de plans de nature forme un contraste pas toujours très réussi, parfois un peu naïf (la lumière dans les arbres, les vagues contre la côte rocheuse), mais en tous cas à l'origine d'une atmosphère très singulière. Une ambiance au sein de laquelle émerge un témoignage pudique et délicat, parfois poignant, sur une vie de couple difficile, de la part d'une femme partagée entre une multitude de sentiments, entre épanouissement et frustration, entre indépendance et soumission. J'ai bien aimé comment les lettres partent d'un terreau aimant pour petit à petit évoluer vers une amertume qui nourrira en retour des reproches clairement formulés.

img1.jpg, juil. 2023 img2.jpg, juil. 2023

lundi 07 août 2023

Plastic China, de Jiu-liang Wang (2016)

plastic_china.jpg, juil. 2023
Le bout de la chaîne du plastique

On pourrait croire derrière le nom de Plastic China que le documentaire de Jiu-liang Wang entend embrasser un récit à l'échelle nationale, racontant la géopolitique du recyclage du plastique international sur le territoire chinois. Le cadre est en réalité à l'opposé de cette vision globale puisque toute l'histoire sera focalisée sur un micro-centre de traitement aux allures d'entreprise familiale, partagé entre le gérant et un employé, leurs femmes et leurs enfants. Mais attention, derrière ces apparences intimistes et cette organisation à taille humaine se cache en réalité un cauchemar, social, sanitaire, et écologique. Car comme l'annonce le tout premier plan du film montrant la tête d'un enfant au milieu d'un tunnel de déchets, ces deux familles (au même titre que beaucoup d'autres dans ce village) vivent littéralement au milieu d'un marécage de plastique importé des États-Unis, d'Europe, du Japon et de Corée, avec des feuillets de pétrole inondant absolument tout l'espace, virevoltant constamment d'un coin à l'autre.

Petit aparté bibliographique : Plastic China s'insère naturellement dans un corpus de documentaires sur des sujets connexes, que ce soit le traitement des déchets au Ghana dans Welcome to Sodom, les conditions de vie au sein d'un bidonville de Chongqing dans Derniers jours à Shibati, ou encore les différents niveaux de l'échelle sociale chinoise dans Ascension. Autant dire que les familles de Kun (le patron exploiteur) et Peng (l'employé alcoolique) appartient à la catégorie la plus basse qui soit sur cette échelle, et que dans une certaine mesure, avec un budget plus conséquent pour la mise en scène, leur occupation pourrait figurer dans un segment de La Mort du travailleur.

Soit donc le portrait de deux familles, évoluant dans un territoire restreint rempli d'emballages plastiques dans des états de décomposition variables, partagé entre différents postes que le documentaire ne détaillera jamais directement. On comprend vaguement les différentes étapes, la livraison des montagnes de déchets internationaux, le tri des différents types de plastiques, le passage dans une machine séparant grossièrement le papier du plastique, l'incinération d'une partie pour former une pâte visqueuse qui sera transformée en une sorte de pellets (qui seront ensuite exportés on ne sait où), et le rejet de tous les déchets de déchets dans le cours d'eau avoisinant. Mais Jiu-liang Wang s'intéresse avant tout aux humains qui errent dans cette campagne altérée et transformée en environnement hostile, et comment le plastique est devenu l'élément essentiel et omniprésent de leur vie.

En marge de la politique de l'enfant unique, une petite nuée d'enfants entre 1 et 11 ans participe au travail quotidien quand ces derniers ne s'inventent pas des jeux, comme n'importe quel enfant, mais 100% à base plastique ici. Les adultes occupent beaucoup de place dans le docu, avec leurs aspirations à la consommation qu'ils ne peuvent pas se payer et leurs rêves de pile de billets et de voitures, mais c'est manifestement les enfants qui prennent l'ascendant. Difficile de ne pas être sidéré par la beauté tragique de leurs existences. Ils découvrent l'existence des cultures mondiales à travers les emballages des déchets et les images de magazines qui arrivent chez eux en miettes. Ils se construisent des jouets avec tous les déchets qu'ils trouvent pour s'inventer un écran, un ordinateur, un clavier (quand bien même ils auraient une télévision chez eux). Et pendant tout ce temps, ils respirent les fumées toxiques de plastique qu'on crame pour se chauffer en hiver, ils mangent des poissons morts dans la rivière qu'on imagine polluée à l'extrême, ils se lavent avec de l'eau dans laquelle macèrent des tonnes de déchets divers. Bien évidemment, la scolarisation ne fait pas partie de la norme ici.

Le portrait le plus touchant et le plus élaboré est sans doute celui de Yi-Jie, 11 ans, la fille de Peng, avec son regard à la fois adulte, optimiste, et fier. Quand elle ne joue pas dans les montagnes artificielles, quand elle ne travaille pas à la chaîne du recyclage, c'est elle qui s'occupe du dernier-né (au même titre que la ribambelle de frères et sœurs) en lui donnant le biberon et en lui changeant la couche, comme un parent. Ses aspirations à rejoindre une autre partie de sa famille dans le Sichuan et à aller à l'école (on le devine) resteront probablement insatisfaites. Il sera désormais difficile de ne pas revoir ses yeux curieux en jetant un emballage plastique dans la poubelle de tri.

img1.jpg, juil. 2023 img2.jpg, juil. 2023 img3.jpg, juil. 2023

vendredi 04 août 2023

Randonnée dans les Pyrénées ariégeoises, de l'Étang de Soulcem à l'Étang Fourcat, en passant par les Étangs de la Gardelle et en redescendant par les Étangs du Picot

C'était l'année dernière, un matin de mi-Juillet 2022. On était partis de bonne heure du sud de Toulouse en direction du sud de l'Ariège, avec pour objectif de randonner et bivouaquer dans la région de Vicdessos et d'Auzat, au sud-ouest de Tarascon. On était d'accord sur un point : le départ se ferait depuis l'Étang de Soulcem. C'est ensuite que les avis divergeaient : l'un de nous voulait retourner explorer les environs des Étangs Fourcat à l'est, en souvenir d'un périple pyrénéen de l'année passée, quand l'autre voulait plutôt longer l'enfilade d'étangs appétissants sur l'ouest de la vallée. La solution était toute trouvée : on fera les deux ! On est en forme, les sacs sont légers pour seulement deux jours de bivouac : pas de problème.

Au total, on les as sentis passer, les 35 km et les 3300 mètres de D+ / D- en deux jours. C'était un peu gaillard, mais au cas où vous en douteriez, c'était sublime et le jeu en valait la chandelle. À cette période de l'année, on pouvait voir l'étendue de la sécheresse impressionnante de 2022 dans le niveau particulièrement bas de l'Étang de Soulcem, plusieurs dizaines de mètres en-dessous de son niveau basal.

Émilie et Renaud.

N'hésitez pas à cliquer sur les images pour les afficher en plein écran.


INFORMATIONS DIVERSES

Le tracé en 3D du trek avec une couleur par jour (J1 = rouge, J2 = bleu).
planv2.jpg, août 2023
Le dénivelé de la randonnée sur les deux jours.
deniv_J1.png, août 2023 deniv_J2.png, août 2023

JOUR 1
 18 km / 2300 m D+ / 1400 m D-
Étang de Soulcem → Étang de la Gardelle → Étang de Roumazet → Étang de la Soucarrane → Ori d'Estrets → entre le vrai et le faux Pic de l'Étang Fourcat → Étang de la Oussade

Le départ commence à 9h par une montée, comme souvent. Depuis le très grand et très artificiel Étang de Soulcem (1550m), on s'élève dans les hauteurs à l'ouest, sur des versants herbeux et fleuris. De petits cours d'eau sinueux filent au creux des vallons, bordés par une flore abondante en ce mois de Juillet avec notamment beaucoup d'œillets de Montpellier.
J1_002-1.jpg, août 2023 J1_003-1.jpg, août 2023 J1_001-1.jpg, août 2023

Sans trop d'effort, on atteint rapidement les différents Étangs de la Gardelle : il y en a 4 au total, situés autour de 2400m. Pas une brise, l'eau est calme. Quelques mares asséchées, quelques grenouilles tranquilles, et encore quelques névés logés sur les faces nord des montagnes.
J1_004-1.jpg, août 2023 J1_005-1.jpg, août 2023 J1_006-1.jpg, août 2023 J1_007-1.jpg, août 2023

On sillonne à travers les différents étangs, en-dessous de l'un, au-dessus de l'autre, et on se faufile jusqu'à une crête qui laisse apercevoir la suite de la marche, plein sud, avec l'Étang de Roumazet. Au loin, la chaîne de montagnes qui forment la frontière. Petite pause à l'Étang de la Soucarrane pour manger un bout, en compagnie d'un lépidoptère non-identifié mais amical.
J1_008-1.jpg, août 2023 J1_009-1.jpg, août 2023 J1_010-1.jpg, août 2023 J1_011-1.jpg, août 2023

Ça aurait pu être le point culminant de la journée, la fin de l'étape ou le début du retour au départ. Mais non, comme on est gourmands et qu'on n'a en réalité pas su choisir, on avait décidé un peu au fil de l'eau de faire deux randonnées en un jour : direction les Étangs Fourcat. Pour ce faire, il faut d'abord redescendre tout en bas dans la vallée (1850m), au fond de laquelle les vaches paissent sereinement loin des humains. De l'autre côté de la vallée, en direction de l'est, ce sont les montagnes que l'on va devoir arpenter en suivant dans l'après-midi. On est persuadés que ça en vaut le coup, heureusement, très bon carburant pour la motivation !
J1_012-1.jpg, août 2023 J1_013-1.jpg, août 2023

On aurait pu s'en douter, mais ce fut moins facile que ce qu'on avait pu penser. Forcément, en se rajoutant un gros millier de mètres de dénivelé positif après en avoir monté et descendu autant, on le sent passer. Mais on est seuls au monde sur ce sentier peu fréquenté, et c'est magnifique. Après quelques heures de montée, on atteint un plateau qui aurait pu faire office de bivouac idyllique, mais on continue pour atteindre la crête-frontière avec Andorre, et on évolue dans un terrain assez hostile, pentu et rocailleux, pour atteindre le col situé entre le Pic de l'Étang Fourcat (2859m) et le Faux Pic de l'Étang Fourcat (2820m) — je n'invente rien, c'est vraiment son nom. De là, la vue est sidérante, l'enfilade de pics encore ensoleillés au sud, et les Étangs de la Oussade et Fourcat au nord, déjà dans l'ombre. Il faut dire qu'il est déjà 20h40 et il nous reste une petite heure de marche avant de planter la tente au bord du premier des deux étangs.
J1_014-1.jpg, août 2023 J1_015-1.jpg, août 2023


JOUR 2
15 km / 1000 m D+ / 1900 m D-
Étang de la Oussade → Étang Fourcat → Étang de la Goueille → Étangs du Picot → Étang de Soulcem

Sans surprise, après une telle journée, on s'est endormis comme des masses. C'est au petit matin qu'on découvre vraiment les lieux, qu'on est capables d'ouvrir les yeux sur ce qui nous entoure sans penser à boire, manger ou dormir. On est bien.
J2_001-1.jpg, août 2023

On quitte l'Étang de la Oussade (2500m) pour longer l'Étang Fourcat (2400m), l'observer sous toutes ses coutures, et pousser jusqu'à celui de la Goueille niché à la même altitude à seulement quelques centaines de mètres de là.
J2_002-1.jpg, août 2023 J2_003-1.jpg, août 2023 J2_004-1.jpg, août 2023

C'est déjà l'heure de faire demi-tour, repasser devant l'Étang Fourcat et son très beau refuge — on était passés par-là en 2020 avec Loup, pour la partie ariégeoise de notre traversée des Pyrénées : lien vers le billet. En haut de sa falaise jaunie par la végétation, surplombant le Petit Étang Fourcat, il s'impose.
J2_005-1.jpg, août 2023 J2_006-1.jpg, août 2023

C'est l'heure de la dernière montée, dans des pierriers un peu en-dessous du sommet du Picot (2707m). Et de la dernière descente, longue, interminable même : pendant 1000 mètres de dénivelé négatif, on passe successivement par les 4 Étangs du Picot, tous reliés et alimentés par le même ruisseau qui finira sa course dans le Vicdessos. C'est fabuleux sur les photos, avec une vue dégagée au nord en direction d'Auzat et de la barre rocheuse dominée par la Pique Rouge de Bassiès (2676m), mais on le redit : cette descente est in-ter-mi-nable. On n'est pas déçus quand, enfin, Soulcem est en vue.
J2_007-1.jpg, août 2023 J2_008-1.jpg, août 2023

Femmes en cage, de John Cromwell (1950)

femmes_en_cage.jpg, juil. 2023
"And they call us the weaker sex."

Derrière cette traduction française de titre pouvant évoquer une série B érotique de Jesús Franco se cache en réalité un étonnant film noir carcéral. On n'est certes pas éloigné de la série B au sens où tout le film évolue dans un espace assez exigu, témoignant de probables restrictions budgétaires, mais Caged constitue malgré tout un excellent exemple de ces bonnes idées bien menées de bout en bout, avec de nombreuses cases intéressantes cochées dans la limite du cadre imposé. C'est quand même notable : on est en 1950, en pleine censure Hays, et John Cromwell parvient à faire émerger cette histoire presque intégralement féminine qui peut se lire comme une charge contre l'institution de la prison états-unienne. Le message est clair : sans politique de suivi des détenu(e)s, sans préservation des bonnes conditions de détention, la plus belle et innocente âme pourra se transformer en un bloc de ressentiment et un forçat endurci à sa sortie.

C'est avant tout un cinéma d'actrices à mes yeux, au-delà du propos sur l'univers carcéral, et entre la jeune femme envoyée en prison pour complicité de vol à main armée (elle attendait tranquillement dans la voiture et son mari a été tué), la matonne cruelle, la directrice grande gueule, et toutes les compagnonnes de cellule, la galerie de personnages n’est pas loin d'être exceptionnelle. Comment ne pas être sidéré par la présence imposante de Hope Emerson dans le rôle de la brute, du haut de ses 1,88 mètres pour une centaine de kilos (une femme qui n'a jamais été mariée et qui n'a jamais eu d'enfant, chose rare au début du XXe siècle) ? Eleanor Parker est quant à elle très convaincante dans le rôle principal, quand bien même la transition entre l'oisillon tombé du nid et la criminelle endurcie se ferait un peu abruptement, tout comme Agnes Moorehead dans les habits de la directrice intègre et respectueuse derrière son caractère très opiniâtre. Beaucoup de seconds rôles sont marquants, avec des actrices au physique si particulier comme par exemple une vieille femme emprisonnée à vie pour meurtres, interprétée par Gertrude Hoffmann, dont le visage et la gestuelle ne peuvent laisser indifférent.

Les mécanismes narratifs ne sont pas très élaborés, et il y a tout de même un côté assez programmatique dans le fait que chaque personne suit sagement son fil conducteur en empruntant un sentier balisé. Le sadisme et les brimades d'une gardienne de prison conduit sans surprise au durcissement ou à l'abrutissement des plus têtues des détenues. La jeune innocente, qui finira tondue, conduite presque mécaniquement à la délinquance en étant au contact de l'injustice et de la maltraitance. Mais cela n'empêche pas le surgissement d'éléments originaux et surprenants, comme la violence du sort de l'héroïne (elle ne reverra jamais son enfant après être devenue veuve au moment d'être emprisonnée) ou de la femme bourreau (un coup de fourchette dont on se souviendra). Globalement l'institution est décrite comme perforée de part en part par des manifestations diverses de corruption, avec quelques bonnes âmes qui essaient de maintenir le bateau à flot sans espoir : à une femme demandant quoi faire du dossier d'une détenue tout juste libérée, on lui rétorque le plus froidement du monde "Keep it active. She'll be back."

img1.jpg, juil. 2023 img2.jpg, juil. 2023 img3.jpg, juil. 2023

jeudi 03 août 2023

Le Quarante et unième, de Grigori Tchoukhraï (1956)

quarante_et_unieme.jpg, juil. 2023 quarante_et_uniemeB.jpg, juil. 2023
La rouge et le blanc, en couleurs

Il y a très peu de surprise, du point de vue du schéma narratif, pour qui a déjà vu la première adaptation de la nouvelle de Boris Lavrenev en 1927 par Yakov Protazanov. Même si ce remake de Grigori Tchoukhraï fut réalisé quelques années après la mort de Staline, toutes les composantes qui unissent les bolchéviques et les tsaristes (et qui de ce fait éloignent le film des idéaux propagandistes traditionnels) étaient déjà présentes dans les années 20 du côté de la littérature et du cinéma soviétiques. Tout juste peut-on éventuellement observer que les affrontements entre les deux camps au sein de la guerre civile russe sont moins prononcés ici, en 1956, puisque le film démarre avec une troupe de soldats de l'armée rouge errant dans le désert de Karakorum, une introduction présentée comme une mission de reconnaissance et non comme une fuite suite à un combat perdu.

L'histoire reste inchangée : une seule femme appartient au groupe, elle est tireuse d'élite et cumule quarante morts du côté adverse, et au cours du dernier assaut un prisonnier est capturé. Un lieutenant de la garde blanche d'une importance toute particulière puisqu'il était censé convoyer des informations secrètes. Le blanc et la rouge se retrouveront, au terme d'un périple à travers le désert puis d'un naufrage au large de la mer d'Aral, isolés sur une île paradisiaque.

La grande évolution se situe en revanche du côté de la mise en scène, puisqu'on abandonne le muet en noir et blanc pour voir défiler des images d'une beauté frappante, en tons pastel typiques du procédé Sovcolor (un brevet soviétique fut déposé en 1946). Le rendu confère au récit une dimension totalement surréaliste, en altérant certaines couleurs et en exacerbant certaines autres, avec des pigments ressortant de manière très vives (le rouge, au hasard). Il en résulte une esthétique somptueuse qui met en valeur les différents éléments, le sable du désert, le bleu du ciel, de la mer et des yeux du prisonnier, ou encore les teintes rougeoyantes d'un feu de camp. L'occasion également pour le chef opérateur de Mikhaïl Kalatozov, Sergueï Ouroussevski, de s'adonner à de nombreux plans d'une rare beauté, avec des surimpressions renversantes (le visage de l'héroïne par-dessus lequel s'imprime des flammes et des étoiles, comme un hommage au cinéma muet) et des compositions qui brûlent la rétine autant qu'elles installent une ambiance unique, presque lunaire.

Le récit n'est sans doute pas à la hauteur de celui de l'autre film célèbre de Grigori Tchoukhraï, le magnifique La Ballade du soldat : si la naïveté de l'ensemble peut être accepté dans le cadre d'un mélodrame romantique, il y a tout de même quelques segments manquants dans la continuité psychologique qui font naître quelque chose d'étrange dans l'évolution des rapports entre les deux ennemis, avec quelques facilités d'écriture (comme le coup de fusil final) qui ne sont plus aussi facilement acceptables que dans l'écrin du muet. Mais bon sang, ne serait-ce que pour cette vision du paradis perdu dans la dernière partie du film, dans cette enveloppe graphique irréelle, Le Quarante et unième version 1956 est un somptueux coup d'éclat.

img1.jpg, juil. 2023 img2.jpg, juil. 2023 img3.jpg, juil. 2023 img4.jpg, juil. 2023 img5.jpg, juil. 2023 img6.jpg, juil. 2023 img7.jpg, juil. 2023

mercredi 02 août 2023

Triple Assassinat dans le Suffolk, de Peter Greenaway (1988)

triple_assassinat_dans_le_suffolk.jpg, juil. 2023
"Punish those who have caused great unhappiness by their selfish actions."

Peter Greenaway a vraiment un style bien à lui, à la fois très affirmé et tout en retenue, passant autant par des partis pris esthétiques que par certains aspects d'écriture et une narration légèrement décalée. On retrouve dans Drowning by Numbers de nombreuses particularités déjà présentes dans Meurtre dans un jardin anglais, à savoir un côté franchement inclassable, une introduction troublante donnant assez vite le ton, un humour noir tranchant, et des singularités franches dans les compositions graphiques du film. Les dialogues sont en outre le support de nombreuses particularités, que ce soit dans la satire cinglante ou l'humour noir, et contribuent grandement au charme du film pour peu qu'on y soit sensible. Cela peut se faire au détour de remarques sarcastiques très brèves ("Do all fat men have little penises?" dira une femme avec nonchalance en regardant le corps d'un homme), souvent grivoise, ou de développements plus amples, à l'instar de ce garçon expliquant les raisons de son jeu macabre : "The object of this game is to dare to fall with a noose around your neck from a place sufficiently high enough off the ground, such that the fall will hang you. The object of the game is to punish those who have caused great unhappiness by their selfish actions. This is the best game of all, because the winner is also the loser, and the judge's decision is always final."

À l'origine de l'intrigue, trois fois rien : il y a trois femmes portant le même nom, Cissie Colpitts (n°1 n°2 n°3 respectivement), et trois insatisfactions dans leur couple pour diverses raisons, les conjoints faisant preuve d'infidélité ou de désintérêt pour le sexe. Trois femmes issues de la même famille, lancées dans une comédie noire où le meurtre libère. Initialement, la grand-mère saisit une opportunité en noyant son mari dans une baignoire, tandis qu'il manifeste un manque évident de décence en compagnie d'une prostituée : ce sera le début d'une sorte de rituel de la noyade perpétué de mère en fille et petite-fille, selon un triptyque baignoire / mer / piscine. Un des carburants de la comédie : chacune des trois femmes séduit malicieusement le médecin légiste afin qu'il les innocente par son verdict. "Could you get it up three times in an afternoon, Madgett?"

L'exercice peut paraître un peu vain sur la base de ces observations, mais tout le film semble comme enveloppé d'un voile surréaliste agréable. Greenaway (et son chef op Sacha Vierny) s'amuse à composer de nombreux plans comme des hommages à la peinture, au travers de natures mortes ou d'évocation de tableaux de Brueghel, et il en résulte une atmosphère légèrement ésotérique souvent savoureuse — souvent car il y a quand même un petit côté jusqu'au-boutiste dans les traits d'esprit qui peut virer au matraquage intellectuel, quand bien même la finalité serait systématiquement ludique. Le jeu des nombres de 1 à 100 disséminés dans les deux heures, par exemple, n'est pas d'un intérêt transcendant à mes yeux, mais d'autres "jeux" dispose d'un potentiel comique assez noir, comme "Sheep and Tides" impliquant des moutons attachés au bord de l'eau à marée montante, ou encore ce jeu du linceul particulièrement prophétique. De manière assez surprenante, l'ensemble s'apparente à un capharnaüm baroque orné de répliques à la lisière du burlesque du même meurtre.

img1.jpg, juil. 2023 img2.jpg, juil. 2023 img3.jpg, juil. 2023 img4.jpg, juil. 2023 img5.jpg, juil. 2023

lundi 31 juillet 2023

Les Complexés, de Dino Risi, Franco Rossi et Luigi Filippo D'Amico (1965)

complexes.jpg, juil. 2023
Trio loufoque et absurde de maladroits

Ce film à sketches de l'âge d'or du cinéma italien met autant en avant trois réalisateurs, Dino Risi, Franco Rossi et Luigi Filippo D'Amico, que trois acteurs, Nino Manfredi, Ugo Tognazzi et Alberto Sordi, chacun occupant un rôle on ne peut plus central au sein de chaque segment. Même si les développements sont sensiblement différents, les idées derrière chaque sketch reposent sur la même chose : un travers, un défaut, un non-dit qui enflera et fera évoluer la situation vers un absurde toujours plus grand, avec naturellement de potentiels quiproquos sur le chemin.

Des trois épisodes, c'est le dernier qui m'a paru le plus efficace et le plus drôle, même si c'est le premier qui contient la signification la plus profonde. Le cabotinage total de Alberto Sordi dans le rôle d'un prétendant au poste de présentateur télé ayant une dentition assez disgracieuse (et donc éliminatoire, en théorie), est autant le carburant de la comédie que sa principale limitation. Quoi qu'il en soit Sordi excelle dans "Dents longues", dans le rôle de cet homme qui se contrefout de son image et qui exhibe un répondant hors du commun, profitant du fait que le jury censé l'éliminer d'entrée de jeu n'ose pas lui dire en face qu'il ne peut pas être retenu. Quelques moments d'une grande et délicieuse loufoquerie.

Le second, "Le Complexe de l'esclave nubienne", est assez peu passionnant. Ugo Tognazzi en prof un peu puritain bouleversé lorsqu'il apprend que sa femme a joué un petit rôle dans un péplum où on la voit nue et que le film va bientôt sortir, très peu pour moi. Pas emballé par la paranoïa grandissante qui se dessine rapidement, dans un segment où l'arrière-plan semble quasiment inexistant.

C'est le premier qui s'inscrit sans doute le mieux dans la veine du cinéma italien explorant la misère sentimentale de l'homme moyen, avec ce timide employé de bureau qui a toutes les peines du monde à avouer son amour à sa collègue dans "Une journée décisive". Tout le sketch repose sur une alternance entre des actes et des pensées, l'écart entre les deux étant on s'en doute souvent abyssal. Le principal ressort comique tient aux maladresses et à la lâcheté du protagoniste, qui reste malgré tout plutôt aimable et ce d'autant plus qu'on sent que la femme de ses rêves n'est pas insensible aux avances. Seul petit bémol, les attentes de la femme, lorsqu'elle confronte les deux hommes, ne paraissent pas totalement claires et explicites.

img1.jpg, juil. 2023 img2.jpg, juil. 2023 img3.jpg, juil. 2023

dimanche 30 juillet 2023

Revenge, de Tadashi Imai (1964)

revenge.jpg, juil. 2023
Conte cruel du Bushido

Toutes les raisons des réticences devant Hana de Hirokazu Kore-eda se trouvent confortées, hasard des visionnages, quelques jours plus tard avec Revenge de Tadashi Imai. Les moyens ne semblent pas faramineux pour ce chanbara produit par la Tōei et pourtant, il suffit de quelques dispositions pour le rendre infiniment plus agréable. La photographie soignée qui épouse la pellicule noir et blanc et confère à de nombreuses séquences une ambiance très classieuse, le recours avec parcimonie aux décors de studio qui s'intègrent sans trop de dommages au reste, et une thématique pertinente en lien avec la critique des codes du samouraï — en ce sens, dans le prolongement direct de son précédent film Contes cruels du Bushido.

Pourtant Adauchi n'a rien d'irréprochable, à commencer par sa première demi-heure qui peut relever de l'épreuve pour peu qu'on n'y accorde pas une attention sans faille. Comme souvent dans les productions japonaises des années 60 dans ce registre, une profusion intense de personnages envahit l'espace et les dialogues denses, partagés entre les samouraïs de rue et les supérieurs hiérarchiques ou politiques qui à l'occasion étalent leur arrogance sans état d'âme. Il faut bien s'accrocher pour suivre les relations de cause à effet, pour bien relier les points entre les différentes familles, les différents clans, et les inimitiés qui peuvent les relier. Et pour envelopper le tout, une narration très fluide alterne entre temps présent et passé au moyen de flashbacks qui ne s'annoncent pas de manière nette, ce qui d'un côté confère à l'ensemble une homogénéité de l'action très appréciable mais de l'autre peut rendre la compréhension délicate — les zones de flottement ne sont pas rares, dans lesquelles on hésite quant à la temporalité, malgré les variations de costume et de barbe.

Les rouages sont pourtant relativement simples : un samouraï de rang inférieur tue en duel non-officiel un membre éminent d'un autre clan qui l'avait provoqué et humilié en critiquant la qualité de ses armes mal entretenues. Exilé sous prétexte de folie, il finira par devenir un véritable psychopathe lancé malgré lui dans un second duel, officiel cette fois-ci, organisé pour laver l'affront du clan importuné. Ce dernier affrontement se révélera être une gigantesque mascarade déloyale, mis en place uniquement dans le but d'assassiner le mécréant et réécrire l'histoire pour qu'elle soit conforme à la figure des puissants et du Bushido qu'ils promeuvent — vidé de son sens.

C'est un film original, en tant que chanbara, au sens où au total on ne comptera que trois séquences de baston faisant intervenir les katanas, dont une en hors-champ qui ne se manifestera que par un corps mort et lacéré. Tadashi Imai privilégie manifestement l'atmosphère, pesante à souhait, bercée régulièrement par ces percussions caractéristiques du genre, à base de bruits boisés, qui accompagnent très bien les différentes tonalités du récit, tantôt calme et orientée vers la discussion, tantôt lourde et sujette à une grande pression. Avec sa composante politique qui détaille la part d'hypocrisie structurant une organisation sociétale féodale et le portrait plutôt original et peu académique du protagoniste régulièrement pris de panique lorsqu'il se sent menacé, loin des canons du genre glorifiant des samouraïs valeureux et constamment dans la maîtrise d'eux-mêmes, Revenge parvient à susciter un intérêt assez inattendu.

img1.jpg, juil. 2023 img2.jpg, juil. 2023 img3.jpg, juil. 2023 img4.jpg, juil. 2023

samedi 29 juillet 2023

La Vie d'une petite culotte et de celles qui la fabriquent, de Stéfanne Prijot (2019)

vie_d-une_petite_culotte.jpg, juil. 2023
Portraits de femmes

Derrière ce titre de téléfilm érotique (si l'on omet le sous-titre, "et de celles qui la fabriquent", donnant quand même une idée plus précise de ce qu'on vient y trouver) se cache en réalité un documentaire réalisé par la fille de la gérante d'une boutique de vêtements en Belgique. Un film qui a été produit dans des conditions vraisemblablement très modestes, et dont l'étendue des moyens se reflète quelque peu dans l'ampleur du geste. Stéfanne Prijot est partie d'un constat assez simple en réalité, en regardant un sous-vêtement féminin vendu par sa mère et en se posant une question : d'où vient ce petit bout de tissu ?

La forme un peu déséquilibrée de La vie d'une petite culotte peut être rebutant en ce sens qu'elle épouse deux trajectoires qui ne se complètent pas toujours très harmonieusement, d'un côté la chronique familiale avec la mère, la fille, la petite-fille, la boutique, et les images banales que ce cadre peut offrir, et de l'autre côté la chronique sociale à caractère géopolitique en faisant le tour du monde pour remonter à travers les différentes filières textiles.

Mais à mon sens le docu dispose d'un très gros point fort malgré tout, celui de relier le destin de plusieurs femmes à travers le monde, avec des occupations bien distinctes mais toute connectées en dépit des milliers de kilomètres qui les séparent. Le portrait pluriel qui en découle, sur la féminité et sur les conditions de travail en Asie du Sud-Est et au Moyen-Orient, au travers de 5 étapes-clés de la chaîne de production, conserve une grande beauté. Et constitue en ce sens un contrepoint très appréciable au versant fictionnel proposé par Made in Bangladesh de Rubaiyat Hossain sorti la même année.

On rencontre ainsi successivement Yulduz, une agricultrice en Ouzbékistan en charge de la gestion de champs de coton dont la liberté d'expression et d'exercice de son métier semble grandement réduite ; Janaki, en Inde, une jeune fille fileuse contrainte de quitter l'école pour travailler à l'usine (alimentant à ce titre le réseau du sumangali) ; Mythili, une Indienne travaillant dans une usine de teinturerie qui génère beaucoup de problèmes sanitaires (avec une incidence sur la fertilité des ouvrières), et c’est là que les images terribles et hypnotisantes de Machines, de Rahul Jain, ressurgissent ; Risma, une activiste qui se bat pour le droit des femmes en Indonésie ; et Pascale, la mère de la réalisatrice dans sa petite boutique belge qui a cessé de vendre des vêtement fabriqués localement, faute de moyens.

Ce fil narratif reliant les cinq femmes de pays en pays, le long d'une chaîne de production textile mondialisée, est non seulement très réussi dans son pouvoir évocateur, mais aussi dans la matérialisation du travail sous-jacent — et de ses conditions, qu'il est confortable de nier ou d'oublier.

img1.jpg, juil. 2023 img2.jpg, juil. 2023 img3.jpg, juil. 2023 img4.jpg, juil. 2023

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